Le Dr Aude Charbonnier, hématologue à l’Institut Paoli-Calmettes de Marseille, fait partie de ces médecins qui ont vécu l’avant et l’après Glivec® (découvert en 1991 et administré à partir de 2001). Ce traitement ciblé bloque la dérégulation d’une enzyme responsable de cette forme rare de cancer du sang et de la moelle osseuse, caractérisée notamment par une augmentation des globules blancs.
Grâce à lui, l’espérance de vie des patients est passée de 15 % avant 1983 à 80-90 % depuis 2001, se rapprochant ainsi de la durée de vie de la population générale. De maladie souvent fatale, la leucémie myéloïde chronique est réellement devenue chronique…
L’origine de la leucémie myéloïde chronique
Son origine: une anomalie chromosomique des cellules souches de la moelle, le chromosome Philadelphie (du nom de la ville des États-Unis où les chercheurs P.C. Nowell et D.A. Hungerford l’ont découverte dans les années 60). Cette anomalie résulte d’un échange entre les chromosomes 9 et 22, qui met en contact deux gènes normalement bien distincts, le gène BCR et le gène ABL.
Ensemble, ils vont former un gène code pour une enzyme n’existant que dans les cellules leucémiques. Si l’on connaît mal les causes de l’apparition du chromosome de Philadelphie, on sait qu’il s’agit d’une anomalie génétique acquise, et que la maladie n’est pas héréditaire.
Si la découverte de la LMC chez les patients est souvent fortuite, par exemple à l’occasion d’un banal examen sanguin ou de l’augmentation du volume de la rate, sa progression peut mettre leur vie en danger. « Sans traitement, la leucémie myéloïde chronique se transforme inexorablement en leucémie aiguë, après quelques années d’évolution », explique le Dr Charbonnier.
Des traitements ultraciblés contre la leucémie myéloïde chronique
Mais en matière de traitements, la LMC est l’exemple emblématique des progrès de la recherche. Au début du XXe siècle, les médecins ne disposaient que de l’arsenic ou de l’irradiation de la rate pour contrer la maladie. Ensuite sont venues s’ajouter quelques chimiothérapies. Les premières révolutions thérapeutiques notables seront la greffe de moelle osseuse avec quelques patients guéris, mais au prix d’une toxicité importante, et l’interféron alpha, utilisé seul ou associé à une chimiothérapie. Et puis le Glivec® est arrivé…
« Agissant comme une clé verrouillant le gène BCR-ABL, l’imatinib (principe actif du Glivec®) bloque l’activité de l’enzyme, ce qui permet à la moelle osseuse saine de reprendre son activité de fabrication de globules sains. Ainsi, seules les cellules malades sont détruites », explique le médecin. Devenu la thérapie ciblée de référence à partir de 2002, le Glivec® est souvent proposé en première intention car il est plus efficace, mieux toléré et facile à prendre (un comprimé à avaler chaque jour).
Un suivi moléculaire au long cours
« L’objectif est d’obtenir une rémission, c’est-à-dire une réponse non seulement hématologique (bilan sanguin normal), mais aussi cytogénique et moléculaire, autrement dit beaucoup plus profonde, indique le Dr Charbonnier. Pour suivre l’évolution de la maladie, nous disposons d’un test très sensible de détection de l’enzyme anormale, appelé PCR, effectué à partir d’une simple prise de sang faite tous les trois mois au début de la maladie ».
Elle poursuit: « Grâce à ce test de biologie moléculaire (réalisé à l’échelle de l’ADN), il est possible d’évaluer la vitesse et l’intensité de la réponse au traitement. Le marqueur moléculaire de la maladie sera suivi tout au long de celle-ci et permettra de guider la thérapeutique appropriée pour le patient. Une fois l’analyse chromosomique de la moelle normalisée, le suivi moléculaire s’effectuera sur simple prise de sang, au minimum tous les six mois. »
« Pour éviter tout risque de rechute, Il faut traiter en continu »
Objectif principal: « Retrouver moins d’une cellule positive sur 1 000, ce qui signifie que la maladie a alors de grandes chances de ne jamais évoluer. Le problème, c’est qu’il existe des cellules souches « dormantes », insensibles au traitement. Pour éviter tout risque de rechute, Il faut donc traiter en continu. »
Il arrive aussi que certaines personnes ne répondent pas aux médicaments ou développent des résistances, des intolérances, particulièrement lorsque la maladie est en phase de transformation aiguë.
Dans ce cas, les nouvelles thérapies ciblées, dites de seconde ou de troisième génération, comme le dasatinib®, le nilotinib®, le bosutinib®, le ponatinib® prennent le relais, permettant une réponse moléculaire plus importante. « Certaines, comme le nilotinib®, sont même prescrites en première intention chez les patients à hauts risques ou les patients très jeunes », précise l’hématologue.
