Livia, 26 ans, a été opérée d’un cancer du sein. Membre actif de l’association Projet Amazones, elle est aussi blogueuse (cocozabrico.com) et vient de terminer ses études d’infirmière en Martinique. Faire cette photo, dit-elle, lui a non seulement permis de dépasser les complexes laissés par ses cicatrices et d’assumer la femme qu’elle est, mais aussi de sensibiliser les plus jeunes à une maladie à laquelle elles pourraient se sentir étrangères. Quant à Mario Gilbert, le photographe, il dit avoir reconnu dans le port altier de Livia l’une de ces déesses guerrières qui ont composé le corps militaire royal des amazones du Dahomey (actuel Bénin) jusqu’à la fin du XIXe siècle. À travers Livia l’Amazone, il a voulu exprimer la force de la femme qui livre une bataille, mais aussi établir un parallèle entre la traite négrière et le cancer qui, pour lui, « ont en commun de s’inscrire dans l’ADN des Afro-descendants, marqués dans leur âme et dans leur chair par les stigmates de ces deux tragédies ».
« Bientôt un an après cette aventure, je suis toujours subjuguée par ma photo, s’extasie Odile, 50 ans. Lors d’une première rencontre, Gilles m’a proposé un projet en référence à l’archange saint Michel terrassant le dragon, et cela m’a plu tout de suite (je suis croyante). Je lui ai laissé carte blanche et j’ai découvert ma photo le jour du vernissage de l’expo photo. Le cancer avait les traits du Baron Samedi (l’esprit de la mort, dans le vaudou), représenté en collectionneur d’objets symboles de féminité. J’étais un peu inquiète mais, à la vue du résultat, j’ai eu l’impression que Gilles me connaissait depuis toujours. Je me suis vue terrassant le cancer avec ma lance. J’ai aimé le jaune du turban, qui représente le soleil, la vie ; le fait de paraître en mouvement et non figée. J’ai aimé le lieu – la savane des pétrifications –, où je campais, jeune, avec mon futur mari. J’ai aimé la posture du figurant, qui traduisait bien le cancer agonisant. Et j’ai aimé l’aile unique, symbole du seul sein sain. Ma photo me parle et raconte mon histoire. C’est moi, quoi ! »
Avec cette photo, j’ai eu envie de dire : « Hello M. Crabe ! Moi, c’est Super-Sandra, 42 ans. Malgré ce coup de poignard dans le dos, tu ne m’auras pas, petite vermine. Regarde comme je t’écrase ! » La photographe le confirme : « Après avoir rencontré et longuement échangé avec Sandra, j’ai ressenti indépendance, détermination, fragilité dissimulée, féminité virile, courage. Sandra voulait montrer sa cicatrice dorsale, qui la fait beaucoup souffrir. Après quelques jours de réflexion et de recherches, je savais comment j’allais la photographier. Elle serait la déesse Niké, célèbre par sa représentation en Victoire à Samothrace, vue de dos. Pour moi c’est une image de la femme battante, victorieuse, alliant force et féminité. »
Maternité et cancer du sein, sujet tabou ? Pas pour Nathalie (43 ans), frappée il y a cinq ans et première femme, en Martinique, à aborder la maladie du point de vue de la patiente,
via son blog puis sa page Facebook « Ma tété ». « Nous devons toutes être sensibilisées et informées pour avoir le maximum de chances de concrétiser nos projets de maternité, explique-t-elle. Je n’ai pas eu cette chance, mais je milite pour que les autres femmes l’aient. Cette photo, c’est aussi une belle rencontre avec un photographe qui a lu en moi comme dans un livre ouvert : la Vierge noire et l’enfant, c’est son idée et je ne pouvais pas trouver meilleure représentation de mon vécu. » « Dans le panthéon vaudou haïtien et africain, Erzulie représente la divinité de la fertilité, indique à son tour le photographe. Mais comment se passe la maternité pour une femme à qui on a enlevé un sein ? Je voulais interpeller les gens sur l’allaitement, ce lien “absent” entre une mère ayant subi une mastectomie et son enfant. »
La photo dénonce le scandale sanitaire lié à l’empoisonnement des sols – et donc de la population – par le chlordécone. Interdit à la fin des années 1970 aux états-Unis, puis en 1990 dans l’Hexagone, ce pesticide hautement toxique a continué d’être répandu dans les champs de bananes antillais jusqu’en 1993 à la demande des planteurs. Sols, rivières, animaux et mer sont contaminés pour des dizaines d’années et la présence de ce produit chimique est associée à des surincidences statistiques de différents cancers dans les zones d’utilisation… Pour Jessica, 38 ans, chef de service dans une centrale électrique thermique et « plus déterminée à s’affirmer » qu’avant son cancer du sein, il était important de participer à ce projet du photographe.
Pour cette séance photo avec Alexandra, 40 ans, l’artiste Alice des Merveilles dit avoir voulu « figer le temps dans une poésie remplie de mots qui caressent l’âme et le cœur. Les fleurs ici font peau à peau avec le corps pour lui rappeler : “Nous sommes la vie et l’amour, aie confiance. “ J’ai cherché à faire ressortir le côté à la fois doux et fort d’Alexandra dans une ambiance bucolique et rêveuse ». Pour Alexandra, cette image agit comme de l’art-thérapie, « l’occasion de me ré-approprier mon corps », dit la fondatrice de l’association Projet Amazones en Martinique. « J’avais une totale confiance dans la vision qu’Alice avait de moi. Nous avons longuement échangé sur mon histoire. Elle connaît mes combats, notamment associatifs, c’est son regard sur moi et il me touche. »
Pierre Bienvault
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 15, p. 76)