Quand elle apprend son cancer du fémur, en 2012, Ophélie (@ophe_lpc) n’a que 15 ans : « Évidemment, j’ai tout de suite pensé à la mort. Mais, très vite, j’ai relativisé pour me battre. Sur Instagram, je suivais déjà beaucoup de filles prônant le body positive, à savoir l’acceptation de son corps. » Convaincue d’avoir elle aussi une histoire à raconter, un combat pour la vie, Ophélie se met à poster des photos d’elle. Des portraits souriants, des clichés de ses jambes à peine visibles sous des bulles de bain moussant, puis petit à petit de très jolies photos en maillot de bain où l’on distingue clairement ses cicatrices. Toutes sont assorties d’un commentaire sur sa soif de vie.
Ophélie est loin d’être un cas isolé. à lui seul, le #cancer rassemble plus de 10 millions de publications sur Instagram, émanant essentiellement (voire majoritairement) de femmes. Certaines sont malades, d’autres en rémission. Leurs posts sont réguliers, arty, retouchés, posés, naturels, en rapport (ou pas) avec leurs traitements ou leur maladie. Tout est possible car leurs motivations sont diverses.
Journal de bord
Pour Sophie Salvat, 39 ans (@sofi_ellesse), Instagram est « un journal de bord », un exutoire qui lui permet de raconter, en images, son cancer du sein (diagnostiqué en janvier 2018). Ses joies, ses peines, ses progrès et ses doutes. « Je réfléchis toujours à la photo et à ce qu’elle peut apporter à la communauté, explique-t-elle. Parfois, j’appose des filtres ou des cœurs, pour flouter le visage de mes enfants par exemple, mais sinon j’essaie de rester naturelle. C’est un témoignage. » Même souci d’authenticité pour Muriel Verger, 36 ans, (@mumuverger), qui réalise ses selfies sans perche ni équipement particulier. Juste avec son portable à bout de bras. « Je me sens plus libre comme ça », précise-t-elle. Géraldine Dormoy (@cafemode), une instagrameuse de longue date, n’avait de son côté aucune envie de tenir la chronique de sa maladie. Elle craignait trop de renforcer les clichés sur le cancer. « Je ne voulais pas poster de photo de l’univers hospitalier, ni rien donner à voir qui puisse effrayer les non-malades, dit-elle. Partager mes lectures et mes cours de yoga était pour moi une manière plus large d’évoquer ma maladie que de parler de la tumeur et du traitement. » Géraldine consulte et apprécie aussi les comptes Insta plus traditionnels : « Je n’ai pas envie de montrer mes moments down, mais je trouve très bien que d’autres le fassent. Ça m’aide beaucoup. Voir des photos de filles avec leur perfusion m’a énormément soutenue avant que je me rende à ma première chimio. »
« Ma béquille et mes cicatrices sont dures à accepter au quotidien. Mais les commentaires de ma communauté me rendent plus forte »
Qu’elles postent des photos en lien direct avec leur maladie ou pas, les instagrameuses du cancer sont en tout cas unanimes sur un point : dans leurs communautés de k-figtheuses, les commentaires de haters sont très rares. Le maître mot est au contraire la bienveillance. Lorsqu’elle a annoncé son cancer du sein sur Insta en janvier dernier, Géraldine dit ainsi avoir reçu « un tsunami et une déflagration d’amour extraordinaires ». Audrey Ginisty, psycho-oncologue et auteure du blog lapsyquiparle.fr, le constate elle aussi : « Sur les forums de discussion s’échangent surtout des situations négatives, photos trash à l’appui. Sur Instagram, on vient à l’inverse se soutenir, s’encourager et être dans la compassion. On s’épargne les choses anxiogènes. » Des conseils, des recommandations de médecins et d’établissement, des commentaires positifs, des encouragements comme « la photo est superbe », « tu es parfaite », « quelle force », « radieuse », « bravo, quel courage de se mettre à nu pour montrer la suite d’une opération », voilà ce que reçoivent les instagrameuses.
Autocompassion
Du coup, Insta aiderait-il ces femmes à guérir ? « Non, on ne peut pas parler de guérison, mais ce qui est sûr, c’est que ça les aide à supporter le cancer et l’après-cancer car elles tissent autour d’elles une toile qui favorise l’autocompassion, indique Audrey Ginisty. Voir qu’elles ne sont pas les seules à vivre cette épreuve vient légitimer leur mal-être physique et psychique. En recevant la compassion des autres et en se comparant, elles sont plus sympas avec elles-mêmes. Et être compassionnel avec soi-même, c’est bon pour la santé psychique. » Ophélie ne dit pas autre chose : « Ma béquille et mes cicatrices sont dures à accepter au quotidien. Mais les commentaires de ma communauté me rendent plus forte. Alors je continue. » Michael Stora, psychologue et auteur de Et si les écrans nous soignaient ? Psychanalyse des jeux vidéo et autres plaisirs numériques (ères, 2018), considère lui aussi que « ces communautés de soutien sont d’excellentes initiatives. La parole de l’autre, que l’on ne connaît pas, a souvent plus d’impact que celle d’un proche ». Au départ, d’ailleurs, Muriel avait choisi de raconter sa maladie via son compte Facebook (Mon Crabe Paulo), pour que ses proches aient des nouvelles d’elle sans avoir besoin de l’appeler ou de lui envoyer des SMS.
« La parole de l’autre, que l’on ne connaît pas, a souvent plus d’impact que celle d’un proche »
Puis elle a basculé sur Instagram pour « rejoindre une communauté d’entraide et jouir d’un effet miroir ». Pour elle, poster sur Insta est une manière « de se voir évoluer et d’être valorisée. C’est à la fois motivant pour soi et pour les autres. Quand j’étais mal, voir de belles filles malades sur Insta me faisait sourire et je me disais “demain, toi aussi tu seras comme elles” ». « Sur ce réseau, la photo prime les commentaires, confirme Audrey Ginisty. Poster des photos de soi malade et en rémission est un moyen d’accepter sa maladie et ses traitements et de se réapproprier son image. Les femmes se créent alors une identité de passage. » Pour autant, « Instragram n’est pas la vraie vie non plus, relativise Muriel. On ne montre que ce que l’on veut bien montrer ». Mais gare à la course aux « likes ». « A toujours s’exposer belle et forte sur Insta, le risque est de ne pas s’autoriser à être mal, de ravaler sa tristesse et sa culpabilité d’être tombée malade, de n’avoir pas su écouter son corps », prévient Audrey Ginisty.
Sylvie Laidet
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 15, p. 38)