Jusqu’au bout des doigts. C’est le titre du spectacle écrit, monté, porté et joué par Ludivine Vallaeys. Dans cette pièce, elle raconte les neuf mois vécus au côté de sa sœur, Alexandra, touchée par un cancer de l’estomac diagnostiqué à un stade avancé. Même si les personnages sur scène ont pour noms Selma et Garance, il s’agit bien de la véritable histoire de ces deux frangines. Ludivine/Garance revient sur les bons et les mauvais jours qu’elles ont traversés, et sur leur indéfectible complicité jusqu’au décès d’Alexandra/Selma, en 2019, à l’âge de 44 ans.
La lutte fut sans merci, et pourtant pas un jour sans rire. Jusqu’à la dernière heure, jusqu’à l’ultime adieu. Parce que c’était, depuis toujours, leur façon de communiquer, d’être ensemble. Et, avant tout, leur manière d’être au monde. Ludivine raconte: « Les dernières semaines de sa vie, Alexandra devait porter une couche. Elle m’a dit : “C’est peinard, je n’ai même plus besoin de me lever de mon lit!” Plutôt que d’y voir une scène pathétique et humiliante, on en a fait un non-événement en en plaisantant. »
Déni de réalité ?
Un souvenir qui résume bien la ligne de son spectacle : une ligne de crête où elle avance entre émotions à fleur de peau et éclats de rire. « Quand une tuile nous tombe dessus, l’alternative est simple : soit on se morfond et on devient dépressif, soit on rebondit tout de suite et on en fait quelque chose », résume l’autrice et comédienne. L’arme de rire plutôt que les larmes de l’apitoiement ou de la tristesse. On trouve ce même état d’esprit chez Caroline, 45 ans, confrontée à un cancer du sein diagnostiqué en 2020 : « J’ai pensé : soit ça va bien se passer et, dans cinq ans, je suis encore là. Soit ce sont mes derniers moments sur terre, et ça ne sert à rien de les vivre de manière dramatique. Alors, en avant Guingamp ! autant en profiter même si ça ne va pas être rigolo tout le temps ! » Déni de réalité ? Non, analyse Sophie Lantheaume, psycho-oncologue à l’hôpital privé Drôme-Ardèche : « Dans ce contexte, l’humour doit vraiment être compris comme un outil puissant pour aider le patient à s’adapter justement à la réalité qu’il est en train de vivre. Et pour l’aider à faire face aux défis émotionnels que la maladie et les traitements supposent. » Ou, comme l’exprime avec ses mots Caroline : « Plaisanter, c’est un moyen de ne pas se laisser emmerder par la bête ! »
Dès que son protocole de soins a commencé, cette dernière a eu le sentiment, comme tant d’autres patients, d’entrer dans une dimension parallèle où tout lui échappait. Par exemple, lors des séances de radiothérapie : « On se retrouve seule, dans une pièce dont les murs font un mètre d’épaisseur, allongée sur une table, le buste nu avec plein de petits hiéroglyphes tatoués dessus… » Ces signes matérialisent les cibles visées par les rayons, et bien sûr pas question de bouger ! Autant dire qu’on n’en mène pas large ! Mais, parfois, un détail peut complètement désamorcer le sérieux de la situation. Comme ce jour où, en pleine séance, Caroline perçoit en fond sonore de la musique : « Et, à un moment donné, j’ai entendu Serge Lama beugler : “Je suis malaaade !” J’ai explosé de rire. » Du coup : interruption de la séance, le temps de laisser passer le fou rire…
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Un anxiolytique naturel
« En cherchant quelque chose qui fait rire malgré la maladie, les patients peuvent retrouver un sentiment d’autonomie et de pouvoir sur leur bien-être. L’humour aide à renforcer le sentiment de contrôle », décrypte Sophie Lantheaume. Abrasif parfois, décalé souvent, c’est l’humour que pratique volontiers Ludivine. Ainsi, lors de la veillée du corps de sa sœur, comme personne ne savait quoi dire, elle a fini par mettre les pieds dans le plat : « J’ai fait : “Bon, Alex ! la blague a assez duré. Elle a bien marché, on a bien pleuré, maintenant : debout !” On a tous ri. »
