Combien de médicaments manquent en France ?
Pr Bruno Bonnemain : On ne connait pas encore le bilan définitif en ce début 2023, mais entre janvier et le 30 septembre 2022, on avait déjà recensé 3278 signalements de produits soit en tension, nécessitant de contingenter leur distribution, soit carrément en rupture d’approvisionnement. Cela concerne toutes les catégories de médicaments, qu’ils soient distribués en officine (en ville, NDLR) ou à l’hôpital, et sous toutes leurs formes. Les produits injectables, qui demandent beaucoup d’investissement aux industriels et dont la demande mondiale croit de 6 à 10 % par an manquent aussi régulièrement. Les hôpitaux, qui les utilisent le plus, sont donc aussi, voire même plus, concernés par les pénuries.
Les anti-cancéreux sont-ils également concernés ?
Toutes les classes thérapeutiques sont touchées : antibiotiques, anti-inflammatoires (corticoïdes), anesthésiques locaux ou injectables comme la xylocaïne. Les médicaments anticancéreux n’y échappent pas. L’Abraxane (paclitaxel) par exemple. Cette molécule, très utilisée en monothérapie dans le cancer du sein métastatique, et en association avec d’autres molécules de chimiothérapie dans le cancer du pancréas ainsi que certains cancers bronchiques, est en rupture de stock.
On déplore aussi des tensions d’approvisionnement pour la vinblastine et le methotrexate, utilisés dans le traitement de plusieurs cancers. Il est possible de substituer une molécule par une autre de la même classe thérapeutique, mais ce n’est pas une solution durable. Surtout quand vous avez déjà commencé un cycle de traitement ! Certains médecins nous ont confié faire des stocks pour pouvoir assurer toute la cure prescrite à leur patient.
Comment expliquer cette situation ?
Quand on manque subitement d’anesthésiant, comme les curares, au début de la pandémie de Covid, cela se comprend : on peut difficilement faire face à une demande qui se trouve multipliée par 200 en quelques jours. Mais au delà des situations particulière, il y a un problème de fond. Les pénuries touchent d’abord et surtout des produits anciens. La grande majorité des médicaments qui sauvent des vies aujourd’hui, la majorité des thérapies anticancéreuses et associées, sont des molécules chimiques tombées depuis longtemps dans le domaine public. Une fois libérées du brevet, qui assure un temps leur protection industrielle, elles peuvent être fabriquées sous forme générique. Seulement l’industrie des génériques fait face à un problème de marges. La fabrication des produits anciens suppose des investissements constants. Par exemple, avec la sérialisation, exigée depuis trois ans pour lutter contre les contrefaçons. Devoir apposer sur chaque boîte de médicament un code informatique unique, pour renforcer sa traçabilité, a un coût. Difficile d’absorber des coûts supplémentaires et d’investir si le médicament que vous produisez ne vous rapporte rien parce qu’il est vendu à prix coûtant. C’est notamment le cas de beaucoup d’antibiotiques injectables.
En cancérologie, on a plutôt l’impression que les traitements valent une fortune, non ?
C’est vrai uniquement pour les molécules innovantes. Si vous prenez un traitement anticancéreux ancien et très courant, comme le 5-FU, il est aujourd’hui vendu à prix coûtant en France. Et l’on constate qu’il y a moins de ruptures d’approvisionnement dans des pays où le prix des médicaments est plus élevé. L’Allemagne, l’Espagne, le Portugal l’ont compris et ont réévalué certains produits à la hausse. En France, nous manquons de discernement dans la fixation du prix des médicaments : il ne tient pas compte du type de produits.
« On ne peut pas se permettre de maintenir le 5-FU (un anti-cancéreux) à un prix ridicule. »
C’est-à-dire ?
Pour fixer le prix public de tout nouveau traitement dont la mise sur le marché est autorisée aujourd’hui, le comité économique des produits de santé (CEPS) s’appuie sur l’estimation par la Haute autorité de Santé (HAS) du « service médical rendu ». Pour un nouveau produit, cela permet d’évaluer s’il apporte un plus par rapport à ce qui existait déjà, et c’est très bien. Mais pour les produits anciens, mis sur le marché à une époque où cette évaluation n’existait pas, le seul critère du CEPS est : baisser le prix. Dans l’esprit des décideurs, on a donc visiblement choisi de sacrifier l’ancien. Seulement, si l’on veut maintenir l’approvisionnement d’un traitement indispensable, comme le 5-FU, on ne peut pas se permettre de le maintenir à un prix ridicule. À défaut, on finit par risquer l’abandon de production de médicaments indispensables, éventuellement remplacés par de nouveaux produits plus chers. Nous sommes encore en train de l’évaluer à l’Académie de pharmacie, mais nous nous attendons déjà à voir disparaitre au moins une dizaine de produits cette année.
Le prix, trop faible, est-il la seule cause ?
C’est un facteur important, avec un impact plus ou moins direct sur les pénuries. Mais ce n’est pas le seul. C’est ce qui a mené les industriels, avec l’arrivée des génériques, à délocaliser la fabrication des principes actifs (la matière première, NDLR), parfois du produit fini, en Asie, en Chine et en Inde. La main d’œuvre est moins chère, on réduit ainsi les coûts. Dans un pays comme l’Inde, les contraintes réglementaires environnementales sont aussi nettement moins contraignantes, donc moins coûteuses qu’en Europe.
