Région bordelaise, 8 heures du matin… Au volant de sa voiture, Delphine, infirmière de nuit, rentre chez elle. Épuisée. Heureusement, quatre jours de repos l’attendent. Elle pense ses deux enfants en partance pour l’école. Sa semaine de 65 heures (officiellement 60…) s’achève. « Rien d’exceptionnel, nous sommes nombreuses dans ce cas, reconnaît-elle. Notre métier est difficile, nos responsabilités totalement méconnues et nos conditions d’exercice de plus en plus dégradées. » Mais, ajoute-t-elle, « la richesse humaine y est hors norme ».
Guérir les corps et apaiser les âmes
« Infirmière en oncologie, c’est une spécialité dure car nous sommes dans la maladie grave et mortelle », rappelle Pascale Dielenseger, cadre de santé au département d’innovations thérapeutiques et d’essais précoces de Gustave-Roussy, à Villejuif, et présidente de l’Association française des infirmièr(e)s en cancérologie (Afic). « La nuit, spécialement, ajoute Delphine, tout est décuplé : douleurs, angoisses… On ne doit pas seulement maîtriser le geste technique. Il faut aussi prendre le plus grand compte de la personne humaine. » C’est précisément « pour cette approche relationnelle, pour ce lien qui se crée dès l’annonce du diagnostic » que Patricia, 34 ans, infirmière à Perpignan, a choisi cette spécialité. La jeune femme a besoin de « toucher » ses malades. S’asseoir à leur chevet, parler de tout et de rien… « Quand un patient me dit : “l’espace d’un moment, je ne me suis pas senti malade”, je sais que je suis à ma juste place. Car si nous ne pouvons pas toujours guérir les corps, nous pouvons au moins apaiser les âmes. »
A bout de souffle
« Accueillir les patients, les rassurer, leur expliquer le déroulement des traitements et leurs effets secondaires. Elles savent faire ce que nous ne maîtrisons pas, confirme le Dr Daniel Serin, oncologue à l’institut Sainte-Catherine, à Avignon. Les infirmières et les aides-soignantes sont tout aussi indispensables que les médecins. » Ancien président de la Société française de psycho-oncologie, il est le premier à dénoncer le manque de reconnaissance dont elles sont victimes, sans parler des salaires, étiques : 1 820 euros net par mois en moyenne1, pour 9 h 40 de travail chaque jour, 38 h 45 par semaine, et des rythmes difficilement conciliables avec une vie de famille. De moins en moins nombreuses, avec une charge de travail de plus en plus importante, les infirmières hospitalières passent de moins en moins de temps auprès des patients et sont souvent à bout de souffle.
« Je note un mot, une phrase qui me chamboulent »
« Les postes sont gelés, souffle Charlotte, infirmière de nuit à Bordeaux. Les départs à la retraite ne sont pas remplacés. Même si la nuit est moins speed que le jour, il nous manque des bras. Comment faire quand un malade sonne et que nous sommes seulement 2 pour 20 patients ? Dans mon service, le dimanche et le lundi, il n’y a pas d’aide-soignante.» Son truc à elle quand ça déborde ? Le yoga et son blog, Chers patients. « Quand j’ai un moment, je note un mot, une phrase qui me chamboulent. »
Dérégulation et patients cobayes
Humainement enrichissant mais érein tant et mal payé, le métier a besoin d’être repensé pour faire face à l’évolution du système de santé. Pour Thierry Amouroux, infirmier et président du Syndicat national des professionnels infirmiers, « ce n’est pas avec la délégation de tâches et les transferts de compétences prévus par les protocoles de coopération entre médecins et infirmières depuis 2011 que la situation va s’améliorer2 ». Et de rappeler le cas du protocole de coopération en cancérologie mis en place par l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, en 2013, qui permet aux infirmières de prescrire cinq types de médicaments (antinauséeux et anxiolytiques notamment) après une formation accélérée de 45 heures alors que, dans les pays anglo- saxons, deux années universitaires sont nécessaires. « Avec ces protocoles, les usagers n’ont aucune garantie sur les qualifications et les compétences des professionnels, ni sur la régularité et les modalités de leur exercice, poursuit Thierry Amouroux. On est dans la dérégulation totale et les patients sont pris pour des cobayes. » Pour Pascale Dielen seger, il s’agit « d’un vrai sujet de santé publique. Puisque le glissement des tâches existe déjà, il est urgent que le master de pra tique avancée, déjà en place dans de nombreux pays, voie le jour ». Après deux années d’études supplémentaires, les infirmières volontaires pourront faire des actes de surveillance, d’évaluation et de conclusion clinique, prescrire des examens complémentaires, renouveler ou adapter des prescriptions. « On a demandé une formation plus longue et plus poussée, ainsi qu’une meilleure valorisation, notamment financière. »
Résister au burn out
Aujourd’hui, la colère monte dans les rangs. Au point que de nombreuses infirmières hospitalières changent de voie. Parmi elles, Hélène, qui a préféré quitter un grand centre de lutte contre le cancer, impersonnel, pour une structure à taille humaine.
