De son vivant sort ce 24 novembre. Présenté hors compétition au dernier festival de Cannes en juillet 2021, ce beau et grand mélo, signé Emmanuelle Bercot (La tête haute, La fille de Brest), avait bouleversé les festivaliers. Benoît Magimel y incarne un homme condamné par un cancer du pancréas, à 40 ans. Catherine Deneuve interprète sa mère, qui ne se résout pas à la perte annoncée de son fils. Face à eux, Gabriel Sara alias le Dr Eddé. Oncologue, hématologue, patron de l’unité de chimiothérapie à l’hôpital Mount Sinai Roosevelt de New York, il joue ici son propre rôle. Jouer n’est d’ailleurs pas le bon terme, il est ce médecin passionné par son métier, qui maîtrise trois langues (anglais, arabe et français), qui aime sa femme, ses patients, la musique, son Liban natal, la vérité et, plus encore, la vie. De tout ça, il parle, intarissable, éloquent comme un livre ouvert à la bonne page… Morceaux choisis.
Quand Emmanuelle Bercot vous a proposé le rôle, vous n’avez pas eu peur de dire oui ?
J’ai eu une petite angoisse bien sûr, mais avec un coach comme Emmanuelle comment avoir peur ? Elle ne m’a pas donné le rôle comme ça non plus, elle m’a fait passer des essais pour s’assurer que je pouvais le jouer ! Elle a cette faculté de percevoir des choses qui nous échappe. Je me suis dit qu’elle avait sans doute vu chez moi des choses que je ne voyais pas. Et puis, j’aime les challenges. S’attaquer à quelque chose de difficile est très stimulant, et réussir à le faire est toujours un enrichissement.
Dans chaque attitude, chaque mot qu’il prononce, on a l’impression que ce Dr Eddé c’est vous. Avez-vous participé à l’écriture du scénario ?
Pas du tout mais c’est une histoire intéressante à raconter. Avant de rencontrer Emmanuelle, j’avais l’idée d’écrire un livre sur ma vision du métier d’oncologue que j’exerce depuis presque quarante ans. Et puis, en 2016, j’ai vu son film La tête haute, à New York, lors du festival Rendez-vous with French cinema. Ma femme et moi n’en ratons pas une édition ! Emmanuelle était venue le présenter, et il y a eu un échange avec elle après la projection. J’ai su immédiatement qu’on pouvait faire quelque chose ensemble. On a échangé nos mails et correspondu jusqu’à ce qu’elle revienne en 2017. Elle est restée à la maison, et pendant quelques jours elle m’a accompagné à l’hôpital. Elle est repartie en me disant qu’elle allait réfléchir à tout ce qu’elle avait vu. Un an plus tard, j’ai découvert le scénario. Elle y avait retranscrit pratiquement tout ce que je pense et tout ce que je dis dans ma vie de tous les jours.
Qui est ce Dr Eddé ?
D’abord, il sait ce qu’il fait, ça c’est indispensable. Mais c’est aussi un médecin qui s’intéresse à l’individu derrière le malade. Qui s’y intéresse vraiment et qui s’adapte à lui, en fonction de l’évolution de son état d’esprit. Car, au fil du parcours de soins, les gens changent. Leurs humeurs, leurs émotions ne sont pas les mêmes d’une semaine à l’autre, ou même d’un jour à l’autre. C’est ce que j’appelle danser avec le malade. La séquence de tango dans le film symbolise cette relation étroite qui nous unit.
C’est -à-dire ?
C’est beau le tango mais c’est une danse difficile. Elle nécessite d’avoir confiance en l’autre, d’être connecté à son corps, à ses réactions, à ses mouvements. Un faux pas peut faire trébucher et chuter les danseurs. C’est ça être partenaires, et c’est exactement pareil en médecine. Avec le malade, on danse ensemble. Ça veut dire qu’on se tient la main et qu’on regarde le cancer ensemble. Et ensemble on va trouver la façon de le détruire quand c’est possible, ou de vivre avec, si on peut.
