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Raid Coeur d’Argan : une course contre le cancer

{{ config.mag.article.published }} 25 novembre 2019

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Premier jour de raid et premiers enlisements. Mon râteau ne suffit pas à désensabler notre 4×4. Je laisse faire la « dépanneuse ». Photo : Anne-Charlotte Compan

100 % féminin, 100 % amateur… Au cœur du désert marocain, ce rallye organisé au profit de la lutte contre le cancer réunit des participantes toutes concernées par la maladie. Pour sa sixième édition, Rose était là. Carnet de bord…

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Agadir. Vendredi 3 mai 2019. Ultime étape de cette course d’orientation de cinq jours. Nos quinze 4×4 estampillés « Raid Cœur d’Argan » entrent dans la ville dans l’indifférence générale. Les Marocains ont l’habitude que leur désert serve de terrain de jeu à des pilotes en mal de sensations fortes. Notre convoi a pourtant une particularité : il est exclusivement féminin. Et réuni autour d’une même cause : le cancer. Pilotes, copilotes, toutes ont été touchées directement ou indirectement par la maladie. Certaines sont d’ailleurs encore sous traitement. Pour participer à cette aventure, chaque équipage a collecté 7 560 euros, dont 10 % sont reversés à l’association Europa Donna et à la nôtre, RoseUp. C’est pour cette raison qu’Anne-Charlotte, son sac de photographe, et moi avons été invitées à les accompagner. En observatrices nomades, nous passons sur la banquette arrière du binôme qui veut bien nous accueillir. Aujourd’hui, nous sommes avec l’équipage des « BeGoodEnd » de Florence et Sylvie. Les deux amies bretonnes se sont engagées dans le raid pour fêter la fin de la chimio de Florence. Une épopée un peu folle, qui va leur laisser des souvenirs pour longtemps, c’est sûr.

« Après les zigouigouis bleus, vous prenez à gauche… »

Mais, pour l’heure, concentration. Il faut se faufiler dans la circulation, se réhabituer aux klaxons, à la pollution. Après 700 km de quiétude dans l’erg marocain, la frénésie de la ville nous agresse. Dire que c’est déjà fini… « Non, ce n’est pas une fin, juste un chapitre qui s’achève. On va ouvrir une nouvelle page maintenant », s’enthousiasme Florence. Suis-je donc la seule à me sentir perdue au milieu du trafic ? La seule à ne pas avoir envie que l’histoire se termine là, maintenant ? Nous nous arrêtons dans une station-service pour nettoyer les 4×4 couverts de boue et de sable. J’en profite pour me dégourdir les jambes et aller voir les autres Arganettes. Leurs mines sont fatiguées. Par la fenêtre ouverte de la voiture des « Audeylud », Audrey me lance : « C’est un grand moment de mélancolie. Mais on est fières de notre parcours, de notre union, de notre force. Il va falloir un peu de temps pour tout digérer. » Comme elle, je n’imaginais pas avant le départ que cette expérience me bouleverserait à ce point…

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Parcours du raid Cœur d’Argan : chaque jour, les Arganettes effectuent des boucles de 60 km autour du bivouac, établi à Aoreora, à la recherche de balises.