De son côté, après avoir exercé en chimio puis en soins palliatifs au centre Paul-Papin, à Angers, Charline a rejoint les rangs des 110 000 infirmières libérales de France. Son territoire depuis six ans ? Une commune angevine de 1 000 habitants et des dizaines de chemins et de routes alentour, soit 110 km par jour, 7 jours sur 7, pour un salaire oscillant entre 1 000 et 2 300 euros net selon les mois. « Je vois 25 patients par jour et je prends le temps que je veux avec eux. Un sur quatre est concerné par le cancer. On est souvent là avant même le diagnostic, pour la prise de sang qui révélera peut-être la maladie. On vit l’annonce, on accompagne, parfois jusqu’au bout. On entre dans leur maison, on est au cœur de leur vie, de leur famille. » Charline, également connue pour son blog et son livre Bonjour, c’est l’infirmière !3, ajoute : « Je ne me blinde pas. Même si, le sixième jour de la semaine, je suis rincée, que mes yeux sont brouillés parce que j’en ai marre de les voir mourir.»
« Oui, c’est dur parfois »
Pour tenir le burn out à distance, celle qui dit avoir le cuir hyper épais a l’habitude de débriefer autour d’un déjeuner avec ses copines infirmières, Louise, Lucie, Marion… « Oui, c’est dur parfois. Quand par exemple, après 30 minutes de trajet, il me faut encore 30 minutes pour trouver la veine qui me permettra de réaliser une prise de sang, facturée 6,08 euros par la Sécu. Avec 60 % de charges, il me reste 2,20 euros, soit rien ! On nous parle du développement de l’ambulatoire mais, concrètement, nous n’avons pas les moyens de bien soigner à domicile. Nous devons parfois effectuer des actes qui ne sont pas codifiés par la Sécu, par exemple changer la poche de stomie d’un patient ou sa sonde urinaire. Résultat, soit on “bricole”, soit les patients ne sont pas remboursés. »
81% des patients préfèrent le soin à domicile
Là encore, ce n’est pas le projet de régulation des soins à domicile envisagé par le gouvernement dans le cadre de sa stratégie nationale de santé qui va arranger les choses. En effet, l’article 41 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale prévoit de définir un plafond de dépenses au-delà duquel les professionnels du soin à domicile subiront une baisse de rémunération, limitant le nombre de patients pouvant être pris en charge à domicile. « Un véritable paradoxe » pour Charles-Henri des Villettes, président de la Fédération des prestataires de santé à domicile, qui rappelle que le « coût de la prise en charge est jusqu’à 60 % plus élevé à l’hôpital qu’en ville ». Sans même parler de la qualité de vie des patients, qui, seraient 81 % à préférer être soignés à domicile4…
1. Enquête infirmiers.com menée entre le 13 et le 30 juin 2017.
2. Mise en place, à titre dérogatoire et à l’initiative des professionnels sur le terrain, de transferts d’actes ou d’activités de soin qui ne figurent pas dans le décret d’actes (dit décret de compétences) des personnels infirmiers.
3. Flammarion, 2017, et cestlinfirmiere.blogspot.fr
4. Enquête Viavoice pour la Fnehad, novembre 2017.