Qu’appelle-t-on intelligence artificielle ?
Mal traduit de l’anglais, où intelligence signifie avant tout « renseignement », le terme est devenu un mot-valise, souligne le Dr Alain Livartowsky, pneumologue-oncologue et responsable des projets « e-santé » à l’institut Curie. Un fourre-tout dans lequel on range en vrac la moindre application de Smartphone capable de reconnaître un visage, les objets connectés, les robots de compagnie ou de chirurgie, la télémédecine, etc. De fil en aiguille, le terme a fini par désigner tout ce que renferment ces technologies.
En réalité, « l’intelligence artificielle n’est jamais que la capacité d’une machine à répondre à une question à partir d’un certain nombre d’informations », résume Olivier Clatz, cofondateur de la start-up Therapixel, investie depuis deux ans dans la conception d’une intelligence artificielle capable de faire mieux que les meilleurs experts radiologues pour trier les mammographies. En clair, l’IA est un algorithme qui applique un programme de manière systématique : multiplier des nombres, situer un point, trier des images. Sa logique est répétitive. Et la fatigue lui est étrangère…
Est-ce une révolution ?
En soi, le simple traitement de données n’a rien de révolutionnaire. Il l’est devenu quand on a rendu la machine capable, à partir de statistiques, de s’adapter et de perfectionner ses paramètres de départ. Aujourd’hui, la voilà en mesure d’extraire différentes irrégularités, ou au contraire des similitudes et corrélations, d’une masse considérable de données. Et d’en tirer des conclusions, voire des prédictions, pour lesquelles elle n’a pas été initialement programmée. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage machine (machine learning). Les premiers algorithmes du genre ont été mis au point dans les années 1950. Mais il a fallu attendre les années 1980 pour que des programmes simulant des réseaux neuronaux organisés en couches plus ou moins complexes, et en interaction les unes avec les autres, commencent à être développés. Pour parvenir à s’affranchir de modèles préétablis et à construire son propre système, le machine learning a besoin d’être abondamment alimenté en données codées (big data). Plus il en est nourri, plus l’algorithme peut extraire de nouvelles connaissances.
Ça tombe bien, avec l’avènement du numérique dans les années 2000, le volume de ces données – images, textes, lames de biopsie, séquençages génétiques – a justement explosé. Et, grâce à des processeurs originellement développés pour les jeux vidéo, les systèmes informatiques ont progressé jusqu’à atteindre des puissances de calcul et d’analyse vertigineuses, gagnant une précision sans précédent. Ce double progrès a attiré d’importants investisseurs. Géants d’internet qui brassent des milliards de données (les fameux GAFA, pour Google, Apple, Facebook, Amazon), poids lourds de l’informatique et de la haute technologie (Microsoft, IBM, Philips, Siemens, Canon…), universités, innombrables start-up, tous se sont engouffrés dans la brèche de l’IA, spécialement en santé, sans encore bien savoir quelle place elle prendra réellement.
Quels espoirs en cancérologie ?
« Diagnostic, prédiction d’effets secondaires ou de réponses à des traitements : les applications possibles de l’IA en cancérologie sont nombreuses », souligne le Pr Eric Deutsch, chef du département de radiothérapie à Gustave-Roussy. Pour l’instant, les données disponibles pour l’alimenter sont éparpillées entre hôpitaux et centres de traitement du cancer. Néanmoins, elles sont importantes. Au seul institut Curie, qui a pris le virage du tout–numérique en 2000, on comptabilise aujourd’hui plus de dix millions de comptes rendus médicaux, plus d’un million de lames de biopsie numérisées, plus de cent téraoctets d’images radiologiques, sans compter toutes les données de séquençage. Une mine d’infos dont on espère qu’en les croisant elles mèneront à d’intéressantes découvertes.
De meilleurs diagnostics ?
C’est dans l’analyse automatique de données d’imagerie (radios, IRM, lames d’anatomopathologie numérisées) que les apports de l’IA sont pour l’instant le plus spectaculaires. La machine peut repérer un détail que l’œil humain, même hyperentraîné, ne sait pas déceler ou omet de regarder, trompé par l’habitude. « L’œil d’un radiologue est incapable de voir un pixel inférieur à un millimètre, alors que l’IA est capable de l’analyser », explique le Pr Bernard Nordlinger, chef du service de chirurgie générale digestive et d’oncologie à l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne-Billancourt, qui a codirigé avec le mathématicien Cédric Villani le rapport du groupe de travail « intelligence artificielle et santé », à l’Académie de médecine.
Illustration fracassante – publiée dans la revue Nature Medecine en mai 2019, par le géant d’internet Google – d’où il ressort que, pour la première fois, une IA mise au point avec des chercheurs américains, entraînée sur les clichés de 14 000 personnes – dont 638 malades –, a été capable de dépister un cancer du poumon toute seule et aussi bien, voire mieux, que six radiologues pourtant experts. À partir d’un simple scanner, elle a analysé les images en 3D et atteint 94,4 % de bons diagnostics, là où les médecins sont passés à côté de 5 % de vrais cancers et en ont suspecté 11 % à tort.
« Avantage de la machine : elle prendra toujours la même décision pour une même anomalie »
En France, Therapixel cherche également à améliorer le diagnostic des cancers du sein par mammographie. À l’heure actuelle, malgré la double lecture des radiologues, le système de dépistage conduit à rappeler en moyenne 10 % des femmes pour des examens complémentaires. Or, après biopsie, 5 % seulement s’avèrent réellement porteuses d’une tumeur maligne. Pour réduire ce taux de faux positifs, l’IA de Therapixel a été entraînée sur des images suspectes, dont les biopsies ultérieures avaient prouvé la malignité. Avec succès. En 2017, elle a remporté haut la main la première phase d’un digital mammography challenge mondial, en détectant 5 % de cancers réels de plus que ses concurrentes, parmi 640 000 images numérisées de 86 000 patients. Un résultat aussi bon que celui du meilleur des praticiens. « Avantage de la machine : elle prendra toujours la même décision pour une même anomalie, ce qui n’est pas forcément le cas d’un radiologue, même aguerri », souligne Olivier Clatz, qui espère une validation clinique de son IA pour la fin 2019.
