Entrer dans une salle de radiothérapie est toujours assez intimidant. Même après quelques séances. Il y a ces épais murs de béton d’abord, qui isolent du reste du monde. Puis, au centre de ce « bunker » (comme le surnomment les soignants), l’imposante machine avec laquelle il va falloir rester dans un strict tête-à-tête, le temps qu’elle tourne autour du corps tout en générant un flux de rayons capable de détruire les cellules cancéreuses à travers l’épiderme, le derme et les tissus. La machine est paramétrée en fonction de chaque patient afin de cibler exactement les zones à traiter. Et, pour s’assurer que d’une séance à l’autre les rayons suivront toujours la bonne trajectoire et qu’on visera juste, on a tracé au marqueur – voire tatoué ! – sur le corps du patient des points permettant de repérer la bonne position pour l’appareil. Or ce positionnement est une phase délicate et prend souvent plus de temps que la séance elle-même.
« L’enjeu consiste à obtenir une juxtaposition de l’image réelle et de l’image reconstituée » – L. Soler
La réalité virtuelle : la solution
Plusieurs raisons à cela. La personne a pu perdre ou prendre du poids. Or toute modification du schéma corporel nécessite un réajustement technique. Quant aux points faits au feutre, ils peuvent s’estomper avec le temps, ce qui risque de jouer sur la précision du ciblage. C’est pourquoi le tatouage est parfois privilégié, il prévient cet inconvénient. Seulement, il laisse un souvenir indélébile.
Comment garantir une précision sûre et constante à chaque session et éviter ces désagréments ? Florent Tochet, radiophysicien au CHRU de Besançon, s’est emparé de cette question. La solution, il l’a « vue » dans les casques de réalité virtuelle, ceux-là mêmes qu’utilisent les fans de jeux vidéo. Il a imaginé qu’un technicien de radiothérapie équipé d’un tel casque pourrait voir la personne face à lui et, par transparence, l’image numérisée aux séances précédentes de la position de son corps. Il lui suffirait alors de replacer la personne de façon à faire rigoureusement correspondre les deux visions, avant de lui demander de ne plus bouger, le temps de laisser les rayons agir.
Se doter de la vision de Superman
Cette idée, née en 2017, est en pleine phase de test, et son concepteur espère pouvoir commencer prochainement les premiers essais cliniques. Les chirurgiens aussi se passionnent depuis plusieurs années pour le potentiel extraordinaire de la réalité augmentée. Notamment en oncologie. Quel incroyable avantage cela leur donnerait-il d’avoir sous l’œil, à l’instant T, le foie, le rein ou le poumon lésé par un cancer et, calquée sur lui, l’image de son exacte réplique virtuelle en 3D, enrichie des innombrables détails de la forme et de la position précises de la tumeur, mais aussi des vaisseaux, des nerfs… et le tout éventuellement colorisé ! Ce serait comme posséder l’équivalent de la vision de Superman, le superhéros qui voit à travers tout et à l’échelle microscopique ! Le chirurgien aurait alors la certitude d’intervenir avec l’extrême précision nécessaire à toute opération, là où il faut et sans risquer d’abîmer une zone qui n’aurait pas à être touchée. On mesure sans peine tout l’avantage pour les patients : limitation des complications, meilleure récupération postopératoire, etc.
JEUX DE LUMIÈRE
Historiquement, c’est aux résultats d’imagerie que les chirurgiens espéraient avoir accès grâce à la réalité augmentée. Mais une autre voie, impliquant des calculs moins complexes, a fait son chemin : la réalité augmentée par fluorescence. Elle se déploie déjà dans la chirurgie du sein, et consiste à injecter des produits qui se fixent sur les ganglions sentinelles et qui deviennent fluorescents sous une lumière particulière, par exemple infrarouge. La fusion des images ainsi obtenues avec la scène observée à la lumière normale permet de voir des détails cruciaux. « Certains produits révèlent ainsi des cellules tumorales trop petites pour être perçues à l’œil nu », indique le Dr Gilles Dolivet, de l’institut de cancérologie de Lorraine.
