« Bienvenue au gynécée des neurones ! ». Véronique Gérat-Muller, docteur en psychologie à l’Institut Bergonié de Bordeaux, accueille avec un grand sourire la quinzaine de femmes inscrites à son atelier Onco’gite- tout en installant des bocaux remplis de fraises Tagada sur la table de travail. Turbans colorées, perruques impeccablement coiffées ou cheveux très courts, les patientes font leur entrée dans un joyeux brouhaha. Certaines ont partagé leur voiture pour le trajet. D’autres sont allées déjeuner ensemble avant l’atelier.
Véronique Gérat-Muller distribue un petit livret d’exercices photocopiés à chacune. Toutes jettent un premier coup d’œil à la « mission du jour ». Des dessins, des suites de nombres, des listes de mots… autant d’exercices destinés à exercer les mémoire visuelles et auditives, la capacité de reconnaissance des indices ou celle à mener plusieurs tâches de front.
Car oui, les traitements de chimiothérapie et d’hormonothérapie ont un effet néfaste sur les « capacités cognitives ». Dit plus simplement, la concentration, la mémoire et même la capacité à trouver le bon mot, sont impactées par les traitements, chimiothérapie et aussi hormonothérapie (lire notre article sur les raisons du chemofog).
Cet effet secondaire indésirable nommé « chemofog » est encore largement inconnu des oncologues mêmes. Couramment mis sur le compte de la fatigue, voire de la dépression. Hors, il n’en est rien. Véronique Gérat-Muller, s’est spécialisée dans ces troubles après avoir elle-même expérimenté le « brouillard cognitif »: « Mon fils de 8 ans était traité pour une leucémie. J’ai observé que, durant les traitements, il me demandait sans cesse de répéter les phrases que je venais d’énoncer. Ca m’a alerté, j’ai interrogé à l’époque son cancérologue sur l’existence de troubles cognitifs post-chimiothérapie. Il n’en savait rien ».
La jeune femme décide d’investiguer et y dédie son mémoire de recherche en neuropsychologie avant de créer « Onco’gite ». Des ateliers dédiés à réhabiliter la mémoire, la capacité de concentration et la capacité à mener plusieurs tâches intellectuelles de front. Prévus initialement pour être bi-mensuels, ces rendez-vous, à la demande des patients, sont vite devenus bi-hebdomadaires.
La plupart des patients ont honte de cette perte de capacité
Une des raisons du succès ? La psychologue ne sous-estime pas l’impact du handicap cognitif. Sur l’estime de soi-même, sur l’angoisse du retour à l’emploi… « La plupart des patients ont honte de cette perte de capacité. L’autre jour, une dame me racontait qu’elle était sortie en larmes du supermarché. Elle voulait acheter une bouilloire. Arrivée devant le vendeur, elle ne trouvait plus ses mots : elle a dû expliquer qu’elle voulait un « truc » pour faire chauffer de l’eau… Elle s’est sentie effroyablement diminuée ».
Pour travailler sur la mémoire et l’estime de soi, Véronique Gérat-muller choisit l’humour et désamorce les situations angoissantes. « Bon, mesdames, ça ne va pas être simple mais dites-vous que c’est comme faire du vélo. Avant vous pouviez gravir les côtes, faire dix choses à la fois, travailler, lire, vous occuper des enfants. Là, vous n’avez plus les jambes pour avaler autant de côtes à la suite. Mais vous savez toujours faire du vélo et pour vous aider on va apprendre à se servir d’un dérailleur ! ». Le « dérailleur », ce sont les stratégies mises en place durant l’atelier pour que chacune ne se sente pas « larguée » dans sa vie quotidienne.
Après un tour de table inaugural où chacune exprime ses difficultés ou ses progrès, le premier exercice débute : une suite de dessins où il faut repérer les erreurs. Immédiatement, le silence se fait et la concentration est maximale. Bruit du stylo sur le papier. On sent que l’enjeu est important pour chacune de ces femmes. L’une se sent « ralentie » par ses métastases au cerveau et a envie de se prouver qu’elle peut « suivre ». Une autre va retourner au travail dans quelques semaines et ne veut pas « être à la traine des collègues ». Une troisième s’imaginait qu’elle « n’y arriverait jamais », mais pour cette vingt-cinquième séance se rend compte des progrès « énormes » qu’elle a réalisés…
Correction immédiate puis nouvel exercice. La rapidité à laquelle se succèdent les «épreuves » fait aussi partie de l’atelier. Il faut que les candidates parviennent à enchainer des tâches faisant appel à des zones différentes du cerveau. « Comptez, dans la liste de mots que je vais vous énoncer, le nombre d’oiseaux dont le nom contient la lettre i : armoire, bécasse, portail, tasse, raison, moineau, cheminée, synthétique, message, pizza, merle, pie, morue, vélo, coucou… ». L’inventaire à la Prévert continue durant plusieurs minutes. L’une ou l’autre respire profondément, comme durant un effort physique intense. A la fin de l’exercice, la psychologue laisse un petit moment de détente, chacune se sert des Tagadas ou commente sa stratégie de mémorisation.
Jessica, jeune anglaise qui découvre Onco’gite, plaisante : « C’est dur – et pour moi en plus c’est en seconde langue ! Mais je m’accroche. Quand je suis au milieu d’une phrase, souvent, j’en oublie la fin. Mes enfants me disent: » maman re-initialise ! » ». Eclat de rire général. Puis, nouvel exercice. Une liste de mots à retenir, mais « ne vous inquiétez pas on y reviendra plusieurs fois durant l’atelier » précise la psychologue. « Heureusement », commente l’une, un peu inquiète. « Moi je fais des « tas » de mots dans ma tête, essaie ça, ça marche bien », répond sa voisine qui est aussi sa « copine de chimio » dans une clinique bordelaise.
Ce n’est pas la moindre des vertus d’Onco’gite que de développer des dynamiques de groupe. « Elles se motivent en groupe, déjeunent souvent ensemble. Elles sont dans le « faire ensemble ». Et ça c’est génial – s’enthousiasme l’organisatrice. Souvent, elles sont en arrêt-maladie et ont fini les traitements. L’atelier c’est aussi un « fil », le sentiment de ne pas être abandonnées à elles-mêmes après les traitements. D’ailleurs, chacune choisit quand elle veut stopper. Elles reprennent la main sur leur agenda. Et ça aussi, c’est important ».
Le rêve de Véronique Gérat-Muller ? Trouver des financements pour créer une « appli » Onco’gite qui permettrait à chacune des participantes de s’entrainer chez elle et de continuer à progresser.
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Céline Lis-Raoux
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 16, p. 48)