Trois heures du matin, près d’Apatou, commune française de 8 000 âmes sise au bord du fleuve Maroni, département de Guyane. À 300 km de Cayenne, et 7 000 de Paris. Au cœur de la forêt amazonienne.
Nous sommes en janvier, et le thermomètre annonce déjà 25°C. Environ 80 % d’humidité. De la jungle encore plongée dans la nuit jaillissent des cris, trilles, pépiements. Ils emplissent la maison de Madéa, où Mariano et Marciano, cadets de ses sept enfants, dorment encore. La quadragénaire attend son frère. Elle ajuste sur son sein douloureux le tissu coloré de sa robe. Vérifie à nouveau l’heure. Boucle son petit sac. Aujourd’hui, Madéa va à Cayenne recevoir, comme toutes les trois semaines, sa cure d’Herceptin. Un traitement qui « se mérite ». D’abord, se rendre en pirogue jusqu’au débarcadère du village d’Apatou, puis prendre le taxi jusqu’à Cayenne. Cinq heures de trajet. Dix heures aller-retour dans la même journée. Au mieux.
Des patients « évasanés »
La route ne fait pas peur à Madéa. Pour soigner ce cancer du sein diagnostiqué à 40 ans, elle est allée bien plus loin. A quitté la Guyane en 2017. A découvert la métropole et Léon-Bérard, le centre de lutte contre le cancer de Lyon qui accueille la majorité des patients guyanais « évasanés ». Le terme évasané est un néologisme forgé à partir d’évasan, diminutif administratif d’évacuation sanitaire – une réalité qui concerne de nombreux ultramarins contraints de quitter leur département, souvent pour la métropole, afin de recevoir les soins adéquats. Des territoires d’outre-mer, la Guyane est celui dont les malades sont le plus « évasanés ». Quelque 56 % des patients atteints de cancer se font soigner hors département. Et pour cause : pas de radiothérapeute, pas d’oncologue médical à demeure, peu de chirurgie, un seul « anapath ».
Premier désert médical de France
La Guyane est le premier désert médical de France. Le frère de Madéa arrive enfin. Tous deux traversent le jardin qui descend en pente douce vers le ponton et montent sur la pirogue. L’esquif fend les eaux brunes. Il est tôt mais, déjà, le Maroni résonne du bruit des moteurs, mêlé à la musique électro que crachent les radios posées à la proue des embarcations. Nous voguons sur la ligne frontière avec le Suriname, comme en témoigne le bal incessant de pirogues pavoisées aux couleurs surinamaises (vert et rouge étoilé), remplies d’ouvriers. Le fleuve, qui irrigue cette région enserrée dans la gangue verte de la jungle (huit millions d’hectares pour le seul côté guyanais), est davantage une ligne de vie qu’une ligne de démarcation – et moins encore un obstacle. Guyanais et Surinamais (mais aussi Brésiliens, Haïtiens, Dominicains et des orpailleurs illégaux de toutes nationalités) vont et viennent facilement de part et d’autre de cette fluctuante frontière. C’est aussi une voie d’échange de produits de consommation courante (moins chers au Suriname) et de trafics en tout genre.
Pirogue et taxi…
Devant le débarcadère d’Apatou, Kiki le Taxi attend. C’est lui qui accompagne Madéa pour son rendez-vous mensuel au centre hospitalier de Cayenne. La route récemment ouverte jusqu’à Saint-Laurent raccourcit considérablement le trajet. Naguère, la pirogue mettait deux heures pour relier le chef-lieu. Un isolement à l’origine même de la communauté bushinengué d’Apatou. Jusqu’à ce qu’y soit aboli l’esclavage, en 1863, le Suriname fut l’un des pays les plus inhumains dans le traitement des captifs. C’est aussi au Suriname que « le marronnage » connut son apogée : dans le refuge de la forêt amazonienne, les esclaves passaient le fleuve et trouvaient sur la rive française la possibilité d’échapper à la répression. Désignées par le terme Bushinengués (littéralement « Nègres de la forêt »), ces communautés djuka, saramaka, matawaï, kwinty, paramaka et boni sont disséminées le long du Maroni entre Maripasoula et Apatou.