De la science-fiction ? Plus vraiment. De formidables outils permettant d’intégrer des images virtuelles à notre environnement réel existent déjà. Vous vous en servez peut-être vous-même si vous vous amusez à vous filmer avec des oreilles de chat sur Snapchat, ou si vous avez une passion pour le jeu Pokémon Go. À moins que vous soyez déjà pourvue de lunettes ou d’un casque de type Google Glass, Microsoft HoloLens ou Oculus. Adorés des amateurs de jeux vidéo, ces dispositifs technologiques sont aussi utilisés dans l’industrie pour assister les opérateurs sur une chaîne de production ou à la maintenance d’un appareil, par exemple en colorisant une pièce à démonter. Cela étant dit, intervenir sur un corps humain est un peu plus délicat que réparer une voiture…
La technologie est là
Déjà, pour donner un jour l’illusion de voir l’intérieur de l’organe pendant qu’on l’opère, il fallait être en mesure de pouvoir le représenter en trois dimensions. C’est chose faite ! La start-up Visible Patient, créée en 2013 pour valoriser les travaux pionniers de l’Ircad (l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif), propose aux chirurgiens ce genre de représentation. Ses ingénieurs utilisent les résultats d’imagerie pour construire un « clone digital » de l’organe.
Cette reproduction en 3D met en évidence les particularités anatomiques de chaque personne et, le cas échéant, la forme et la position de la tumeur. Elle peut être affichée pendant l’opération sur un écran de télévision ou d’ordinateur, ce qui constitue une aide non négligeable pour le bon déroulement de l’intervention. « Notre modèle, applicable à n’importe quelle partie du corps, est d’ores et déjà utilisé dans de nombreux CHU, et reconnu comme un dispositif médical par les autorités sanitaires en Europe et aux États-Unis », souligne Luc Soler, PDG de la société et ancien directeur scientifique de l’Ircad. « En parallèle, nous menons des recherches visant à l’intégrer dans une véritable solution de réalité augmentée. L’enjeu de ces travaux consiste à obtenir une juxtaposition de l’image réelle et de l’image reconstituée des organes. » En interne, ses équipes ont donné un surnom évocateur à cette vision d’avenir : iron surgeon (« chirurgien de fer »). Encore une référence à un superhéros, Iron Man : un simple être humain sans pouvoirs surnaturels, qui acquiert des capacités hors norme en revêtant une armure à haute teneur en technologie…
3 DATES CLÉS
1990 : Première utilisation de la réalité augmentée en médecine, pour guider une biopsie.
1996 : Début de l’utilisation de la réalité augmentée en neurochirurgie, pour la navigation intracrânienne.
2017 : Le Pr Thomas Grégory, chef du service orthopédique et traumatologique de l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Hauts-de-Seine), réalise la première intervention chirurgicale avec un casque de réalité augmentée.
Une navigation délicate
En neurochirurgie, cette approche innovante a déjà sa place. Les navigateurs intracrâniens sont en effet capables de combiner la vue virtuelle en 3D du cerveau avec les images filmées en temps réel via une microcaméra. Ainsi, le chirurgien peut maintenant visualiser précisément la position de l’instrument qu’il manipule. Une sacrée sécurité quand on intervient sur un organe aussi complexe que celui-là !
Mais faire la même chose pour d’autres parties du corps demeure pour l’instant délicat. Car, contrairement au cerveau, bien calé dans sa boîte crânienne, les autres organes bougent et se déforment en permanence. Ne serait-ce que sous l’effet de la respiration. Or, pour superposer sans erreur le modèle numérique d’un foie, par exemple, à celui d’une personne opérée, il faut connaître avec certitude la position et la forme réelles du foie à l’instant T. Pas facile alors même que le chirurgien est en train d’y toucher voire d’en retirer une partie !
Dans ces conditions, s’assurer que le « calque numérique » colle aux variations ou aux modifications du corps est une gageure. Cela implique d’opérer et de faire évoluer la représentation numérique simultanément, pour que la reproduction virtuelle adopte la même forme que le véritable organe. Ce qui signifie effectuer en temps réel des calculs particulièrement complexes. C’est tout l’enjeu des projets de recherche en cours. Alors quand allons-nous voir des iron surgeons opérer ? La question fait sourire le Pr Marescaux, fondateur de l’Ircad et pionnier des applications de la réalité augmentée en médecine en France. Voilà trente ans qu’il poursuit ce Graal : « J’ai souvent prédit la généralisation rapide de ces pratiques, mais avec le temps je ne me risque plus à prévoir quand ! Cela viendra… »
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 20, p. 50)