Retour au dimanche 28 avril, veille du départ. Dans un hôtel du centre d’Agadir, nous faisons connaissance avec les participantes et les membres de l’organisation : Valérie Lugon, la fondatrice de Cœur d’argan, et deux bénévoles, Marie et Brigitte. Nous rencontrons aussi les seuls hommes du raid : Jean-Paul, le médecin, Mustafa, le mécanicien, et Renaud, Alain, Miguel et Nicolas, notre Agence tous risques. On nous remet le roadbook. À l’intérieur, des schémas un peu étranges dessinent le tracé du parcours qui nous attend. Annoté, «  stabiloté », ce cahier ne quittera jamais les mains des copilotes. C’est le seul outil dont nous disposerons pour nous orienter. Avec la boussole. Le raid est une aventure humaine, mais c’est aussi une course. Chaque jour, nous effectuerons des boucles d’environ 60 km autour de notre bivouac, établi à 250 km au sud d’Agadir, à Aoreora, près de la plage Blanche. Le but : trouver un maximum de balises en parcourant un minimum de distance. Renaud, barbe de trois jours grisonnante et cheveux hirsutes, nous montre rapidement comment décrypter le roadbook. C’est lui « le boss » du raid. Lui aussi qui imagine nos itinéraires. Et, clairement, il va falloir s’accrocher pour le suivre : « Après les zigouigouis bleus, vous prenez à gauche, nous explique-t-il tout en montrant sa droite. Là, vous pouvez mettre gaz gaz. Mais bon, n’allez pas trop vite non plus, sinon vous allez rater la balise. » Sa pédagogie, toute personnelle, nous vaudra de sacrés fous rires lors des briefings quotidiens. Et son expression favorite, « gaz gaz », martelée en équilibre instable sur une jambe pendant que l’autre écrase un accélérateur imaginaire, deviendra notre devise. Mais, pour le moment, nous sommes surtout déconcertées. Et un peu inquiètes. Et, si on s’ensable, on fait comment ? Réponse dès le lendemain…

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Sur la ligne de départ, Brigitte et Marie délivrent les derniers conseils pour décrypter le roadbook. Photo : Anne-Charlotte Compan

« En cas d’enlisement, le principe n°1 c’est : « démerdez-vous ! » »

Lundi matin, premier jour. Nous avons quitté la ville depuis seulement quelques heures, et le dépaysement est déjà total : à notre droite, des falaises plongent dans l’océan, et partout ailleurs des dunes à perte de vue. Première balise. Et premiers ensablements. Renaud nous avait prévenues : en cas d’enlisement, le principe no 1 c’est : « Démerdez-vous ! » Alors, on sort les râteaux et on dégage les roues – tant bien que mal ! – avant de glisser des plaques sous les pneus pour leur donner un peu d’adhérence. Petit coup de chaud, malgré la fraîcheur venue du large. La manœuvre est un succès, sauf pour Dominique et Cécile, « tankées » dans le sable. « Parce qu’elles se sont obstinées, elles ont continué d’accélérer ! » bougonne Renaud, persuadé qu’à cette allure-là nous ne parviendrons jamais à respecter l’itinéraire. Alors on passe au principe no 2 : « l’entraide ». En clair, on sort les sangles, on accroche une de leurs extrémités à l’avant de la voiture bloquée et l’autre à l’arrière de celle de Renaud. Puis on s’écarte prudemment : la sangle peut rompre. « À trois, tu accélères », hurle le baroudeur à Dominique, la conductrice enlisée. Le véhicule décolle dans une gerbe de sable, sous les applaudissements des Arganettes, surexcitées. « C’est génial ! » s’exclame Dominique, sourire jusqu’aux oreilles, avant de taper dans les mains de sa coéquipière. Un peu plus loin, l’équipe des Succulentes des dunes (premier trinôme autorisé sur le raid) a miraculeusement échappé au tankage. « Heureusement, parce que aucune de nous ne peut pelleter… » souligne Karine. Les trois amies ont été touchées par un cancer du sein il y a un an et demi et souffrent d’un lymphœdème.

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Pas de râteau ? Qu’à cela ne tienne, l’huile de coude, ça marche aussi. Photo : Anne-Charlotte Compan

« Le raid, c’est notre bulle hors du temps »

Ça y est : l’aventure Cœur d’argan a commencé, pour de vrai ! Aucun traitement de faveur. Malades et ex-malades sont toutes logées à la même enseigne. Le cancer, elles l’ont laissé en France, avec leurs peurs et leurs doutes. « Ici, on n’a pas envie d’être malades », me confie Valérie alors que, derrière le volant, sa sœur cadette, Sandra, négocie un passage dans une zone d’herbe à chameaux. Ça secoue pas mal, mais elle poursuit. « Le raid, c’est notre bulle hors du temps, on pensera au cancer en rentrant, pas avant. » La quadra aura pourtant un sacré choix à faire à son retour. Elle est porteuse du BRCA2, ce gène qui prédispose aux cancers du sein et de l’ovaire et qui mène souvent à l’ablation préventive de ces organes. Sandra va passer le test en rentrant. S’il est positif, elle n’hésitera pas : « Je me fais tout retirer ! »

