« Si vous avez un cancer du sein avant 30 ans, vous serez publiée, tellement c’est rare ! » Cette remarque lancée dans un éclat de rire, Aurélie l’a entendue dans la bouche d’un médecin généraliste en octobre 2014. Quelques semaines plus tôt, cette enseignante de 27 ans avait senti sous ses doigts « un chapelet de petites boules dans son sein ». Puis elle a vu apparaître un ganglion sous son aisselle. Aurélie réagit comme il le faut : elle prend d’abord rendez-vous avec sa gynécologue qui ne repère rien de méchant, passe quand même aux urgences, dont elle ressort avec une ordonnance pour dix jours d’anti-inflammatoires, puis fait un détour chez son médecin traitant qui – de guerre lasse – prescrit une mammographie. « Pour la personne qui pratique l’examen, cette inflammation est due à une infection parce que je me ronge les ongles, reprend Aurélie. En tout cas, elle est formelle : ce n’est pas un cancer. » Aurélie attendra finalement quatre mois avant qu’un diagnostic soit officiellement posé : cancer du sein de stade III, grade 3 « très hormonodépendant et agressif » avec métastases ganglionnaires…
Ce parcours édifiant est l’un des exemples de l’errance diagnostique que vivent des dizaines de jeunes patients. Chaque année en France, environ 1 900 adolescents et jeunes adultes (AJA) sont touchés par un cancer. La moitié pour des pathologies hématologiques – lymphomes, leucémies –, le reste pour des tumeurs solides. La maladie constitue dans cette tranche d’âge la troisième cause de mortalité après les accidents et les suicides. Pourtant, le jeune adulte passe souvent sous les radars car le cancer frappe avant tout des adultes âgés. L’âge médian du malade est de 68 ans chez les hommes et de 67 ans chez les femmes (chiffres 2015).
Déni médical
Du coup, « il y a comme une zone grise », note Christelle Rakotoarimanana, cofondatrice avec Mélanie Courtier de Jeune & Rose, association créée en 2016 près de Bordeaux par – et pour – des jeunes femmes touchées par un cancer du sein, « notamment pendant leur grossesse ou l’allaitement, ce qui était notre cas à toutes les deux ». La trentenaire poursuit : « Comme nous n’entrons pas dans les statistiques, le personnel soignant a tendance à ne pas croire à l’hypothèse “cancer”. »
« Il n’y a pas de cours sur les cancers de l’ado et du jeune adulte dans le cursus universitaire général »
Solène, 27 ans aujourd’hui, s’est heurtée de plein fouet à ce déni médical. « Durant l’été 2016, j’ai perdu près de 10 kg et j’ai cessé d’avoir mes règles, raconte cette auxiliaire de vie sociale auprès de personnes âgées. En septembre, j’ai senti une boule dans mon sein gauche. Je suis allée voir le généraliste qui me suivait depuis des années. Il a attribué mon état à des antécédents de dépression et m’a prescrit des anxiolytiques. Pour la boule, il ne s’agissait de rien d’inquiétant à ses yeux : un fibroadénome. » L’errance de cette Bretonne tient ensuite du calvaire. Le radiologue refuse une ponction sur la grosseur au motif que « ça ne se fait pas à 25 ans ». La gynéco ne s’inquiète pas de la boule grossissante dans son sein et lui prescrit un traitement hormonal pour favoriser le retour de ses règles. Le tout alors que Solène se plaint de douleurs de plus en plus vives qui irradient dans ses côtes, ses hanches, ses vertèbres. Un an après l’apparition des premiers symptômes, elle a tellement mal qu’elle fait un malaise. Aux urgences, une radio du dos ne révèle rien. « On m’a dit : “Rentrez chez vous”. Là, j’ai répondu non ! » Pendant la nuit, Solène commence à perdre la sensibilité dans ses jambes, tandis que la morphine reste sans effet. Une IRM finit par révéler une masse suspecte sur une vertèbre. Le 28 juillet 2017, elle peut enfin mettre un nom sur sa souffrance : cancer de stade IV, grade 3, avec métastases sur la hanche et une vertèbre. « Pendant un an, personne n’a rien vu ! »
Six médecins en deux mois…
Il n’existe pas, dans notre pays, d’étude sur le délai de diagnostic posé chez le jeune adulte. En revanche, l’enquête menée sur une cohorte de 830 patients britanniques de 13 à 24 ans atteints de cancers de tous ordres, et publiée en mars dernier par la revue scientifique anglaise The Lancet dans sa section Child & Adolescent Health, est éloquente. Certes, les systèmes de santé français et britannique ne sont pas en tout point comparables. Néanmoins, « cette étude unique en Europe révèle qu’entre l’apparition des symptômes et le diagnostic, il s’écoule en moyenne deux mois pour un AJA », indique le Pr Norbert Vey, onco-hématologue et coordinateur du pôle AJA à l’institut Paoli-Calmettes, à Marseille.
