C’est une relation complexe. Presque impénétrable. Un patient face à son médecin. Un médecin face à son patient. L’un réputé sachant, l’autre souffrant. L’un chargé d’annoncer, l’autre obligé d’encaisser. Instant violent que chacun vit différemment, forcément. Depuis quelques années, pourtant, le déséquilibre de cette relation tend à se modifier face à l’émergence d’un nouveau type de malades: les « patients-acteurs ». Ceux-ci exigent de jouer un rôle de partenaire de soin à part entière.
« Quand j’ai eu mon premier cancer, début 2000, j’ai écouté les ordres, sans poser de question, raconte Catherine Malhouitre, fondatrice de l’association Au sein de sa différence. Presque dix ans après, quand je suis retombée malade, plus question de me taire. Chercher les informations, trouver le décodeur pour comprendre le médecin… Cela a été un long travail. Mais avec une pathologie au long cours on a du temps pour apprendre. » Si les malades changent, le contexte aussi.
« Aujourd’hui, nous intervenons moins dans la gestion des pathologies aiguës que dans celle des pathologies chroniques, que ce soit des cancers, du diabète, des maladies respiratoires…, explique le Dr Marie-Hélène Certain, membre du syndicat des médecins généralistes MG France. Ceci implique que le patient doit vivre, et vivre bien, avec sa maladie. Il doit être un acteur de son traitement. À nous de trouver la bonne posture d’accompagnement sans être ni trop directifs, ni trop paternalistes. » Obligation est donc faite au praticien du XXIe siècle de se réinventer.
Les patients proactifs refusent le silence des médecins
C’est au début des années 1980 qu’est née l’idée de cette nouvelle « démocratie sanitaire ». « Le changement de modèle est intervenu par le biais d’une nouvelle maladie, le sida, explique Dominique Thouvenin, professeure de droit de la santé publique à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). La posture du professionnel « sachant » n’était plus tenable car le médecin n’en savait pas plus que les malades. Ce sont eux qui ont commencé à exiger des informations claires, compréhensibles, fiables et à poser également des questions sur les moyens de répondre à toutes les conséquences de la maladie, en ce qui concerne la prise en charge sociale aussi bien que médicale. Rappelons-nous aussi que les premiers touchés étaient des homosexuels appartenant à un milieu intellectuellement favorisé, armés pour critiquer un modèle de rapport social traditionnel et pour en proposer un nouveau. »
C’est de leur combat, mené tambour battant, que va naître la loi du 4 mars 2002, dite loi Kouchner, « relative aux droits de la personne malade et à la qualité du système de santé ». Celle-ci reconnaît le principe d’autonomie des malades, leur droit à l’information et à l’accès à leur dossier, l’obligation aussi de les faire participer aux décisions médicales. Le patient nouveau était né !
Des malades actifs et mieux informés grâce aux nouvelles technologies
« Avant, il fallait une forte motivation pour aller dénicher de la littérature spécialisée, observe l’anthropologue Sylvie Fainzang. Aujourd’hui, Internet a rendu l’information beaucoup plus accessible. » Même si les professionnels s’inquiètent des dangers liés à la consultation de sites ou de forums à la fiabilité douteuse, il n’empêche que la Toile est devenue un formidable outil de partage et de vulgarisation. Un mouvement accentué par les différents scandales sanitaires, « comme celui des pilules de troisième génération ou encore celui du Mediator®, qui sont de nature à inciter les gens à aller voir de plus près en quoi consiste l’examen ou le médicament qui leur a été prescrit… », souligne Sylvie Fainzang.
De nombreux médecins plaident pour la mise en place d’un partenariat actif entre soignants et soignés afin d’aider notamment les patients chroniques à mieux prendre en charge, au quotidien, leur maladie. Sont-ils tous prêts? L’enquête de référence sur La Vie deux ans après le diagnostic du cancer, réalisée en 2004 par l’Inserm, soulignait déjà que « même ceux qui souhaitent fortement être informés ne questionnent pas toujours activement leur médecin ».
