Pour les rendre plus onctueux et leur donner une belle texture, les industriels ajoutent à leurs produits des émulsifiants. Présents dans les yaourts, le chocolat, les gâteaux, la margarine, … ils sont difficiles à éviter. L’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle1) vient pourtant de montrer que leur consommation n’est pas sans danger et augmenterait le risque de développer un cancer. Entretien avec le Dr Bernard Srour, l’un des chercheurs qui a participé à l’étude qui vient d’établir ce lien2.
Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer comment vous avez mené cette étude ?
Il s’agit d’une étude épidémiologique qui repose sur la cohorte NutriNet-Santé (voir encadré). Dans notre étude, nous avons analysé les données de 92 000 participants pendant en moyenne 7 à 8 ans. Les personnes incluses dans notre étude devaient avoir rempli au moins 3 questionnaires concernant leurs consommations quotidiennes et ne pas avoir eu de cancer dans les 2 ans qui ont suivi leur inclusion.
Nous avons ensuite déterminé la dose d’émulsifiants présents dans les produits qu’ils ont consommés et nous l’avons corrélée à leur état de santé.
LA COHORTE NUTRINET-SANTÉ, KÉSAKO ?
La cohorte Nutrinet-Santé rassemble les données de santé de plus de 175 000 volontaires français depuis 2009. Les participants sont invités à remplir en ligne des questionnaires sur leur mode de vie, leurs caractéristiques socio-démographiques, leur activité physique, leur état de santé… Puis, régulièrement, ils répondent à des questionnaires alimentaires dans lesquels ils doivent préciser les produits qu’ils consomment pendant une journée, en précisant la marque achetée.
Vous souhaitez intégrer cette cohorte ? C’est par ici.
Qu’avez-vous démontré ?
Nous avons établi qu’il existe un lien entre la consommation d’émulsifiants et l’augmentation du risque de cancer. C’est particulièrement le cas pour les mono ou diglycérides d’acide gras ou E471, et les carraghénanes ou E407 et E407a.
Chez les forts consommateurs de E471, l’augmentation de risque de développer un cancer, quelle que soit sa localisation, était estimée à 15%. Pour le cancer du sein, l’augmentation était estimée de 24% et 46% pour le cancer de la prostate.
Chez les forts consommateurs de E407, on a observé une augmentation du risque de cancer du sein estimée à environ 30%.
Qu’entendez-vous par “fort consommateur” ?
Dans notre cohorte, les forts consommateurs de E471 correspondaient par exemple à des personnes qui mangeaient de façon quotidienne l’équivalent en E471 de ce qu’on retrouve dans une biscotte, 2 carrés de chocolat et 10 g de margarine allégée.
Je prends l’exemple de la margarine allégée car de nombreuses personnes s’éloignent du beurre et s’orientent vers la margarine allégée en pensant bien faire mais, en réalité, certaines sont riches en E471.
Concernant le E407, il s’agit de consommer régulièrement des sauces industrielles type béchamel, des crèmes glacées ou des yaourts aux fruits aromatisés.
C’est peu finalement !
En effet, il n’y a pas besoin d’être excessif dans sa consommation pour être considéré comme “fort consommateur”. Mais il faut bien comprendre que les modèles que nous avons utilisés pour arriver à ces niveaux de risque supposent une consommation régulière de ces émulsifiants et donc une exposition chronique.
Et concernant les autres émulsifiants ?
Notre étude n’a pas permis d’établir d’association avec d’autres émulsifiants. Mais absence de preuve n’est pas preuve de l’absence. Il y a plusieurs raisons qui pourraient expliquer pourquoi nous n’avons pas observé de lien, par exemple, parce que les autres émulsifiants étaient moins présents dans les produits consommés par notre cohorte, ou parce qu’on aurait besoin d’un plus grand échantillon pour détecter de telles associations.
Vous avez des doutes sur d’autres émulsifiants ?
Dans de précédentes études, nous avons montré que le E466, ou carboxyméthyl cellulose, est suspecté de perturber le microbiote intestinal et de favoriser l’inflammation et qu’il existe un lien entre sa consommation et les maladies cardiovasculaires. Mais ce lien n’a pas été établi pour le cancer dans notre étude.
Il y a 2 ans, une autre étude avait montré un lien entre cancers et édulcorants. Vous venez de montrer qu’il y en a un également avec les émulsifiants. Est-ce que ces résultats ont un impact sur la réglementation de l’utilisation de ces additifs ?
L’été dernier, suite à l’étude dont vous parlez, le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) a classé l’aspartame, le principal édulcorant, comme possiblement cancérigène pour l’homme, en utilisant les résultats des études récentes, dont les nôtres, chez l’humain et l’animal.
Par ailleurs, l’innocuité des aliments est évaluée régulièrement par l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Pour cela, elle se base sur la littérature scientifique existante. Des études comme la nôtre permettent donc d’enrichir son évaluation et de l’aider à déterminer si tel ou tel composé pose problème et de proposer, par exemple, des seuils à ne pas dépasser.
Propos recueillis par Emilie Groyer
1. CRESS-EREN, Inserm/INRAE/Cnam/Université Sorbonne Paris Nord/Université Paris Cité, Réseau NACRe
2. Food additive emulsifiers and cancer risk: results from the French prospective NutriNet-Santé cohort. Sellem et al. Plos Medicine, 2024