Le karaté commence dans les vestiaires. Enfiler le kimono blanc provoque une sorte de « reset », on se déleste de tout ce qui nous habille d’ordinaire, et on oublie tout ce qui nous habite, les tracas et les obligations. Les différences disparaissent, et l’on se fond alors dans un collectif tout en se reconnectant à soi. Dans les vestiaires, on laisse aussi ses chaussures, car sur le tatami la règle est d’évoluer pieds nus. C’est donc les « mains vides » (traduction du mot japonais karaté) et les orteils à l’air qu’une petite dizaine d’habitués, des hommes et des femmes, âgés de 24 ans à 78 ans, se retrouvent en ce mercredi 15 juin 2022, à 17 heures, comme chaque semaine, au gymnase Alice-Milliat, en plein cœur de Lyon. Les sourires semblent dire « tout va bien ». En réalité, tous les participants sont là pour des raisons de santé. Certains sont diabétiques, d’autres en traitement ou rémission d’un cancer, d’autres encore souffrent de maladies cardiaques, respiratoires, neurologiques, de troubles locomoteurs, etc. Une jeune femme fait exception en affichant une très belle forme… elle est enceinte. « Avant de prendre quelqu’un dans le cours, nous avons toujours un temps d’échange ensemble, explique Emmeline. Nous allons à la découverte de ses besoins, de ses envies, de ses capacités. Pour une même maladie, certains seront à des stades différents, avec des grades et des traitements différents… Nous nous adaptons à leurs singularités. »
« On travaille à la fois les membres inférieurs et supérieurs. » Emmeline
Une approche ludique
Nous, c’est elle et Félicien Kondo. Le maître et son ancienne élève, qui a brillé au plus au niveau en équipe de France, opèrent ensemble lors de ces cours de karaté santé qu’ils ont commencés en 2021, au sein de leur club, le No Kachi. « J’ai eu envie et besoin de rendre à ce sport ce qu’il m’avait apporté », explique la jeune maman de 38 ans, dont le CV révèle un diplôme universitaire en sport et cancer et un nombre impressionnant de formations axées sur l’accompagnement des publics fragiles ou atteints de pathologies lourdes et/ou chroniques. « Allez, tout le monde en place, c’est l’heure de commencer! » lance-t-elle. Effet immédiat : les papotages et les rires cessent.
Face aux deux coachs, les karatékas forment maintenant une seule ligne de kimonos. Dans le silence, la séance commence par un salut. Puis, sur une musique à la fois tranquille et entraînante, les corps se mettent petit à petit en mouvement. De la tête aux pieds. « On reste sur une faible intensité, explique la coach. Il faut être capable de parler en faisant les mouvements demandés. » Une fois cet échauffement accompli, tout le monde se retrouve au sol pour des exercices de renforcement musculaire ou des étirements. Emmeline Mottet explique: « Contrairement à un cours de karaté classique, fondé sur les progrès et la performance, l’objectif du karaté santé est d’atteindre un mieux-être physique et psychologique. On travaille à la fois les membres inférieurs et les supérieurs. En cas de limitations fonctionnelles, il existe des variantes pour chaque mouvement.» Exercices d’aérobie, de renforcement musculaire, travail d’équilibre, de coordination, d’assouplissement, ici tout se fait de manière ludique, sans que l’on ait l’impression de faire une séance de sport. « On travaille aussi beaucoup sur la respiration et la gestion des émotions. Le karaté, c’est un tout, une immersion dans son corps à l’instant présent. »
PLUS FUN, LE BODY KARATÉ : Mise en avant par la FFK (Fédération française de karaté) au début des années 2000, cette variante se pratique en musique. Il s’agit de suivre une chorégraphie combinant des gestes inspirés du karaté avec des mouvements de renforcement musculaire et de stretching. Objectif : s’amuser tout en travaillant sa mobilité et son cardio.
Sincérité, courage et confiance en soi
Le cours se poursuit maintenant avec un travail de groupe. D’un côté, les plus avancés ; de l’autre, les derniers venus. Sous forme de petits ateliers et de jeux, l’heure est à la répétition des mouvements, à commencer par les katas. Ces enchaînements techniques et comme chorégraphiés sont répétés encore et encore afin d’être parfaitement exécutés. Excellent pour améliorer sa mémoire ! « Il y a beaucoup de choses à apprendre. On apprend même le japonais, qui fait partie intégrante de la culture de notre sport. C’est très riche », sourit Emmeline.
« La concentration est aussi essentielle », souligne de son côté Sandrine Barbarin. Pour cette Iséroise qui entraîne au karaté club de Cras (38), ce sport s’est avéré un formidable allié lorsqu’elle menait son combat contre un cancer. « Il m’a aidée à me recentrer et à reprendre confiance en moi. Quand on arrive sur un tatami, rien ne doit transparaître, on est dans la maîtrise de ses émotions autant que de son corps. On entre dans une bulle, plus rien d’autre n’existe. »
« Sur le tatami, on est dans la maîtrise tant de son corps que de ses émotions. » Sandrine
La justesse, la finesse, la précision et la beauté du geste sont les maîtres mots de cet art martial, qui repose sur des valeurs cardinales, comme la détermination, le respect, la sincérité ou le courage. Sport de combat certes, il se pratique aussi sans contact ni adversaire, à vide. Ce qui permet de réveiller chez les pratiquants une saine agressivité. « Le karaté m’a sauvée, résume Sandrine. J’ai continué à pratiquer malgré la maladie et à l’enseigner sans dire à personne ce que je traversais. J’avais besoin de me défouler, de taper, mais sans faire mal. Si c’était physiquement difficile de réaliser tout ce que je faisais avant, j’ai continué à me fixer des objectifs de compétition. Cela m’a permis de lutter contre la fatigue, de retrouver mon énergie. Socialement, cela a aussi été très important, parce que je ne me suis jamais sentie seule. »
Sur le tatami, à Lyon, la séance touche presque à sa fin. Le groupe d’Emmeline en termine avec les katas au son des « Kaiai ! » – ces cris qui défoulent –, tandis que dans une ambiance mi-sérieuse, mi-joyeuse, les élèves de Félicien exécutent leurs derniers mouvements d’attaque et d’esquive. Positions des pieds, des bras, des mains, du regard, tout compte ! Avant le retour au vestiaire, les karatékas se rassemblent pour le cérémonial des saluts, un premier aux élèves, un deuxième pour leurs entraîneurs, et un dernier salut pour Gichin Funakoshi, l’homme qui a élaboré et codifié le karaté moderne, dont la photo trône en bonne place dans le dojo. Il est maintenant temps de retrouver ses vêtements, ses chaussures et son quotidien, jusqu’au mercredi suivant. Mais, en attendant, tout paraît tellement plus léger !
Texte et photos Méryll Boulangeat
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 23, p.132)