Je m’appelle papillomavirus, joli nom pour un serial killer. Comparé à certains collègues qui sont clairement hyperactifs, moi je n’attaque que de temps en temps. Je ménage mes forces. Mais quand je m’active, je suis agressif et véloce. Discrétion est mon maître mot, efficacité mon deuxième. Humble aussi parce que je suis conscient que je ne suis pas au top 10 des cancers tueurs mais tout de même, ma place est honorable au sein de la hiérarchie.
Une cible idéale
Pour mieux me connaître, je vais vous relater l’histoire d’une de mes victimes, comme toujours, choisie au hasard. Nous l’appellerons YT. Pas de bol pour elle, la roue de l’infortune s’est arrêtée sur sa case à 47 ans. Donc, je me suis installé chez elle : au départ j’étais un peu dubitatif concernant notre cohabitation mais elle a su me convaincre de rester. Ont joué en sa faveur : son hygiène de vie moyenne (un peu trop d’excès à certaines périodes de son existence – même si j’ai vu bien pire), une appétence certaine pour les grasses matinées à rallonge et surtout des parties intimes déjà abîmées, fragilisées par des pratiques médicales approximatives qui dégagèrent un terrain immunodéprimé propice à mon expansion.
Sans oublier, cerise sur le gâteau, un caractère angoissé et nerveux comme je les aime, ainsi qu’une vie bien remplie. J’adore ce genre de corps, terreau fécond pour me développer en silence et grignoter mon hôte dans la bonne humeur. Cependant, le 11 juin 2020, mon squat de luxe a été découvert. Moi qui nourrissais des projets gargantuesques, c’est râpé. Enfin pour le moment…
Du col de l’utérus au canal anal
Mais revenons à l’époque de l’âge d’or, avant la révélation de mon existence. Pendant toutes ces années, une décennie peut-être, je ne me souviens plus (la mémoire n’est pas mon fort), j’ai hiberné sagement dans son ventre dodu, douces muqueuses aux rebords douillets. Au bout d’un moment, l’ennui a pointé le bout de son nez et au gré d’une fine aspérité, j’entrepris d’escalader le col. Sautillant comme un enfant à Noël, je franchis un grand gouffre et atteignis le sommet. Comme j’aime briller par mon originalité, j’ai pris mes quartiers non pas sur le col de l’utérus mais sur le canal anal.
Je suis logé dans une hacienda très confortable. Chaque jour de nombreux habitants me rendent visite. Nous échangeons des nouvelles de l’Intérieur avant leur départ vers le grand inconnu. Toutes sortes de rumeurs circulent sur cet au-delà, sur l’Extérieur. Si, par malheur, on passe la barrière de corail, il se dit qu’on est bringuebalé dans une succession de tonneaux au long d’un tunnel blanc, drainé par des vagues incessantes et gigantesques, pour aboutir épuisé et agonisant dans une vasque, et une mer d’acides, océan grisâtre qui vous pulvérise. Une fin peu enviable… Mythe ou réalité ? N’ayant guère envie d’aller vérifier par moi-même, j’ai préféré profiter de ma nouvelle location au bord de l’Extérieur. Mon côté couard et casanier…
Mon nom se décline en « eur » : tumeur, terreur…
Voilà au moins 2 ans que j’ai emménagé et mon garde-manger est bien rempli. J’avoue que ces derniers temps, j’ai fait preuve d’une gourmandise pécheresse. J’ai grandi, j’ai grossi, et maintenant faute de place dans ma cabane, j’ai dû commencer l’ascension nord-ouest.
J’ai rencontré messieurs les Ganglions Inguinaux, qui m’ont d’abord refusé leur table. A force d’insistance, et surtout grâce à la persuasion de mon glaive, ils ont finalement capitulé. Pas complètement encore. Dans cette bataille, je n’ai gagné que 4 forteresses. Mais, déjà les premiers signes de fatigue annoncent la fin de la résistance.
Et oui en 2 ans j’ai eu le temps de prospérer, d’investir. J’avais vraiment envie d’une villégiature. Alors, suivant les conseils de mon agent immobilier, j’ai posé mes valises sur l’organe filtrant par excellence, le foie. Je n’ai pas beaucoup de mérite : c’est la première parcelle que j’ai trouvée dans mon odyssée sanguine. Le sol était sain, fertile. Seulement voilà, en ce mois de juin 2020, mon existence et mon dessein ont été découverts. YT et ses mandarins hospitaliers ont dressé une stratégie médicale qui pourrait bien avoir ma peau.