Vous parlez de la confiance, sur quoi repose-t-elle ?
Sur la vérité. Il y a souvent un manque de vérité, or pour moi elle est sacrée. Aucun malade n’est stupide. Il entend les messes basses, il voit les regards sur lui, il sent évidemment qu’il y a un problème sérieux. Parfois on ne lui dit que la moitié des choses, et c’est tout aussi dramatique. Le malade se dit « je vais mourir et personne n’ose me le dire même, pas mon médecin ! ». L’imagination s’emballe, et c’est un poison, c’est un diable dans sa tête. La seule chose qui permet de le dompter, de le chasser, c’est la vérité. Voilà pourquoi j’annonce toujours mon jeu dès le premier rendez-vous, en disant au malade : vous ne me connaissez pas encore, mais je suis très franc, très transparent. Je vous dirai toujours les choses exactement comme elles sont. Ce pacte de vérité avec mon patient doit être permanent, constant. C’est à ce prix que la confiance se construit. Mais c’est aussi un pacte très difficile à tenir.
Surtout quand il s’agit d’annoncer à quelqu’un qu’il va mourir. Ce qui est le cas de Benjamin (Benoît Magimel) dans le film…
C’est un poignard dans le cœur et une bataille intérieure à chaque fois. Dans une scène du film, le fils de Benjamin, me demande « à quoi ça sert de lui dire ? Il a peur. » Mais la plus grande des frayeurs ce n’est pas de savoir qu’on va mourir, mais de savoir qu’on vous a menti, surtout si c’est votre médecin. Les gens pensent qu’en disant la vérité on déprime le malade. C’est un concept malheureusement généralisé et faux. Quand le jeu devient dur et qu’on cache la vérité, on abandonne son malade. On le trahit. Oui c’est très dur d’entendre qu’on va mourir, mais une fois qu’on a géré cette chose, et je suis là pour aider la personne à le gérer, on va vers l’avenir, le meilleur. On peut mourir de son vivant. On le voit chez Benjamin. Au fur et à mesure que son corps s’affaiblit, son esprit devient paradoxalement plus puissant. Il prend le contrôle de sa vie, il règle son histoire avec son fils, il pardonne à sa mère, il transmet à ses élèves tout ce qu’il a de plus beau à donner. Alors que son corps est foutu, lui vit plus intensément que jamais. Il n’a jamais été aussi en contrôle de sa vie. Et c’est merveilleux.
Comment ressentez-vous la perte d’un de vos malades ?
Face à un patient dont je connais le pronostic, mon but n’est évidemment pas de le sauver, je sais où je l’emmène, et je dois l’accepter. Mais il y a des chances pour que je puisse prolonger sa vie et, plus important encore, pour que je puisse prolonger ou augmenter sa qualité de vie. Face à un patient condamné, ma mission sacrée est de l’accompagner pour que les années, les mois et jusqu’aux minutes qu’il lui reste, soient de beaux instants de vie et pas d’agonie. Quand mon patient meurt, je suis triste bien sûr, mais j’ai le sentiment du devoir accompli. Pour un cancérologue, c’est une satisfaction énorme.
La musique occupe une grande place dans le film. Fait-elle autant partie de votre quotidien ?
Absolument. Via les dons de la fondation Helen Sawaya, je finance les salaires de musicothérapeutes qui interviennent tous les jours dans mon service. La musique a un effet merveilleux. Elle vibre en nous, elle a quelque chose de vital. Elle est un langage universel et puis, elle permet d’exprimer des émotions qu’on subit sans pouvoir toujours les expliquer. Grâce à elle, les patients sont en position de reprendre ou de garder le contrôle. Comme Benjamin qui au départ rejette le musicothérapeute. Celui-ci lui dit que ce n’est pas grave et que d’ailleurs il est peut-être la seule personne dans l’hôpital à qui il peut dire non. Quand on lui annonce un cancer, la terre s’ouvre sous les pieds du malade, il est précipité dans un vide vertigineux qu’il subit totalement. On lui dit quel examen faire, à quel moment il doit faire tel traitement. Il n’a plus la maîtrise de rien. Le musicothérapeute est là pour que le malade sente qu’il est un être autonome. Il peut refuser ou accepter la musique, et choisir la chanson. Il peut aussi jouer d’un instrument car on en met à disposition. Le patient découvre qu’il a encore du pouvoir. C’est de l’ « empowerment » et c’est crucial !