Une durée bien supérieure au délai d’accès au diagnostic pour un cancer du sein en France – 17,7 jours – et à la chirurgie – 22,9 jours –, selon une étude réalisée en 2011 et 2012 par l’Inca dans plusieurs régions. Quant au lymphome de Hodgkin, qui touche plutôt les jeunes adultes et les seniors, son délai médian de prise en charge est de 22 à 34 jours (selon une étude de Santé publique France publiée en 2013). « Mais quand on est jeune, on ne pense pas à ça. On ignore les symptômes. Moi au départ, je ne me sentais pas malade, juste fatiguée », indique Auxane. La jeune fille de 19 ans apprend un mois et demi après son premier passage aux urgences qu’elle a un lymphome hodgkinien. Elle est alors hospitalisée depuis trois semaines pour une méningite sévère, elle-même tardivement dépistée. « Lymphome… je ne connaissais même pas le mot ! Il était là depuis longtemps, peut-être deux ans », se remémore l’étudiante. Le cancer a déjà essaimé dans le cou, sous les aisselles et l’abdomen.
« L’idée d’une maladie grave est étrangère au fonctionnement psychologique de l’adolescent »
L’étude publiée par The Lancet révèle un autre point crucial : les patients jeunes doivent consulter en moyenne trois généralistes avant d’avoir accès à un spécialiste. Aurélie, la jeune enseignante, se souvient de ces quatre mois comme d’une longue bataille face à des médecins tous plus dubitatifs les uns que les autres. « Chaque fois, c’était moi le moteur pour avancer dans la compréhension de ce que j’avais. Je réclamais des rendez-vous, des prises de sang, des examens complémentaires… », se désole la jeune mère de famille.
Christelle, elle, a vu six médecins en deux mois, après deux ans d’écoulements mammaires suspects. « Un radiologue m’a littéralement “pourrie” parce que je venais le voir ! » Lorsque son cancer est finalement dépisté, elle a 32 ans « et une tumeur de 8 cm dans un petit 85 A ». Depuis, à la tête de l’association Jeune & Rose, la Bordelaise dit avoir échangé avec près de 150 jeunes femmes atteintes d’un cancer du sein : « Près de 90 % d’entre elles ont subi un retard de diagnostic. Cette errance est quasi systématique. »
Rien dans le cursus universitaire général
Pour le Pr Vey, les causes de ces retards sont multiples. « En moyenne, un médecin de ville va voir un ou deux cas de ce type dans toute sa carrière, alors que des ados mal fichus avec des ganglions dans le cou, il en croisera plein. Mais ceci dit, c’est vrai qu’il n’y a pas de cours spécifique sur les cancers de l’ado et du jeune adulte dans le cursus universitaire général. C’est traité avec les maladies de l’enfant », souligne-t-il. à cela s’ajoute une ignorance de ces pathologies par les jeunes et leurs parents. « Il y a un vide, poursuit le Pr Vey. Le public potentiellement concerné n’est pas suffisamment sensibilisé. Alors il n’y pense pas, ne l’imagine pas. » L’incrédulité de la famille, Anaïs – championne de France de marathon en 2013 et 2016 – connaît bien. Lorsque cette aide-soignante de 23 ans découvre une masse dans son sein, son entourage est unanime, plusieurs mois durant : « On me disait “ce n’est pas possible, tu n’as pas l’âge, pas d’antécédent, tu es sportive, tu manges bien.” Personne n’y croyait ! »
Souvent, la souffrance ou l’angoisse du jeune malade est attribuée à des causes psychosomatiques. « Ma famille, mes amis, tous pensaient que je “psychotais”, alors que je sentais cette chose dans mon sein, enchaîne Aurélie. Ma mère m’a même envoyée chez le psy. »
Il est vrai que l’insouciance propre à l’adolescence joue parfois un rôle dans ces dépistages tardifs. Entre déni, peur profonde et mépris bravache pour les conseils d’adultes, « l’idée d’une maladie grave qui grandit en soi et peut menacer la vie est très étrangère au fonctionnement psychologique de l’adolescent, souligne le Dr Etienne Seigneur, pédopsychiatre à l’institut Curie, à Paris, au sein de l’unité de psycho-oncologie et centre d’oncologie Siredo (Soins, Innovation, Recherche en oncologie de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte jeune). à cet âge-là, on se pense invulnérable ».