Si selon Ludivine ce moment de gaieté partagée a permis aux proches d’Alexandra de « se recueillir ensuite plus authentiquement », cette façon d’aborder les situations est à manier avec précaution, prévient le psychiatre belge Christophe Panichelli (auteur de La Thérapie par le rire) : « Utiliser l’humour de manière systématique, être tout le temps dans la blague peut devenir une manière d’éviter de se confronter à la situation et d’arrêter de la gérer. » L’autodérision aussi, quand elle devient caustique, est comme la soude du même nom : elle est acide, corrosive et peut brûler en profondeur. Donc : attention de ne pas aller trop loin, pour son propre équilibre, mais aussi vis-à-vis de l’entourage, en particulier quand on pratique une forme d’humour sans compromis, absurde ou noir. Si elles sont susceptibles d’apporter à leur auteur « un soulagement temporaire face à l’absurdité de la vie, souligne Sophie Lantheaume, ces plaisanteries peuvent sembler illogiques ou déconnectées de la réalité du moment pour les personnes autour ». Ces précautions prises, il n’en reste pas moins que l’humour est aussi, et peut-être avant tout, un « anxiolytique naturel », selon l’expression de Christophe Panichelli, qui précise: « C’est un moyen très efficace de faire baisser l’anxiété tout en continuant à regarder la situation en face. Et on en a sacrément besoin quand on a un cancer, parce qu’il y a urgence à se soigner de la meilleure manière possible. »
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Aussi bon qu’un orgasme
Que se passe-t-il quand on rit ? Eh bien ! tout d’abord, face à une situation cocasse, une parole incongrue, le cerveau détecte une incohérence entre ce qui se produit et ce qui aurait dû se passer, et « dès lors que cette incongruité ne présente pas de danger pour soi, explique Sylvie Chokron, neuropsychologue, directrice de recherche au CNRS et autrice de Dans le cerveau de…, cela déclenche une cascade d’événements dans le cerveau qui vont produire une réaction physique : un rire, voire un éclat de rire. » Un phénomène qui mobilise plus de 400 muscles! Une vraie séance de gym, qui aboutit in fine « à un relâchement musculaire, une détente corporelle, et un bien-être physique ». Les études ont montré qu’elle a un effet bénéfique sur la douleur ou l’anxiété créée par les soucis, car l’attention est captée par quelque chose d’autre que la maladie, la souffrance, la tristesse.
L’explication de ce phénomène ? Elle est à chercher du côté de nos hormones. Une bonne tranche de rigolade entraîne en effet la libération d’endorphines. Celles-là mêmes qui nous submergent lors d’un exercice physique soutenu, après un orgasme, et après une bonne tranche de rigolade (qu’il n’est pas interdit de cumuler !). Elles sont un puissant antidouleur. Et, combinées à la dopamine – qu’on qualifie aussi « d’hormone du plaisir » – et à la sérotonine – souvent appelée « hormone du bonheur » –, elles nous offrent un cocktail bienfaisant qui nous laisse dans un état de plénitude.
Pour Séverine, Marseillaise de 51 ans, c’est bien simple : « L’humour est un médicament à part entière dans le parcours du malade. » Le fameux effet antalgique du rire, elle l’a littéralement vécu. Trois jours après sa mastectomie, et alors que son drain la faisait souffrir, elle raconte « s’être tapé une barre de rire » avec l’infirmier qui venait la visiter à domicile quotidiennement. Séverine a lancé au soignant : « Ne fais pas de bruit, il y a un Indien qui dort dans le salon ! » – c’était vrai, un ami indien était venu lui tenir compagnie après son opération. Fou rire partagé : « J’avais des larmes qui coulaient, je me tenais la cicatrice parce que ça me faisait mal de rigoler et, en même temps, ça me faisait un bien fou, au point d’oublier la douleur initiale. » « On revient à la vie quand on rit », conclut-elle.