Des traitements mieux adaptés ?
« La maladie cancéreuse est certainement celle qui permettra de tirer le mieux parti de l’IA », estime le Dr Livartowsky. Côté recherche, « dès que l’on découvre un nouveau facteur pronostic, il est extrêmement long et fastidieux de relire 50 000 lames de biopsie pour le vérifier rétrospectivement. Une IA permet de le faire quasi automatiquement. » Côté traitements : « Il y a trente ans, on parlait du cancer du poumon. Aujourd’hui, on sait qu’il y a une multitude de maladies, et non une seule. Résultat, sur trente cancers du poumon, vous n’en avez pas deux qui soient traités de la même façon, car on sait mieux classifier les tumeurs », en fonction de leur localisation, de leur biologie et de leur profil génomique. Mais plus on progresse dans le détail de la maladie, plus les médecins doivent intégrer et combiner des paramètres d’une ampleur et d’une complexité croissantes avant de définir des protocoles.
« La maladie cancéreuse est certainement celle qui permettra de tirer le mieux parti de l’IA »
Or, pour encore mieux cibler les traitements, et mieux prédire la réponse des tumeurs, il leur reste de nombreuses inconnues à lever. En immunothérapie notamment. Jugée révolutionnaire il y a cinq ans au vu des résultats des essais cliniques, cette thérapie, dont on pensait qu’il suffirait à la tumeur d’afficher certains marqueurs pour qu’elle fonctionne, bute sur un écueil. Dans la vraie vie, au maximum 20 % des patients théoriquement éligibles y répondent. L’intelligence artificielle pourrait-elle expliquer pourquoi ? à Gustave-Roussy, les radiologues et médecins, qui travaillent main dans la main avec des ingénieurs de Centrale Supélec, le croient. Pour la première fois, une IA, entraînée à exploiter des scanners pour en extraire des informations biologiques, a détecté un signe invisible à l’œil nu – une signature radiomique. Le niveau d’infiltration des tumeurs par les lymphocytes permettrait de prédire l’efficacité d’un traitement par immunothérapie. Les résultats de ces premiers travaux, menés par Eric Deutsch et validés sur 500 patients, ont été publiés dans le Lancet l’été dernier.
Même traque du Graal à l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP Paris) et à l’hôpital Beaujon (à Clichy), engagés pour trois ans dans une recherche similaire de signature radiomique avec Philips. L’entreprise hollandaise a lâché téléviseurs et éclairage pour investir à fond dans l’IA, embarquée dans ses appareils d’imagerie médicale. Le projet, baptisé Rhido, vise à déterminer quels patients souffrant de cancers du poumon ou du foie répondront mieux à une immunothérapie qu’à une chimio. À Curie aussi, on tente de définir de nouveaux critères de réponse à ces traitements à partir de l’analyse automatique de lames de biopsie. Et on y développe également un programme pour mieux comprendre les interactions, positives ou négatives, de certaines classes de médicaments avec les traitements anticancéreux…
L’IA est-elle limitée ?
« On est certains qu’à terme l’intelligence artificielle créera des progrès considérables dans le soin, affirme Alain Livartowsky. Mais on a encore du mal à en déterminer l’échéance. » Si les projets d’intelligence artificielle fourmillent, ils sont pour l’instant cantonnés à la recherche. « Le danger aujourd’hui, c’est de prendre pour argent comptant de nombreux résultats annoncés avec fracas, alors qu’ils ont besoin d’être validés par des études cliniques », prévient le Dr Eric Deutsch.
Il est en effet inconcevable, en médecine, de ne pas repasser derrière les résultats des algorithmes pour les comprendre. Car le problème de l’IA, c’est que son intelligence est… limitée. Elle ne sait pas ce qu’elle identifie quand elle découvre une corrélation inédite ou un nouveau signal entre des tonnes de données médicales, ni en expliquer la raison. Pour que l’on puisse lui faire confiance, il faut d’abord vérifier et comprendre en passant derrière elle. En amont aussi, il faut s’assurer que les données dont on l’alimente – son carburant – sont fiables, et qu’on l’entraîne bien à trier et à comparer des images comparables.
Quant à l’imaginer remplacer purement et simplement les médecins ? « Fantasme de science-fiction ! » s’exclament les spécialistes, même si, depuis avril 2018, les autorités américaines ont autorisé à faire diagnostiquer par une IA seule la rétinopathie diabétique… Problème : qui endosse la responsabilité médicale dans ce cas ? La machine peut-elle être considérée comme décisionnaire ? Pour Eric Deutsch, comme pour ses confrères, l’IA pourra « augmenter » le médecin en l’aidant à prendre une décision, laquelle lui appartiendra toujours. Elle ne le supplantera pas. Sa plus grande limite, c’est son incapacité à battre l’humain dans tout ce qui est perception, communication, créativité. « Il lui manque l’intelligence sociale », résume Daniela Rus, directrice du laboratoire d’intelligence artificielle du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT). Une dimension loin d’être anodine, comme le faisait remarquer le philosophe Éric Fiat lors de la table ronde organisée aux dernières journées de l’INCa, en février dernier : « La douceur de la voix du médecin sera toujours plus importante que toutes les prouesses technologiques. »
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 17, p. 38)