« Amener les patients vers l’implication, c’est une éducation thérapeutique »
Les patients attendraient plutôt de lui qu’il leur transmette l’information nécessaire. « Si certains adoptent ce comportement, c’est souvent parce qu’ils ne se sentent pas très à l’aise à l’idée de poser des questions, par crainte qu’une telle attitude soit interprétée comme un manque de confiance », notaient les auteurs du rapport. D’où l’idée, décrite par Franck Chauvin, oncologue et professeur de santé publique au Centre Hygée de Saint-Étienne, « d’amener les patients vers l’implication. C’est une éducation thérapeutique. Éducation, pas au sens du maître envers l’élève mais plutôt au sens de conduire sur le chemin. On apprend à devenir patient ».
De leur côté, selon le professeur, les médecins devraient être formés à la négociation: « Pensez qu’à HEC les étudiants en première année reçoivent cinquante heures d’enseignement sur ce sujet. Quand les futurs médecins n’en reçoivent que deux! C’est d’autant plus important qu’on découvre, depuis quelque temps, que ce n’est pas parce que leur maladie est grave que les patients vont faire ce que le médecin leur dit. » Une fois informé, et associé à la décision, le patient peut alors valider son choix, en son âme et conscience.
Les médecins incapables de se remettre en cause face aux patients proactifs ?
Beau discours, mais en pratique? Beaucoup de chemin reste à parcourir. Très critique vis-à-vis de ses pairs, le généraliste Martin Winckler, exilé au Québec, dénonce cette profession qui peine à se transformer: « La médecine reste marquée par l’empreinte d’une société patriarcale où l’argument d’autorité l’emporte sur tout le reste, le partage du savoir, la confrontation des idées, les souhaits du patient. Certains médecins se comportent encore aujourd’hui comme des directeurs de conscience. »
Sans aller aussi loin, l’anthropologue Sylvie Fainzang estime qu’« il ne suffit pas d’une loi pour faire évoluer les choses. La relation au patient est codifiée par des normes culturelles très ancrées. Patient, praticien, chacun a été socialisé dans son rôle. De plus, il existe des différences selon l’appartenance sociale. Celle-ci détermine en partie le fait que le patient revendique plus ou moins sa position d’acteur. De la même manière que le médecin se comporte différemment avec son patient selon le capital culturel qu’il lui prête ».
« Pour une relation de sujet à sujet et non de sujet à malade »
La médecine moderne dépossède le malade de son propre corps en faisant de lui un objet scientifique, juge le psychologue et psychanalyste Vincent Cousty. « Ce qui permet à la médecine d’asseoir à la fois un pouvoir et d’évacuer la question du psychisme, de l’affect, des souffrances… » Comme si, à force de traquer la vérité scientifique du corps malade, la médecine avait oublié la subjectivité des êtres humains, laquelle pourrait troubler le jugement et ouvrir une brèche dans la carapace protégeant le praticien. Voire lui rappeler douloureusement que, s’il sait répondre à la question du « comment » (comment une cellule cancéreuse apparaît-elle?), celle, existentielle, du « pourquoi » (pourquoi moi ?) lui échappe.
« N’oublions pas aussi que l’hôpital est désormais géré comme une entreprise avec des impératifs d’efficacité et de productivité, poursuit Vincent Cousty. Asservis aux chiffres, les médecins n’ont pas toujours le temps nécessaire pourlaisser place à la parole et à la subjectivité. » Plus qu’une relation d’égal à égal – qu’il est illusoire de tenter d’atteindre -, le psychanalyste plaide pour une « relation de sujet à sujet, et non de sujet à malade pris comme un objet scientifique ». Faire que la consultation soit aussi une rencontre entre deux individualités est possible. À tous, patients comme médecins, d’y contribuer.
Catherine Robin
A LIRE
« La Relation médecins-malades : information et mensonge », de Sylvie Fainzang, PUF, Paris 2006.