À ce jeu, on l’a déjà dit, il est préférable d’avoir des partenaires sur la même longueur d’onde. Mathilde, Lyonnaise de 26 ans, atteinte de tumeurs au cerveau, a dû « travailler son copain au corps » pour l’inciter à plaisanter avec elle. Mais, maintenant, ça fonctionne : « Il arrive même à me clasher sur ma maladie. Quand c’est le cas, je me dis : “C’est bon, il a compris !” » En revanche, ça ne marche pas aussi bien avec ses parents ou sa petite sœur, pour lesquels plaisanter au sujet de sa maladie reste toujours une ligne rouge. Elle s’abstient donc en leur présence. Séverine n’a pas cette limite, l’humour fait partie de l’ADN de sa famille : « On est des frappadingues ! » s’amuse-t-elle. La tête de son beau-père arborant un « petit bonnet de cancéreux » pour l’accompagner à sa première séance de chimio reste gravée dans sa mémoire. Et, chaque fois qu’elle y repense, elle en rit de nouveau.
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Une vague d’amour
Bien sûr, tout le monde n’a pas la vis comica ! Et, même si on l’a, comme tout le monde on peut avoir « de temps en temps ses petits moments de “bad” », reconnaît Caroline. Aucune raison de culpabiliser de ne pas (toujours) être une joyeuse luronne ! On peut laisser ça aux autres, ou n’être que spectateur de leur drôlerie et bénéficier par effet de contamination d’un petit shoot d’endorphines et autres dopamines ! Séverine, qui partage – sur un mode humoristique – son expérience du cancer sur son compte Instagram (@ptitenounoune), est notamment suivie par une femme que la maladie et les traitements angoissent terriblement. À l’instagrameuse, cette dernière a écrit qu’elle enviait sa façon d’être, et que ses « pitreries » lui faisaient du bien, mais qu’elle-même en était incapable. Les autres abonnées de @ptitenounoune, malades ou pas, lui disent souvent la même chose. « En parlant de la maladie à ma façon, je me suis pris une vague d’amour phénoménale », se réjouit Séverine.
Si la bonne humeur reste – malgré tout – aux abonnés absents, pourquoi ne pas participer à un atelier de « rigologie » (voir encadré) ? Ludivine Bouix- Maillet en anime pour toutes sortes de publics. À l’hôpital privé Drôme-Ardèche, elle est intervenue auprès de patients en oncologie. Mêlant entre autres psychologie positive, sophrologie et yoga du rire, ces séances proposent différents exercices. Par exemple une “marche de la fierté”, où les participants sont invités à défiler (s’ils le souhaitent) comme s’ils foulaient le tapis rouge du Festival de Cannes. Ce qui leur donne confiance et suscite immanquablement de la joie. « Ceux qui disaient avoir du mal à se lâcher ont reconnu que le fait de rire avec les autres les avait aidés et qu’ils en avaient retiré beaucoup de bien-être », note l’animatrice. On peut aussi, tout simplement, s’entraîner à se créer des émotions positives, de toute nature. « Selon des études, il faut trois émotions positives pour contrecarrer une émotion négative », explique Sophie Lantheaume. Ce peut être des choses toutes bêtes comme embrasser un arbre, écouter une chanson qui pulse, danser dans son salon, croquer dans du chocolat… autant d’occasions de « libérer de la dopamine », assure Nicole Chokron.
À LIRE :
Jusqu’au bout des doigts. Pour tout savoir sur le spectacle de Ludivine Vallaeys, consultez le site : pdg-compagnie.fr
S’aimer même avec un cancer, de Sophie Lantheaume, Marine Paucsik, Francis Gheysen, Guillaume Buiret, Stéphane Lantheaume, éd. In Press, 13,90 euros.
Dans le cerveau de…, de Sylvie Chokron, éd. Presses de la Cité, 19,90 euros.
La Thérapie par le rire. Introduire l’humour en psychothérapie, de Christophe Panichelli, éd. Mardaga, 29,90 euros.
Retrouvez cet article dans Rose magazine n°27