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Dans l’intimité de l’habitacle, les langues se délient… et les fous-rires sont fréquents ! Photo : Anne-Charlotte Compan

« Gravir cette dune, c’est un beau symbole »

Après-midi du deuxième jour. Après avoir testé la conduite sur sable mouillé sur la Plage blanche d’Aoreora – qui donne les mêmes sensations que la conduite sur verglas – nous contournons une immense dune et découvrons 10 tentes berbères de 6 à 8 places. Notre bivouac. Un grand moment. Elles seront notre refuge durant trois jours. Un lieu propice à la détente, aux confidences… Mais, pour l’instant, c’est la dune surplombant le campement qui nous subjugue. Vierge de toute empreinte, lissée par le vent, elle revêt l’apparence du velours et se dresse devant nous comme un défi. Ni une, ni deux, nous retirons nos chaussures et nous enfonçons nos pieds nus dans le sable chaud. Bopha adopte la technique du crabe et attaque la montée en diagonale. J’ai du mal à croire que cette jolie trentenaire au sourire Ultra Brite a été atteinte, en 2017, d’un cancer du poumon métastasé à l’ensemble de la colonne vertébrale. « J’étais encore sous radiothérapie avant de partir. Ça m’a épuisée, mais c’est le mental qui fait tenir ! » me lance-t-elle en reprenant son souffle. Florence, qui se remet à peine de sa reconstruction post-mastectomie, brave son vertige : « Gravir la dune, c’est dur, mais on avance. Un pas devant l’autre. C’est un beau symbole, celui de ce qu’on a traversé. » Marie-Claude, 63 ans, se bat depuis dix ans contre un cancer du rein métastasé aux poumons. Elle peine dans la pente. Mais sa pilote et sœur cadette, Nathalie, la houspille tout en la mitraillant de ses yeux bleus : « Ah non Mimi, tu le fais ! » 

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Sur le bivouac, nous avons droit à une salle de bains grand luxe : eau courante (directement prélevée d’une nappe souterraine et chauffée au gaz), douches à ciel ouvert… Même au beau milieu du désert, on peut rester féminine. Photo : Anne-Charlotte Compan

La récompense est à la hauteur de l’effort. Au sommet, la vue panoramique sur l’océan et le paysage lunaire des dunes nous cueillent. Un mélange d’émotions nous saisit, et nous laisse sans voix… Le silence, après le rugissement des moteurs en surrégime, nous apaise instantanément. Nathalie s’éloigne pour aller méditer. Julie prend Valérie Lugon dans ses bras : « Tu es un ange de nous permettre de vivre ça. Je ne crois pas avoir déjà vu quelque chose d’aussi beau dans ma vie. Ce paysage… Et ces femmes qui ont enduré tant d’épreuves pour en arriver là. » 

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Une immense dune surplombe le bivouac. Lissée parle vent, elle a l’aspect du velours. Malgré la fatigue, nous n’avons qu’une seule envie : la gravie ! L’ascension est laborieuse. Nous avançons lentement. Nos pieds s’enfoncent dans le sable chaud. Arrivée au sommet, nous oublions vite l’effort. La vue sur l’océan est à couper le souffle. Photo : Anne-Charlotte Compan

« Y’a pas de problème »

Les jours se suivent, et les paysages ne se ressemblent pas : champs de figuiers de barbarie, oueds à demi asséchés, caillasse. Les filles sont de plus en plus à l’aise derrière leur volant, quel que soit la nature du terrain. Leurs prouesses, et parfois leurs frayeurs, alimentent les discussions pendant les repas. Miguel est impressionné : « Elles n’ont jamais conduit un 4×4 et quand je les vois, je me dis : c’est pas possible. » Ce marocain d’origine espagnole est l’homme à tout faire de l’aventure : as du barbecue, il assure aussi la sécurité sur le raid mais surtout l’ambiance ! « J’aime bien faire le con » me lâche-t-il. Lunettes en forme de guitare sur la tête, perruque brune, chaque jour Miguel s’affuble d’un nouveau déguisement. Audrey témoigne : « C’est un amour, il est plein de bienveillance ». Et de reconnaissance. Il y a 5 ans, Miguel perdait les 2 femmes de sa vie à un mois d’intervalle : « Ma mère est morte de vieillesse et ma femme a été emportée par un cancer du poumon en 15 jours. Elle n’a jamais touché à une cigarette et moi, je fume comme un pompier ! C’est injuste. J’étais effondré. C’est grâce au raid Cœur d’Argan que j’ai pu me relever » me confie-t-il avant de remettre ses lunettes-guitare et de me chuchoter : « Ils sont où les copains ? Il ne faut pas qu’ils me voient pleurer. »