Mon avantage, c’est que j’ai enraciné la peur dans son corps et dans son âme. L’effroi ne la quitte plus. Il est son ombre, son aura, sa jumelle, mon reflet… Son être tout entier est accaparé par moi. Mon nom se décline en « -eur » : tumeur, terreur.
Maintenant, elle se renseigne sur ma personnalité, mes préférences, mon passé et ma longévité. Les blouses blanches dévoilent leur plan d’attaque : chimiothérapie radiothérapie chirurgie… Il y en a pour tous les corps de métier !
Alors YT la poète troque son champ lexical. Son univers littéraire bascule au fil des suffixes en « -ogue » : oncologue radiologue ; en « -ion » : opération extravasation rémission crémation ; en « –ine » : morphine, héparine, pénicilline, hémoglobine, Flamazine ; en « –ie » : anémie, neutropénie, tachycardie…
Maman que vais-je devenir ?!
Mais moi j’ai besoin d’elle pour survivre, pour étendre mon territoire. Car oui, j’ai des penchants d’empereur : le tsar c’est moi ! La star c’est moi ! J’aime coloniser. Envahir, c’est l’accomplissement de toute ma vie. Les conquêtes de mes fidèles soldats me galvanisent. Je les observe depuis mon port d’attache, l’œil ravi du travail bien fait.
J’ai besoin de la nuit pour agir car je suis discret, invisible, muet. Ces caractéristiques sont la clé de mon succès.
Mais maintenant que notre partie de cache-cache a pris fin, j’en viens à douter de ma propre survie. YT rassemble ses troupes et ses armes nucléaires pour faire tomber une à une mes citadelles. Plus de résidence principale, plus de résidence secondaire. Maman que vais-je devenir ?
Gare, le combat ne fait que commencer. Pendant de longs mois ou même de longues années, nous lutterons elle et moi dans un corps à corps éperdu jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ses atouts ? Sa jeunesse, sa persévérance, sa volonté, sa détermination, ses projets d’avenir, sa famille, son élan vital. Les miens ? Ma malignité sans faille, ma perversion, ma sournoiserie, mon armée, ma complicité avec la faucheuse.
Ses faiblesses ? Sa peur. Elle m’alimente, elle joue en ma faveur.
La partie n’est pas terminée
Je réfléchis à tous les obstacles que je pourrais mettre sur son chemin : des chambres implantables qui ne fonctionnent pas, boucher des cathéters, provoquer des moments d’aplasie, des brûlures au troisième degré, des thromboses, de la sténose, de la fibrose, des hématomes, la perte des cheveux, des cils et des sourcils. Sans oublier que, épaulé par ma grande amie Lancou et sa faucille effilée toujours prête à raser de près, j’ai le don de laminer le moral dans la durée ! Que du pain béni ! Et pendant que YT et sa cohorte de spécialistes ont détruit mes 6 nids ouatés, j’en ai fait 10 autres dans les 2 poumons.
Je me suis bien amusé à brouiller les pistes et à les disperser un peu partout. Elle qui se croyait sortie d’affaires, elle qui préparait déjà sa métamorphose de l’âme, elle qui se jurait d’éloigner le stress inutile, elle qui se promettait de prioriser, de relativiser, de se régaler des petits bonheurs simples. Elle qui criait déjà sur le toit du monde, sur le toit des Alpes « je suis sauvée ! », et ben non.
Je suis tenace, pugnace, coriace, tordu comme la chienlit.
Certes, 6 mois de chimiothérapie tous les 15 jours m’ont bien affaibli. Mais la partie n’est pas terminée, il me reste encore 3 embryons, rendus chétifs et moribonds mais présents. Réussiront-ils à me les dégommer, à les dézinguer, à les nécroser, à les étouffer ?
Que le meilleur gagne !
INFO +
Intitulé Moi, papillomavirus chroniques fantaisistes d’un tueur d’anus, le récit de Garlon Dreneuc est disponible sur la plateforme de publications numériques Calaméo : https://fr.calameo.com/read/006759419ec4aa306cdb4
Garlon Dreneuc