Avant de tomber malade, Véronique – Mariée, deux enfants – travaille comme secrétaire à mi-temps dans un collège de Lavaur (Tarn). À 39 ans, on lui diagnostique un cancer du sein. Tarif Sécu, ses revenus tombent de 630 à 217 euros par mois. Et encore doit-elle attendre trois mois avant de percevoir ses premières indemnités journalières (IJSS), en raison d’un retard dans le traitement de son dossier. Ensuite, c’est au tour de son assurance de traîner les pieds pour prendre en charge la moitié de son crédit immobilier.
Huit mois d’attente. Enfin, après l’ablation de sa chaîne ganglionnaire, Véronique n’a plus de force dans le bras et doit employer une aide ménagère, remboursée à 50 % par sa mutuelle. Facture mensuelle : 400 euros. Conclusion : Véronique et sa famille se retrouvent très vite dans le rouge. « Nous avons vendu tout ce qui avait de la valeur : mes bijoux, des meubles, les belles chaussures que je m’étais offertes quand j’étais assistante commerciale à Paris. J’ai menti en prétendant que je n’avais pas besoin de perruque. Pendant un an, je n’ai pas acheté de viande. J’ai mis ma fille à la cantine pour qu’elle ait au moins un bon repas par jour. Mais je n’avais pas les moyens de payer. Alors je suis allée quémander une aide de 200 euros au Secours catholique, à la Croix-Rouge et au Secours populaire. »
En arrêt maladie de longue durée (ALD) depuis janvier 2011, Véronique a obtenu, avec l’aide de l’assistante sociale de sa commune, une pension d’invalidité de 400 euros par mois. « Ça va un peu mieux, mais j’angoisse chaque jour que la voiture ou le réfrigérateur tombe en panne. » Sa fille aînée, une lycéenne de 17 ans, fait les marchés le week-end et rapporte sa paye à sa mère. « Ça me fait honte de prendre cet argent. Et ça me met en colère. Je travaille depuis l’âge de 16 ans et j’ai le sentiment d’avoir été complètement abandonnée. »
Indemnités journalières : l’étrange article R 313-3 du code de la Sécurité sociale…
Aline, elle, est en guerre contre l’Administration. Infirmière, elle a travaillé pendant vingt ans, dont dix à l’hôpital public de Charlieu, près de Roanne (Loire). En 2007, elle prend un congé parental après la naissance de son quatrième enfant. À la fin de ce congé, en mars 2010, elle démissionne de l’hôpital pour intégrer un établissement privé. Sept mois plus tard, elle tombe malade. Pendant six mois, elle perçoit normalement ses indemnités journalières. Puis les versements s’arrêtent. La CPAM l’informe qu’elle a épuisé ses droits. En cause, un point du code de la Sécurité sociale.
Selon l’article R 313-3, en effet, Aline aurait dû travailler au moins huit cent heures durant les douze mois précédant son arrêt de travail, dont deux cents pendant les trois premiers. Aline a cumulé plus de mille heures au cours de l’année en question. Mais, petit hic… les trois premiers mois, elle était en congé parental… La voilà donc victime d’un règlement absurde. Comme l’explique son avocate, Me Hélène Echard, « elle est tombée malade six mois trop tôt, ou six mois trop tard… Dans l’un ou l’autre cas, elle aurait continué d’être indemnisée. »
Six mois plus tard, elle n’avait plus de problèmes avec ces deux cents heures. Six mois plus tôt, elle était en congé parental dans le secteur public. Or, en quittant le public pour le privé, Aline a aussi changé de régime de Sécurité sociale. Du coup, la CPAM date le début de ses cotisations à mars 2010, alors qu’elle travaille depuis vingt ans. Ubuesque… La jeune femme a déposé un recours amiable devant la CPAM. Rejeté. Elle a ensuite saisi le tribunal des affaires sociales (Tass). Déboutée. Elle attend maintenant le jugement d’appel. Mais, pendant ce temps, les factures s’accumulent : « On se prive de beaucoup de choses. On apprend à frapper à toutes les portes. »
Sa famille reçoit ainsi deux colis alimentaires par mois du service d’aide sociale de la mairie. « Je n’ai que des soucis. Tout cela me pompe une énergie dont j’aurais besoin pour guérir. » Personne, apparemment, ne l’a informée qu’elle pourrait prétendre à une allocation d’invalidité. « On est combien comme ça ? Tous ces gens qu’on laisse crever dans leur coin ! On cotise pendant des années, on se croit protégé et quand on tombe malade on n’a plus le droit à une vie décente. Pourquoi est-ce que personne ne nous dit que lorsqu’on prend un congé parental on perd ses droits à des indemnités journalières ? »
Le directeur de la CPAM de la Loire a lui-même alerté sa hiérarchie, à deux reprises, en 2007 et en 2010, sur les conséquences de l’application de cet article R 313-3 qui pénalise les femmes ayant pris un congé parental, comme Aline et, plus généralement, toutes celles en contrat précaire ou à temps partiel qui n’ont pas le nombre d’heures travaillées requises lorsqu’elles tombent malades. Il faudrait un changement de la législation. Mais aucun gouvernement ne s’est penché sur le problème.