Un autre élément s’ajoute à cela : avec cette mondialisation, la chaîne de fabrication de médicaments est devenue beaucoup plus complexe. Autrefois, l’industriel produisait le médicament de A à Z. Il contrôlait toute la chaîne, de la production de principe actif jusqu’au produit fini et à l’approvisionnement en pharmacie. Depuis une vingtaine d’années, la production est fragmentée entre de multiples sous-traitants, entre fabrication des principes actifs, des produits de synthèse, des excipients, conditionnement…etc. Il suffit qu’un grain de sable (accident industriel, défaut de qualité) perturbe la production chez l’un des sous-traitants pour que toute la chaîne s’enraye. Sans compter les contraintes de temps. Les sous-traitants travaillent avec des délais fixes avant fabrication, si subitement vous avez une demande de lots supplémentaires, cela peut prendre deux à trois mois.
« Punir l’industriel pour défaut de stock ? Cela ne semble pas être une solution. »
Enfin, quand la production ne suit pas la demande, la concurrence entre états européens n’arrange pas les choses. On en revient au prix. Reprenons l’exemple du 5-FU : son prix est de 5 à 10 % supérieur en Allemagne qu’en France, et de 50 à 100 % dans les pays nordiques. En cas de pénurie, cela ne peut qu’inciter les grossistes à vendre au plus offrant. Tous ces dangers étaient déjà soulignés dans le rapport de l’Académie de pharmacie en 2011. Cela n’a fait que s’aggraver depuis.
Les industriels ne sont-ils pas obligés d’avoir des stocks ?
Depuis septembre 2021, les laboratoires pharmaceutiques ont en effet l’obligation, sous peine d’amende, de constituer un stock de sécurité minimal de deux mois de produits finis pour tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) destinés aux patients français. Mais on n’a pas bien mesuré l’impact d’une telle mesure : la moitié des médicaments en France entre dans cette vaste catégorie ! Outre que cela provoque un déséquilibre entre pays, faire de tels stocks pour 6000 produits ajoute une contrainte difficilement tenable quand ce ne sont pas des médicaments rentables. Punir l’industriel pour défaut de stock ne parait pas non plus une solution : si la pénurie est liée à une panne dans sa chaîne de production, il n’a réellement pas de stock à fournir et une amende n’y changera rien.
Quelles seraient les solutions ?
Il vaudrait mieux dresser une liste, moins large, des médicaments indispensables et irremplaçables. À l’Académie de pharmacie, nous l’avons fait, en juin 2021, pour les anticancéreux et traitements associés. Cela représente 150 à 200 molécules. Une fois que vous avez une liste précise, vous pouvez aller voir les industriels concernés et creuser les causes de pénuries. Pour l’amoxicilline par exemple, qui a manqué cet hiver, on les connait. Les prévisions de production pour 2022 ont été faites sur la base des ventes de 2020-2021. Or celles-ci avaient fortement baissé en raison de la pandémie et quand la demande augmente, il est évidemment impossible de réagir du jour au lendemain. Lorsque c’est un produit générique, vous vous retrouvez en plus avec plusieurs fabricants : qui doit alors se charger d’augmenter sa production ? On avait des signes de tension sur ces antibiotiques dès les mois de mai-juin l’an dernier. On aurait donc pu consolider les productions prévues. Mais personne ne l’a fait, parce que personne en France n’a de vision globale.
Personne ne pilote le problème des pénuries en France ?
C’est l’un des nœuds du problème. Il concerne quasiment tous les ministères : santé, industrie environnement, sans compter les agences comme la HAS et l’agence nationale du médicament et des produits de santé (ANSM). Mais il n’y a pas de pilote dans l’avion, alors qu’il faudrait un pilote national. L’ANSM, à qui les industriels doivent signaler les ruptures, ou les risques de ruptures d’approvisionnement, joue seulement les pompiers. Elle n’a aucun levier d’action, et une certaine frilosité si on la compare à son équivalent américain. Aux USA, la Food and Drug administration (FDA) a un pouvoir plus général sur le médicament. Parmi les solutions pour limiter l’impact des pénuries, on peut par exemple allonger les dates de péremption sur certains produits. C’est l’administration qui a décidé qu’elle serait de 3 ans au lieu de 5 auparavant. La FDA a donc demandé aux industriels quels produits peuvent avoir un délai de péremption allongé, et elle a mis en ligne une liste de toutes les dates de péremption possibles pour ces produits.
Faut-il relocaliser la production en Europe ?
Cela fait partie des solutions. Mais l’idée de relocaliser toute la production de tous les médicaments n’a pas de sens. Là encore, mieux vaut partir d’une liste précise de produits indispensables, et analyser produit par produit ce qui peut être réparti dans tel site de production existant en Europe, en fonction de ses compétences.
EN CHIFFRES. Les signalements de pénuries ou de risque de pénuries s’accélèrent :
871 recensés en 2018
1504 en 2019
2446 en 2020
3278 en 20221
1. En 2021, les signalements ont légèrement baissé en raison de la pandémie de Covid-19