À Saint-Laurent, atteint en une quarantaine de minutes, Kiki le Taxi passe devant un hôpital flambant neuf, le Chog (centre hospitalier de l’Ouest guyanais), avant de filer sur la nationale 1, qui traverse la forêt comme une saignée rougeâtre. Une seule voie et des processions de camions. Puis, l’arrivée au ralenti au poste d’Iracoubo. Un poste-frontière au beau milieu du département ? « Cela ne sert à rien de contrôler les populations à Saint-Laurent même. Pas possible de tenir une frontière avec des centaines de kilomètres de jungle ! Comme la seule route qui va de Saint-Laurent à Kourou et Cayenne c’est la N1, le poste-frontière c’est ici ! » C’est aussi une des raisons d’un départ si matinal : il faut passer Iracoubo avant « l’heure de pointe ». Alors que Kiki tend au gendarme ses papiers, la radio claironne le jingle du journal du matin. Il est 8 heures. Il fait 30°.
Le Dr Fayette, seul cancérologue de Guyane
Huit heures du matin. À Cayenne, préfecture de la Guyane française. Le Dr Jérôme Fayette sort de son hôtel, près de la place des Palmistes. Il se protège les yeux du soleil. Hier, encore, il était à Lyon, où les températures hivernales flirtaient avec le 0°. Lyon-Cayenne. Sept mille kilomètres. Onze heures de vol. Un long chemin pour venir soigner ses patients guyanais. L’oncologue en recevra 34 dans la journée.
Au cours de la semaine qu’il passera, comme tous les mois, au centre hospitalier de Cayenne, il verra plus d’une centaine de patients.
« Ici, l’adaptation reste le maître mot »
Le Dr Fayette est le seul cancérologue de Guyane. Rien ne destinait ce spécialiste des pathologies ORL à venir exercer dans ce territoire du bout du monde. Sinon les hasards de la vie, le partenariat existant entre le centre hospitalier de Cayenne et l’Unicancer de Lyon, ainsi que « le coup de foudre pour le pays et l’exercice d’une “médecine différente” » : « Ici, l’adaptation reste le maître mot. On rencontre des maladies qu’on ne voit pas en Europe, notamment des cancers gynécologiques très précoces. En fait, les états de santé des populations sont hétérogènes : les créoles et les métros qui vivent dans les villes du littoral ont des modes de vie semblables à ceux de la métropole. C’est plus compliqué pour les Bushinengués et les Amérindiens qui sont plus éloignés géographiquement et pour qui, culturellement, la maladie n’a pas le même sens ni les mêmes implications. Il m’arrive de soigner des malades qui viennent faire leur chimio et qui, lorsque je leur annonce que la tumeur diminue, repartent aussi sec en forêt pour ne plus revenir. Alors que le traitement ne fait que commencer. Et puis les patients ne parlent pas tous le français, sans parler des malades qui doivent prendre l’avion, la pirogue ou marcher des kilomètres pour une consultation. »
Aujourd’hui, Madéa est l’une de ses patientes les plus éloignées. Le Dr Fayette prend le temps de la recevoir longuement, et l’encourage à ne pas lâcher son traitement d’Herceptin. La régularité dans les traitements est une gageure ; et la mère de famille, un modèle ! Madéa quitte le Dr Fayette pour recevoir sa cure et ensuite retrouver Kiki le Taxi. Elle devra encore supporter cinq heures de route avant de regagner son foyer.
De nombreux facteurs de risque et de (trop) jeunes malades guyanais
Le Dr Fayette, lui, rejoint le Dr Hemerson Guevarra. Souriant, jovial, le jeune médecin diplômé de la faculté de médecine de Paris termine en Guyane sa spécialisation en oncologie. Une perle rare tant il est difficile d’attirer des médecins dans le département. Le Dr Guevarra a grandi en Guyane – sa famille, péruvienne, s’y est installée lorsqu’il était enfant. Il la connaît donc parfaitement : « Les facteurs de risque sont nombreux. Les rapports précoces et la multiplicité des partenaires sexuels sont la règle. Il y a aussi la malbouffe [23 % des Guyanaises souffrent d’obésité, NDLR], et la pollution dans le bassin du Maroni, due aux exploitations aurifères en amont, ou encore les produits phytosanitaires achetés au Suriname bien moins chers, sans aucune garantie d’innocuité.
« Certains patients préfèrent aller voir le sorcier: plus simple et moins contraignant »
J’ai soigné des patients présentant des pathologies jamais vues, comme cette jeune fille de moins de 18 ans qui avait un cancer du pancréas métastatique. Elle était dans la sidération, puis le déni – et je n’ai pu lui proposer aucun suivi psychologique, parce qu’il n’y a pas d’onco-psychiatres dans le département. Elle est repartie chez elle, je ne sais pas si je la reverrai un jour. Parfois, les patients ne reviennent pas. Sans le relais des généralistes, on ne sait pas ce qu’ils deviennent. [Il y a 44 médecins généralistes pour 100 000 habitants en Guyane ; deux fois moins qu’en métropole, NDLR.] Certains préfèrent aller voir le sorcier, c’est moins loin et moins contraignant ! Et il y a les difficultés inhérentes aux communautés : les Bushinengués, par exemple, sont très pudiques, il est difficile de parler de prévention contre le HPV (papillomavirus) avec les jeunes filles, qui nous rétorquent qu’on ne doit pas parler de ça, que c’est malpoli ! » Pourtant, le cancer du col est un véritable fléau : une étude récente conclut que « le taux de prévalence de l’infection de HPV en Guyane est parmi les plus élevés du monde ».