Vous avez mené des études pour évaluer l’impact de la musique sur vos patients ?
On a fait des études sur la nausée, les douleurs etc. Actuellement j’en conduis une commencée il y a trois ans déjà. Il s’agit d’évaluer si, grâce à la musique, on peut extuber les malades plus rapidement. C’est toujours un grand challenge le moment de retirer l’aide respiratoire à un patient. Autant il déteste ce tube qui le gêne, autant il a peur qu’on le lui retire. L’angoisse de l’asphyxie chez le malade peut d’ailleurs le rendre incapable de respirer seul ! Avec la musique, on peut travailler sur cette anxiété et la réduire. Et peut-être même extuber plus tôt. Une demi-journée de respirateur en moins équivaut à une économie de 2000 dollars [1775 euros, NDLR]. Avec cette étude j’espère montrer d’abord que c’est un bien être pour le malade, mais aussi prouver à l’administration qu’investir dans la musicothérapie peut leur permettre d’améliorer leur réputation et surtout leur faire faire des économies. Aujourd’hui l’argent, c’est tout…
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Comment la musique est-elle entrée dans votre pratique ?
Le cancer terrorise les malades, il les paralyse, les empêche de penser, de rêver d’être qui ils sont. La façon de gérer ça, c’est de refuser d’être terrorisé. La musique est une arme contre cette violence. Je l’ai vécu pendant la guerre au Liban. C’est resté dans ma peau. En 1978, j’étais interne à l’hôpital libanais de Beyrouth. Durant les phases de bombardements, on était une cible privilégiée. Une bombe par minute nous tombait dessus, parfois plus, et cela a duré cent jours. C’était effrayant. Dans ces moments là, on se réfugiait au sous-sol en attendant que ça s’arrête. Je prenais alors ma guitare, dont je ne me séparais jamais, et je chantais. Les gens autour de moi commençaient à se lever et à danser. Ils dansaient sous les bombes ! C’était surréaliste, mais je crois que c’est un réflexe de survie partagé par tous les humains.
Pourquoi avoir choisi l’oncologie ?
En 1984, je devais prendre mon premier poste d’hématologue, ma spécialité, mais cela a été repoussé d’un an, et on m’a proposé de patienter en faisant un remplacement en oncologie. Franchement, cette idée me répugnait. L’onco ce n’était pour moi que des complications et des mourants. Mais je me suis dit c’est transitoire, fais-le, c’est bon pour ta culture générale de médecin. C’est une discipline très difficile, très complexe sur le plan scientifique, et j’ai mis du temps à comprendre cet aspect là, mais j’ai surtout été pris par le côté humain du métier. Les gens qui vous consultent ne sont pas là pour un bobo, ils remettent leur vie entre vos mains. Quel honneur !… Au bout d’un an, j’étais passionné, amoureux.
Amoureux ?
Oui parce qu’il y a tant de choses qu’on peut faire pour les malades. Il n’y en a aucun qu’on ne peut pas aider, ça n’existe pas ! Même dans le pire des cas. Ce qui m’intéresse en tant que cancérologue, ce n’est pas la bataille mais la guerre dans son ensemble. Un traitement de cancer du poumon peut avoir des conséquences sur le rein, le cœur, la tête du patient. La stratégie doit être globale, et il faut mettre met son intelligence, sa créativité et son écoute au service de cette stratégie. Quand on est convaincu de ça, c’est fou l’impact qu’on peut avoir sur nos malades. À tous les niveaux. Sky is the limit* !
Propos recueillis par Sandrine Mouchet
*Le ciel est la limite