28 % de malades considérés comme pauvres
Deux femmes. Deux histoires. Deux familles plongées, du jour au lendemain, dans la précarité… Selon une enquête de 2004, 28 % des personnes atteintes d’un cancer pouvaient être considérées comme pauvres selon les critères de l’Insee. Au questionnaire adressé par les enquêteurs de la Direction des recherches, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la Santé, 10 % des malades disaient ainsi vivre « assez difficilement », 11 % « difficilement » et 5 % « très difficilement ». L’inégalité commence dès la maladie.
Certains salariés, qu’ils appartiennent au secteur public ou à de grandes entreprises, perçoivent l’intégralité de leur salaire ou presque pendant leur arrêt de travail, la prévoyance de leur employeur venant compléter la Sécurité sociale. Mais de nombreux employés de PME – 80 % des employeurs en France –, ainsi que certains indépendants et professions libérales, ou encore les salariés précaires et à temps partiel – 78 % de femmes – doivent se contenter des indemnités de la Sécurité sociale. Soit 50 % de leur salaire de référence.
Publiée en 2013, le premier rapport de l’Observatoire sociétal du cancer, créé sous l’égide de La Ligue nationale de lutte contre cancer, a lui aussi montré comment le cancer contribuait à l’appauvrissement d’une partie des malades, environ un sur quatre. Les causes sont de plusieurs ordres. Il y a d’abord les dépenses liées aux soins. On pourrait croire que le cancer est pris en charge à 100 %. Faux. Il faut compter avec les dépassements d’honoraires et les médicaments non remboursés. Et aussi avec les transports, dont les conditions de prise en charge se sont durcies.
Une enquête de 2007 a ainsi montré que ces dépenses non remboursées représentaient en moyenne 817 euros par an. Il y a ensuite les nouveaux besoins générés par la maladie, comme les frais de garde d’enfants ou d’aide à domicile, les prothèses non remboursées et les soins de support. Indispensables pour certains malades, ils sont considérés comme relevant du confort par la Sécurité sociale. Autre cause : les malades ignorent les dispositifs sociaux dont ils peuvent bénéficier et ne savent pas vers quel interlocuteur se tourner pour solliciter des aides.
Le retour à l’emploi, première cause de paupérisation des malades
En 2004, l’enquête de la Drees a montré que 20 % des personnes actives au moment du diagnostic de leur cancer avaient perdu ou quitté leur emploi deux ans plus tard. « Il faut se battre pour retrouver sa place dans l’entreprise », explique la psychologue Monique Sevellec, de l’Institut Curie. « C’est plus difficile pour les femmes que pour les hommes, et pour les employés plus que pour les cadres », ajoute la psychologue, qui aide aussi les malades à préparer leur retour au travail à la Maison des patients de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine).
« Les employés, on peut facilement les remplacer et ils n’ont pas la même relation avec leur travail. Ils sont moins impliqués. Les cadres, eux, ont une stratégie de maintien des relations avec leur entourage professionnel ». Illustration avec Aude, 39 ans, mère de deux enfants, responsable des ressources humaines dans un groupe de presse parisien. Quand on lui a diagnostiqué un cancer du sein de stade 3, avec un ganglion atteint, elle a annoncé sa maladie en comité de direction. Après une chimiothérapie et une mastectomie, elle a continué de superviser son équipe depuis son domicile et a repris le travail au bout de six mois, en pleine radiothérapie.
« J’ai très bien supporté mes traitements et j’avais une excellente relation avec mon supérieur hiérarchique, qui m’a constamment soutenue. Je n’ai éprouvé aucune anxiété à l’idée de reprendre mon travail. Je me trouve même meilleure qu’avant et ça m’a rapproché de nombreux collègues. » Aude n’est sans doute pas une exception. Les progrès des thérapies et l’atténuation des effets secondaires favorisent un retour plus rapide à l’emploi et, donc, une meilleure réinsertion.
