C’est officiel, désormais aucune rentrée littéraire ne saurait se faire sans son récit de maladie. Le cancer fait partie de nos vies quotidiennes et devient sujet récurrent de romans, films, séries… Avec, c’est vrai, parfois, un arrière-gout de carton-pâte pour ceux et celles qui le traversent autrement que par la fiction (l’auteure de ces lignes se souvient encore d’un amer fou rire devant une série télé où, au sortir d’une chimio, une sexagénaire filait, sémillante, au resto avec son mari…).
Sorj Chalandon est journaliste et écrivain. On connait à la fois sa rigueur (il a reçu en 1988 le prix Albert Londres, le « César » des journalistes) et son talent (on ne peut que recommander la lecture urgente de « Retour à Killybegs » – paru également chez Grasset), bref on confesse un certain étonnement lorsque, attaquant la pile des romans de la rentrée, au mois d’aout dernier, et commençant avec gourmandise « Une joie féroce », on se rend compte que sous ce titre se cache un roman évoquant le cancer.
Jeanne et son camélia
Donc Jeanne, libraire, lors d’une mammographie de routine est diagnostiquée d’un cancer. Sidération, attente d’un diagnostic qu’on devine déjà dans le regard des médecins, solitude… Les premières pages du roman ressemblent à tant de récits réels ou imaginaires qu’on a le sentiment d’avoir déjà lu cent fois cette entrée en matière. Puis, le retour à la maison, le mari auquel on voudrait s’accrocher mais qui se dérobe – jusqu’à la rupture. La perte de cheveux. La cicatrice. Les pansements que l’on regarde avec horreur. Le cancer à qui on donne un nom (le camélia). Le banquier qui refuse le prêt. Les amis, les inconnus qui ont tous un avis autorisé sur la maladie : « Votre cancer se sont les autres qui vous en parleront le mieux », prévient le médecin de Jeanne avec clairvoyance…
Tout y est, rien ne sonne faux mais on a le sentiment que l’auteur a voulu tout « placer », remplir les cases obligatoires de ce qu’il faut dire/penser sur le cancer – avant d’oser se lancer vraiment dans son récit. Ce qu’il fait page 60. Et là, le roman commence. Et il est formidable.
Vraies malades et fausses armes
Donc Jeanne, libraire, a un cancer. Un mari évanescent. Elle rencontre en salle d’attente de chimio Brigitte, chef de bande, « boule à zéro » assumée, Assia sa compagne et l’étrange Mélody, fragile autant qu’insaisissable. Brigitte est un arbre plus haut que les autres, d’apparence plus fort, et la petite troupe vient s’y abriter. Ensemble, elles décident de tenter un acte fou, démesuré : un casse dans une bijouterie de la place Vendôme. On se laisse emporter dans cet entrelacs d’apparences et de pastiches (perruques, masques, hijab) où une princesse arabe de pacotille (armée d’un véritable diamant de 5,99 carats) rudoie sa fausse assistante, elle-même vraie malade mais maman bidon… Le rocambolesque y côtoie le foutraque qui flirte lui-même avec la douleur ; les royautés imaginaires du Golfe tutoient la mafia serbe ; les pistolets pastiches, des ours en peluche géants ; les amours en toc se frottent à des amitiés d’or pur; le gang des postiches se mêle au gang des hospitalisées… Passés les douleurs, les faux semblants, les histoires qu’on se raconte pour rester debout et celles qu’on fait mine de croire, les fâcheries et les trahisons, ce « gang des cancéreuses » se découvre dans cette aventure, en vie. Follement en vie.
Céline Lis-Raoux
Une joie féroce, de Sorj Chalandon. Éditions Grasset, 315 pages, 20€90