La leucémie myéloïde chronique provoque une fatigue chronique
Si les inhibiteurs de tyrosine kinase permettent aux patients de vivre, le succès du traitement repose donc sur une observance parfaite, au long cours. Malheureusement, certaines personnes ont parfois beaucoup de mal à en supporter les effets secondaires : « Problèmes intestinaux, problèmes oculaires, spasmes musculaires, sensation de coups de bâtons dans les jambes qui empêchent de marcher », peut-on lire dans le Livre blanc des premiers états généraux de la leucémie myéloïde chronique*.
Ou encore: « On est une larve. On se lève, on est fatigué, on se couche, on n’en peut plus. Pour les gens qui travaillent, comment faire quand on est une larve? Dites ça à votre hémato ! J’ai demandé des vitamines, on m’a répondu que je n’en avais pas besoin. Mon médecin est démuni face à ma fatigue, mais moi, je ne tiendrai pas comme cela toute une vie. Il aime me rappeler qu’auparavant la LMC ne se traitait pas! J’aimerais qu’il se souvienne que je vis ici et maintenant… »
Autant de plaintes et de douleurs qui ne favorisent pas l’observance. Il arrive d’ailleurs que des patients interrompent leur traitement le week-end, « pour ne pas être malades ». D’autres « pendant trois mois, jusqu’à la consultation suivante, car les effets secondaires [sont] trop lourds et qu’entre deux consultations il n’y a pas de suivi ».
Un accompagnement thérapeutique crucial
Certains jouent avec leur vie, ne supportant plus d’entendre de leurs médecins qu’ils peuvent mener une existence normale, « car dans la vraie vie, vie normale ne rime pas avec leucémie, ni avec traitements ni avec effets secondaires ».
Hélas, souligne le Dr Charbonnier, « au-delà de trois oublis par mois, les patients peuvent perdre leurs chances de rester en réponse stable. D’où l’importance de l’éducation thérapeutique, de l’accompagnement, qui repose certes sur l’évaluation de la tolérance au traitement, mais aussi sur une connaissance psychologique et sociale fine des malades, et s’avère donc aussi essentiel que le traitement lui-même ».
Néanmoins, une éclaircie pointe dans le ciel des patients: lorsque aucun signe de la maladie (biologie moléculaire négative) n’apparaît plus pendant vingt-quatre mois consécutifs, certains patients, qui prennent un traitement depuis plusieurs années, se voient proposer d’intégrer un protocole d’arrêt de traitement.
« Nous pouvons parfois arrêter le traitement sans qu’il y ait de rechute »
C’est tout l’enjeu des études Stim (Stop imatinib), menées depuis 2006 par le Pr Xavier-François Mahon, président du groupe FI-LMC (France Intergroupe de la leucémie myéloïde chronique, la France étant pilote dans ce domaine).
« Avec les inhibiteurs de tyrosine kinase, nous ne sommes pas certains d’éliminer toutes les cellules leucémiques. Pourtant, et bien que les cellules anormales puissent persister, nous avons constaté que nous pouvions arrêter le traitement de certains patients sans qu’il y ait forcément de rechute. Dans l’essai Stim 1, sur les 100 patients ayant obtenu une rémission moléculaire profonde et durable sous imatinib, 39 % n’ont pas rechuté, et ce avec trente-six mois de recul. Le patient pour lequel nous disposons du recul le plus important a arrêté son traitement depuis dix ans. »
Il apparaît que les patients ayant été traités le plus longtemps avant cet arrêt courent de moindres risques de rechute, ce qui laisse penser que les cellules leucémiques s’épuisent progressivement sous traitement.
Déterminer une signature moléculaire
L’enjeu aujourd’hui ? « Comprendre dans quelles conditions et pour quels patients l’arrêt du traitement peut être envisagé, sans risquer une rechute dans les mois qui suivent », sachant que, même après une rechute, les patients répondent de nouveau au traitement.
Utilisant des techniques de séquençage, l’équipe bordelaise cherche à déterminer une signature moléculaire, un ensemble de caractéristiques biologiques des cellules leucémiques, qui permettrait de différencier les patients qui vont rechuter de ceux qui ne rechuteront pas après l’arrêt thérapeutique.
L’implication du système immunitaire est également à l’étude. Actuellement, de nombreux pays comme la Corée, le Japon, l’Australie mènent des études semblables et toutes donnent sensiblement les mêmes résultats. Dans les années à venir, il sera sûrement possible de proposer l’arrêt de traitement à un plus grand nombre de patients et de déterminer quelle surveillance doit être mise en place.
« Un modèle dans la façon dont il faut appréhender le cancer »
Et voir encore plus loin, viser la guérison? « Tout dépend de la définition que l’on donne au mot guérison, répond prudemment le Pr François-Xavier Mahon. Pour une angine, c’est simple: on est guéri lorsque l’on n’a plus mal à la gorge! Mais dans le cas du cancer, on trouve des choses anormales même chez les sujets sains. Pour autant, ce qui a été rendu possible avec cette leucémie constitue un immense espoir pour d’autres maladies ».
Il conclut : « C’est un modèle dans la façon dont il faut appréhender le cancer: aller dans le détail moléculaire, trouver des cibles, développer des médicaments efficaces contre cette cible, puis poser les questions, étape par étape, pour espérer déboucher sur la guérison. »