Pourtant, dans le même temps, une enquête conduite par 82 médecins du travail auprès de 402 salariés d’Île de France ayant eu un diagnostic de cancer entre 2005 et 2006 a montré que les séquelles de la maladie étaient sous-estimées. De retour dans leur entreprise, 61 % des malades s’y déclarent plus fatigables, 41 % souffrent d’insomnie et 38 % prennent des antidépresseurs ou des anxiolytiques. « Et pourtant, il s’agit dans 80 % des cas de salariés de grandes entreprises, la catégorie de salariés la mieux protégée », remarque Marie-François Bourrillon, médecin du travail, qui a coordonné cette enquête réalisée avec le soutien de l’Institut national du cancer (INCa) et de l’ARC (Fondation pour la recherche sur le cancer). « Pour nous, cela a été une révélation : nous ne réalisions pas à quel point les malades pouvaient douter de leur capacité à retrouver leur niveau de performance d’avant », indique Marie-Françoise Bourrillon.
Reclassement impossible, perte d’emploi…
Ce que ne dit pas cette enquête, car les salariés interrogés n’appartiennent pas à cette catégorie, c’est que les conditions du retour à l’emploi se compliquent encore lorsque la performance physique du salarié est en cause. C’est le cas, en particulier, dans des secteurs comme le bâtiment ou la manutention. Ou quand la taille de l’entreprise ne permet pas d’adaptation du poste aux séquelles physiques de la maladie. « Il n’y a rien de commun entre la situation d’une vendeuse de boulangerie et celle d’un salarié de grand groupe,observe Anne-Lise Lainé, responsable du service social de l’Institut Paoli- Calmettes (IPC) de Marseille. Dans une grande entreprise, il est facile de procéder au reclassement d’un salarié. La vendeuse de boulangerie, elle, court le risque de perdre son emploi si elle n’est pas apte à reprendre rapidement son poste.»
« Ce qu’on sait aussi, observe Pierre Guinel, médecin du travail, c’est que le risque de perdre son emploi augmente avec la durée de l’arrêt de travail. Un an d’absence, c’est long. Donc c’est compliqué… » Même risque avec le temps partiel thérapeutique. Il est souvent plus difficile à organiser dans les petites entreprises et se plie mal aux contraintes de certains métiers. « Comment voulez-vous mettre en place un mi-temps thérapeutique pour un boucher ? C’est impossible. Soit il est capable de reprendre à plein temps, soit on prolonge son arrêt et, au bout d’un certain temps, on envisage sa reconversion avec reconnaissance du statut de travailleur handicapé », explique Françoise Guinel, elle aussi médecin du travail.
Un statut d’adulte handicapé ?
« C’est une situation qu’on essaie d’anticiper le plus tôt possible, indique Anne-Lise Lainé, de l’IPC Marseille. S’il existe un risque de perte d’emploi, nous nous mettons en rapport avec les organismes compétents pour l’accompagnement des personnes handicapées. » Ce statut, s’il ouvre droit à des emplois réservés et protégés, n’est cependant, pour beaucoup, qu’un pis-aller synonyme d’exclusion sociale. Les associations de malades n’en veulent pas car elles le trouvent stigmatisant, et le Comité éthique et cancer le juge inadapté aux personnes atteintes d’un cancer.
Ce comité insiste au contraire sur la nécessité de faire davantage d’efforts pour maintenir les malades dans leur ancien emploi. D’autant que, dans la pratique, la reconversion proposée dans le cadre d’une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) pose aussi d’autres problèmes. « Prenez le cas d’une femme de ménage de 50 ans qui a été opérée d’un cancer du sein et qui souffre de séquelles l’empêchant de se servir de son bras. On va lui proposer une formation d’employée de bureau. Mais qui va l’embaucher ? interroge Anne Festa, du réseau Oncologie 93. La plupart des reconversions proposées finissent à Pôle Emploi. »
Et, après expiration des droits à l’allocation chômage, ne reste plus aux anciens malades sortis du circuit que les dispositifs sociaux du type RSA ou Allocation adulte handicapé (AAH). Combien sont-ils dans ce cas ? Personne n’en sait rien. « On ignore ce que deviennent les anciens malades, en termes d’emploi, cinq ans ou dix après le diagnostic », déplore la psychologue Monique Sevellec. Cette absence de données statistiques « constitue un manque criant », relève le Comité éthique et cancer. « C’est plus simple de faire comme s’il n’y avait pas de problème », conclut Monique Sevellec. Et tant pis pour ceux que la médecine guérit toujours plus nombreux, mais que la société choisit de laisser ensuite sur le bord de la route.
Christophe d’Antonio