Un seul généraliste à Maripasoula, commune aussi étendue que la moitié de l’Ile-de-France
Dans le cabinet du Dr Fayette, les patients se succèdent. Dans l’après-midi arrive Afini, en provenance directe de Maripasoula par avion. Pas le choix, pas de route ! Maripasoula, c’est aussi ce « far west » qui nourrit la légende noire de la Guyane : trafic de drogue, délinquance, orpailleurs illégaux… et un seul médecin sur la commune la plus étendue de France, l’équivalent de la moitié de l’île-de-France. Afini, comme la plus grande partie de la population, est une Aluku. Elle ne parle pas le français. Ni ne connaît son âge. Son cancer du sein a été diagnostiqué au dispensaire, puis elle a été évasanée pour une mastectomie. Afini se rappelle avoir été traitée « comme une reine » à Papillon. Papillon, c’est le nom de ce service au centre Léon-Bérard, à Lyon, consacré aux patients guyanais. Il accueille quelque 75 personnes chaque année.
« Notre priorité est de renforcer les équipes médicales sur place »
Mais ce partenariat va bien au-delà de la seule évacuation des patients. Il vise aussi à assurer la formation des soignants et des pharmaciens. L’autonomie, c’est l’ambition assumée de Clara de Bort, la directrice de l’Agence régionale de santé de Guyane : « Notre priorité est de renforcer les équipes médicales sur place. Aujourd’hui, l’oncologie en Guyane repose beaucoup sur la convention avec le centre Léon-Bérard : visites régulières de leurs spécialistes, mais aussi RCP (réunions de concertation pluridisciplinaire), dispositifs de formation continue des praticiens des hôpitaux guyanais, notamment pour nos médecins diplômés hors de l’Union européenne. Nous souhaitons aussi attirer des spécialistes en oncologie médicale et chirurgicale pour prendre en charge sur place le plus de patients possible. »
La route est longue, mais les progrès sont réels. Depuis juin 2019, les premières chimiothérapies ont été dispensées au Chog de Saint-Laurent. Les nouvelles patientes d’Apatou, le village de Madéa, ne sont désormais plus qu’à une heure de leur traitement. Plus proches d’un centre d’oncologie que bien d’autres patients de métropole…
Clara de Bort, Directrice générale de l’Agence régionale de santé de Guyane
La Guyane est le département où les malades de cancer sont le plus « évasanés ». Pour quelles raisons, et quelles réponses pouvez-vous apporter ?
Ce territoire connaît une forte augmentation de la population ces dernières années. Les soins spécialisés sont moins développés que dans l’Hexagone, notamment en oncologie et en techniques diagnostiques (PET Scan, scintigraphie) ou thérapeutiques (radiothérapie). Le principal enjeu ici est donc le développement sur place de l’offre de soins. En cancérologie, nous progressons concrètement, comme en témoignent par exemple les premières chimiothérapies réalisées au Chog, en juin. Ce qui importe, c’est que les Guyanais bénéficient des meilleurs soins ; quand ceux-ci ne sont pas disponibles sur place, le patient est « évasané ».
Le nombre de cancers du col de l’utérus est bien supérieur à la moyenne nationale…
L’incidence du cancer du col en Guyane est de 22 pour 100 000 personnes, contre 6,6 pour la France entière. C’est, dans le département, le deuxième cancer féminin (le douzième en France). Ceci s’explique par la précocité des rapports sexuels (l’âge médian du premier rapport est d’environ 14 ans en Guyane et 17 ans dans l’Hexagone), mais aussi par la multiplicité des partenaires.
Quelle politique spécifique pour endiguer ce fléau ?
Nous mettons en œuvre les recommandations nationales contre le HPV, d’autant plus
que le Gardasil 9 paraît adapté aux génotypes des virus circulant en Guyane.
Nous allons également proposer le vaccin non plus seulement chez le généraliste, mais aussi dans les établissements scolaires et renforcer le dépistage « organisé » dès l’âge de 20 ans (25 ans en métropole).
Céline Lis-Raoux