Laurence a dompté sa colère. Le 9 mars 2013, son père, Claude, est mort d’un cancer de la prostate. Il allait avoir 80 ans. « Quand le diagnostic est tombé, cinq ans auparavant, on était plutôt optimistes, raconte-t-elle. Le cancer était en phase initiale, les médecins ont préconisé de la radiothérapie et de l’hormonothérapie. »
« Mon père a accepté ce protocole dans un premier temps. Puis il a sollicité un deuxième avis, identique au premier. Il a alors refusé la radiothérapie. Depuis que notre mère, atteinte d’un cancer du sein, avait succombé à un dérèglement cellulaire de la moelle osseuse sans doute provoqué par les rayons, il n’avait plus aucune confiance dans ce type de traitement. Sa nouvelle compagne était en plus très branchée médecines douces. Influencé par elle, il n’a suivi que l’hormonothérapie, accompagnée d’un « programme santé » concocté par ses soins. »
Une batterie de médecines alternatives
Ancien cadre chez Essilor, Claude était, d’après sa fille, très cartésien jusqu’à ses 65 ans. « Ensuite, il est devenu un peu plus baba cool.. » Pour compléter son traitement classique, Claude a donc décidé de prendre des compléments alimentaires et de se nourrir selon son groupe sanguin. Il a ensuite pris, sur les conseils d’un médecin, des produits Beljanski (du nom d’un biologiste français condamné en 1994 pour exercice illégal de la médecine et de la pharmacie, mort en 1998… d’un cancer ).
« Il a dépensé des sommes dingues alors que ces produits étaient destinés à contrer les effets secondaires d’une chimiothérapie, donc ne servaient à rien. On s’en est rendu compte après… »
Qi gong (gymnastique traditionnelle chinoise), urinothérapie, reprogrammation cellulaire, Claude a expérimenté une batterie de thérapies alternatives. « Au début, il a bluffé son monde, poursuit Laurence. Les examens étaient bons mais sans que l’on sache à quoi cela était dû précisément. Et puis, dix-huit mois avant sa mort, les taux de PSA [un antigène prostatique spécifique, NDLR] sont repartis à la hausse. A ce moment-là, je crois qu’il a voulu faire marche arrière mais c’était trop tard. »
60 % des malades du cancer se tournent vers des médecines parallèles
L’histoire de Claude n’est pas rare. Depuis quelques années, de nombreux patients atteints de cancer ou d’autres maladies chroniques se tournent vers les médecines parallèles. Souvent en complément d’un traitement classique. Parfois, et c’est là le danger, en remplacement de la médecine conventionnelle. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) estime que 4 Français sur 10 ont recours aux médecines dites « alternatives » ou « complémentaires », dont 60 % de malades du cancer.
« Internet offre aujourd’hui une caisse de résonance immense à ces thérapeutiques »
Mais de quoi parle-t-on au juste? Si certaines thérapeutiques comme l’homéopathie, l’ostéopathie ou la phytothérapie ont gagné leurs galons de respectabilité, y compris à l’hôpital, d’autres ont proliféré dans leur sillage. « Il n’est pas tout à fait juste de parler d’un essor des médecines non conventionnelles, explique le cancérologue strasbourgeois Simon Schraub. Elles existaient déjà au XIXe siècle, dans le traitement de la tuberculose par exemple. La seule différence, c’est qu’Internet offre aujourd’hui une caisse de résonance immense à ces thérapeutiques et qu’elles se sont extrêmement diversifiées. »
Près de 400 thérapies alternatives recensées
Décodage biologique, jeûne, kinésiologie, massage tui-na, cure de vitamine C, crème Budwig, méthode Simoncini au bicarbonate de soude, instinctothérapie, respirianisme… La liste est longue des méthodes plus ou moins farfelues, accessibles en quelques clics. Dans son rapport Santé et dérives sectaires, publié en avril 2012, la Miviludes en avait recensé dans les 400.
« Le principe de ces cures, explique Serge Blisko, président de la Miviludes et lui-même médecin, c’est de faire croire à une guérison ou un « mieux aller » en employant des termes pseudo-scientifiques et en donnant des arguments simplistes pour expliquer la cause de la maladie. »
Parmi les 200 000 praticiens inscrits à l’ordre des médecins, la Miviludes en a recensé environ 3 000 soupçonnés de proximité avec des mouvances sectaires. « Ils sont difficiles à repérer car les patients mis en difficulté éprouvent un tel sentiment de honte et de déni qu’ils ne portent généralement pas plainte », observe Patrick Romestaing, vice-président de l’ordre des médecins.
La médecine alternative pour mieux supporter les traitements d’un cancer
Pallier les insuffisances de la médecine conventionnelle, voilà le moteur principal du recours aux pratiques alternatives. « Mon souhait, au départ, c’était de supporter les traitements le mieux possible pour pouvoir m’occuper de mes deux enfants », confie Daphné, qui a passé 10 ans à combattre un cancer du sein et deux récidives.
« Les malades cherchent en priorité à atténuer les effets secondaires, précise en effet Anne-Cécile Bégot, sociologue de la santé à l’université de Paris Est-Créteil et auteure d’une enquête sur les médecines parallèles et le cancer en 2010. C’est aussi une façon de gérer ses angoisses et les incertitudes liées aux traitements et aux possibles rechutes. Et surtout, ça permet d’être “acteur” de sa maladie. Se tourner vers ces thérapeutiques, c’est une façon de prendre en charge une partie de sa guérison. »
Pour Daphné, aller voir sa coupeuse de feu après une séance de chimio était un sas nécessaire avant de rentrer chez elle: « C’est quelque chose dont je ne parlais jamais avec mon cancérologue. Je n’avais pas envie de m’entendre dire sur un ton ironique et paternaliste: “Faites-le, si ça peut vous faire du bien !” J’ai toujours clivé les deux mondes. Manière de dire aux médecins : “Je suis avec vous, mais une partie de moi ne l’est pas”. »
Chercher une médecine parallèle : attention aux charlatans!
Les patients ont-ils conscience que ces pratiques puissent être dangereuses ? « Le principal danger, c’est nous et notre propre crédulité, tempère Daphné. Comme partout, il y a des abus de pouvoir, des escroqueries. J’ai donné tout mon argent, mon temps et mon énergie disponibles à aller voir des réflexologues, des magnétiseurs, des coupeuses de feu… Je voulais qu’ils m’aident à aller mieux, mais en aucun cas je ne ferai de prosélytisme. Mes choix n’engagent que moi. »
Un peu plus d’un an après la mort de son père, Laurence parle de cette expérience avec sérénité : « En réfléchissant bien, je n’incrimine pas plus la médecine parallèle que la médecine classique. Pour moi, il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Si les patients se tournent vers d’autres pratiques, c’est qu’il y a un manque quelque part. L’accompagnement, face à des traitements qui rendent malade, n’est pas assez humanisé ».
Elle conclut: « Il faudrait des ponts entre les disciplines. » Et indéniablement plus d’écoute pour ces patients sans boussole mais prêts à tout pour peser sur le cours de leur destin.
Catherine Robin