Voilà pourquoi le Dr Nadine Dohollou, cancérologue à la Polyclinique Bordeaux Nord Aquitaine et spécialisée dans le cancer du sein chez la jeune femme, notamment enceinte, ne plaide pas seulement pour une meilleure formation du corps médical mais aussi pour l’apprentissage de gestes simples par les femmes elles-mêmes : « Il faut informer le grand public sur la façon de s’examiner. Montrer les techniques de l’autopalpation doit se faire très tôt, dès la première prescription de pilule ou la première visite chez le gynéco. »
Le soulagement, puis la rage…
Après un tel parcours du combattant, Aurélie et Solène ont toutes deux reçu l’annonce de leur maladie comme un soulagement, la preuve qu’elles n’étaient pas folles. « Malgré la difficulté de l’annonce, c’est souvent le cas, lorsque le patient n’a pas été cru, pris en considération et renvoyé à un problème psychologique, confirme le Dr Seigneur : ce qu’il ressentait était bien réel. »
Mais après l’apaisement pointe souvent la rage. Aurélie a pris son courage à deux mains et fait « le tour de tous les praticiens qui n’avaient rien vu ». Solène, encore en traitement, n’en a pas eu la force : « Je n’ai pas encore réussi à leur écrire. Mais je vais le faire. J’aimerais leur dire que malgré mon jeune âge cela peut arriver. »
« Du fait de ces tâtonnements, les jeunes garderont en général beaucoup de colère contre tous ceux qui n’ont pas fait les choses correctement, reconnaît le Dr Seigneur. Ce qui n’est pas sans effet sur leur confiance dans les adultes, en général. Quand on a initialement dit à ces jeunes “c’est dans la tête”… il est parfois compliqué, ensuite, de mettre en place un suivi psychologique. »
Or, les semaines ou mois d’attente et de fausses pistes engendrent toujours de douloureuses questions chez les jeunes patients et leurs parents : « Et si on avait réagi avant ? Et si on l’avait pris au début ? », témoigne ainsi le Dr Seigneur. Evidemment, un retard de diagnostic ne détermine pas à lui seul le pronostic. Mais son impact est réel « et la perte de chances de guérison demeure », reconnaît le Pr Vey.
La majorité des AJA atteints de cancer guérit pourtant bien : le taux de survie est de 81,8 % à cinq ans. Mais, à pathologie égale, les adultes plus âgés et les enfants plus jeunes guérissent mieux. « Ces dernières années, ces deux catégories de population ont bénéficié de progrès dont le groupe AJA n’a pas profité dans les mêmes proportions », indique le Pr Norbert Vey. En clair, un ado atteint d’une leucémie aiguë, d’une tumeur maligne osseuse ou d’un lymphome non hodgkinien, notamment, a statistiquement moins de chances de guérir qu’un sexagénaire ou un écolier.
Coralie Bonnefoy
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 15, p. 60)