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Miguel est toujours au petit soin avec les Arganettes. Photo : Anne-Charlotte Compan

Les copains. Renaud, Alain, Nicolas, Mustafa et Jean-Paul. Grâce à eux, nous nous sentons toujours en sécurité. Ils ne sont jamais loin. Même si nous ne les voyons pas, eux nous observent à distance. Une voiture en difficulté ? Mustafa surgit de derrière une dune, bras tendus, sourire aux lèvres : « Y’a pas de problème ! ». Un 4×4 a rendu l’âme ? Alain n’hésite pas à prendre le risque de traverser une plage de nuit par marée haute pour que l’équipage malchanceux puisse continuer l’aventure. Perdues dans le désert ? La poussière des voitures de Nicolas et Renaud point déjà à l’horizon. Pour autant, ils ne nous ménagent pas sous prétexte que nous sommes des femmes, ou qu’il y a des malades parmi nous. De toute façon, il n’ont pas l’information. Seuls Valérie Lugon et le médecin sont au courant de l’état de santé des Arganettes. « Comme ça, ça ne biaise pas nos réactions » explique Alain.

« Je comprends maintenant qu’il est temps que je prenne soin de moi »

Nous voilà déjà au soir du cinquième et dernier jour. L’atmosphère est lourde. Notre petite bulle hors du temps va bientôt éclater. Des « non-malades » nous font nous asseoir sous la tente principale, qui sera bientôt parfumée aux senteurs du tajine qu’on nous servira au dîner. Une musique démarre, et elles se mettent à chanter Donner, le tube de Joyce Jonathan : « Donner sans rien attendre en retour / Je suis si heureuse si ça peut apporter un sourire de plus à ta vie… » Quand la chanson s’arrête, j’ose à peine regarder autour de moi. J’ai la gorge serrée. Les joues de mes comparses sont inondées de larmes. Anne-Charlotte cache son émotion derrière son appareil photo. Ces paroles ont frappé juste et ont trouvé un écho en chacune de nous. Nous étions venues en pensant donner. Nous avons en fait énormément reçu. Et nous sommes en train de le réaliser.

Mais c’est à notre retour en France que nous nous rendrons vraiment compte de ce que nous rapportons de ce voyage. Des souvenirs d’abord, auxquels nous pourrons nous raccrocher dans les moments difficiles. Témoin Bopha, qui, quelques semaines plus tard, nous enverra un message après son scanner : « Dans cette grosse machine superfroide, les larmes me sont montées. En fermant les yeux, je vous ai vues me tendre la main comme pour m’aider à grimper cette immense dune de sable. » Des amies, ensuite. Car c’est bien ce que nous sommes devenues après ce séjour bref mais intense. Des prises de conscience, enfin. « Je suis aide-soignante dans une maison de retraite. Je suis tournée en permanence vers les autres, me confie Sylvie sur le chemin du retour. Je comprends maintenant qu’il est temps que je prenne soin de moi. On n’a qu’une vie après tout. »

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L’équipe des Succulentes a remporté la victoire. Un trio de femmes qui se sont rencontrées lors d’un programme d’accompagnement des personnes touchées par le cancer, en 2017. Elles sont depuis inséparables. Photo : Anne-Charlotte Compan

Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 17, p. 42)

Depuis l’écriture de cet article, Bopha, Nathalie et Marie-Claude nous ont quitté.


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Emilie Groyer

Docteur en biologie, journaliste scientifique et rédactrice en chef du site web de Rose magazine

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