J’ai 35 ans. L’heure est aux vacances. Elles sont rares et d’autant plus attendues. Je suis infirmière, cadre de santé dans un Ehpad et, après une année d’adaptation à ce nouveau poste, je me sens à ma place, épanouie. Mon mari, lui, est entrepreneur, et en ce début du mois d’août 2018 nous profitons d’être seuls, rien que nous deux. Nos enfants de 11 et 6 ans sont en vacances chez mes beaux-parents. Il fait beau. Une météo en phase avec mon état d’esprit. Tout roule.
Une simple douche va pourtant changer la donne. Une douche et la découverte fortuite d’une petite boule au sein gauche. Pas de quoi s’angoisser pour autant. Psychoter, très peu pour moi ! Mon mari m’invite à consulter au plus vite mon médecin, qui me reçoit dès le lendemain. Trois jours plus tard, le 7 août, mammographie, échographie. La radiologue se veut rassurante. « Pas d’affolement, on va faire une biopsie par pure sécurité ! » J’ai confiance et j’attends donc, sereine, les résultats. Le 14 août, je me prends un mur lorsque je l’entends dire : « il s’agit d’un cancer ». Un cancer ? Mais, alors, ma famille, mes enfants, mon boulot ? Penser aux autres d’abord, c’est un peu mon travers, et « m’oublier », la routine. Non, je ne peux pas être malade ! Mais la réalité me rattrape à la vitesse des échéances qui tombent en rafale : biopsie, tumorectomie, chimiothérapie, radiothérapie. Toutes ces étapes, je les ai apprises pendant mes études. À présent, je les vis. Et tout va si vite ! J’ai un cancer… Alors que je me sens encore tellement soignante, je vois bien que, désormais, je ne suis plus maître de la situation.
Me voilà confrontée à mon identité perdue
Le pronostic n’est pas catastrophique. Pas de ganglions atteints, pas de métastases. Le 20 septembre, on me pose mon PAC (port à cath), et quelques jours après c’est la première chimio. Ce n’est pas rien, je le sais. Je sais où ce goutte-à-goutte, et tout ce qui va suivre, va me mener : à l’arrêt, une année. Durant ces longs mois, mes jours ne seront plus rythmés que par les traitements. « Malade », je sais maintenant ce que cela signifie. N’être plus soumise qu’à une mécanique implacable lancée à l’assaut du cancer, qui vous place sous dépendance, vous colle au sol et vous vide de vos forces. « Patiente », je le deviens, et je le suis de toutes les manières : résignée dans l’attente interminable d’un rendez-vous, angoissée à l’approche du résultat d’un examen, à l’affût d’une parole bienveillante qu’on souhaiterait plus prompte. De ma place, je vois avec une acuité nouvelle ce que le soignant, pris dans sa tâche, sous-estime parfois dans les plaintes de ceux qu’il soigne : la douleur, la fatigue, le découragement, la mésestime de soi… Quand je regarde celles qui hier encore étaient des collègues, et qui aujourd’hui me soignent, c’est à mon identité perdue que je me confronte. J’anticipe leurs gestes et leurs pensées. J’aimerais tant reprendre ma place. Quelquefois, l’infirmière anesthésiée en moi se réveille. J’ai souvent argumenté auprès des médecins en faveur des patients, à présent je tente de le faire pour moi auprès de mon oncologue.
Le 2 octobre 2019, j’arrive au bout du protocole thérapeutique. Je vais pouvoir « reprendre le cours de ma vie », me dit-on. À ce moment-là, je me sens vidée et vulnérable. Toujours à l’arrêt, je suis dans un entre-deux, ni malade ni soignante. Et maintenant ? Je ressens la nécessité de me recentrer, de m’occuper de moi. Je décide de partir m’aérer à Chamonix, une semaine avec l’association À chacun son Everest. Moi qui habite pourtant à la montagne, je redécouvre alors les bienfaits de l’activité physique en pleine nature : marcher, respirer, s’émerveiller de cette beauté tous les jours renouvelée. Profiter. C’est ça que je n’arrivais pas à faire avant. C’est ça que je dois cultiver maintenant !
Aujourd’hui, je me sens bien. Professionnellement, après être passée de « l’autre côté », j’envisage le soin différemment. Quand une des résidentes de l’Ehpad reçoit un diagnostic de cancer, je suis là, à côté du médecin. Présente, concernée. Je connais la violence d’une telle annonce, alors souvent je reformule, en essayant d’éviter les maladresses. Mon attention à l’autre, à sa douleur, tant morale que physique, quel que soit son âge, s’est affinée. Je reconnais cette douleur, je l’ai éprouvée. Je sais aussi que, parfois, on se dit que la vie ne vaut rien. Mais, comme le chante si joliment Alain Souchon, rien ne vaut la vie !
Illustration : Faunesque