« Offrir un soin de qualité proche de leur domicile à des patientes globalement plus précaires et en moins bonne santé, le tout dans un temps performant », voilà ce que souhaitait le Dr Ghada Hatem, gynécologue, et ce qui l’a poussé à créer un partenariat avec l’Institut Curie en 2013. À vol d’oiseau, 10 km séparent l’hôpital du centre de Paris. Un monde, en réalité. Delafontaine, c’est la tour de Babel. Les patients y parlent une centaine de langues et dialectes. Et, bien souvent, ils n’ont pas d’autre endroit où trouver un médecin. La Seine-Saint-Denis (le « 9-3 ») ne compte que 66,5 généralistes pour 75 000 habitants (contre 92,5 en moyenne pour l’ensemble de l’Île-de-France). Et le cancer du sein, souvent diagnostiqué tard, y tue 200 femmes chaque année. « Pour une femme d’ici, aller à Curie ou à Gustave-Roussy peut être très compliqué, souligne le Dr Hatem. On avait la chirurgie, la chimiothérapie, un accès facile à la radiothérapie. On s’est dit que le plus simple serait d’avoir toute la chaîne chez nous, en nous adossant à un centre de cancérologie de référence. » Le plus simple… À condition quand même de déployer des trésors d’organisation pour accompagner les femmes.
8h30 : Bâtiment de la femme
L’hôpital ressemble à un gros navire qui aurait jeté l’ancre entre des bretelles d’autoroute. Le Dr Gaujal reçoit au rez-de-chaussée du « bâtiment de la femme ». Une aile entière, rénovée, qui regroupe maternité, néonatalogie, gynécologie, centre de fertilité… À 31 ans, la chirurgienne y est responsable de la sénologie depuis mai 2016. Elle se partage entre opérations et consultations, lundi et mardi à Paris, de mercredi à vendredi à Delafontaine. En échange, le Dr Alran, « chirurgienne senior » à l’Institut Curie, vient le lundi.
9h30 : Reconstruction toute
Ponctuelle, Renée arrive de Pantin avec un ami d’enfance. « Mon mari préfère attendre que je rentre et que je lui dise que tout va bien ! » Cancer, chimio, opération, radiothérapie en 2012. À 47 ans, Renée attaque énergiquement sa vie d’après. Il y a deux semaines, le Dr Gaujal l’a opérée une première fois pour reconstruire son sein, avec un bout de muscle du dos. Elle examine aujourd’hui les cicatrices, ponctionne un épanchement douloureux : « Il faudra revenir lundi, mais c’est en bonne voie. » Renée sourit. « Le chemin est lourd. Mes proches trouvent que j’en ai assez subi comme ça mais, pour moi, la reconstruction, c’est capital. Ne plus porter cette prothèse que j’ai depuis 2012, quel bonheur ! »
10h00 : Diagnostic en sept jours
Aïssata, 59 ans, tend en silence ses clichés de mammographie. Elle habite à côté, a répondu au dépistage organisé. Laetitia Gaujal l’en félicite. « Les femmes d’origine africaine vont plutôt chez le médecin quand il y a déjà un problème… » Les images révèlent « des calcifications un petit peu suspectes ». « Des maladies dans la famille ? Maman, sœur, tante ? » Aïssata secoue la tête. Examen derrière le rideau bleu. « Je ne palpe rien de spécial. Pour être sûres, on va devoir prélever un petit morceau, explique doucement le médecin. On va l’analyser, se revoir avec les résultats. » Coup de fil sans attendre au Dr Payen. Le radiologue dirige le service Imagerie de la femme, désormais équipé pour la mammographie et les biopsies. « Quand c’est suspect, j’aime autant que les femmes le voient le jour même. » Dans tous les cas, l’objectif, c’est : diagnostic en sept jours.
10h30 : Rien ne vaut un dessin
« Les femmes intériorisent beaucoup », observe Laetitia Gaujal. Aïssata parle à peine. Mais, alors que la consultation semble finie, elle se lance : « S’il y a quelque chose, c’est l’opération ? J’ai peur de ça… » Patiemment, le médecin prend un crayon et une feuille sur laquelle un buste est prédessiné : « Les microcalcifications, c’est comme de petits grains de riz, un peu partout, là. Tout le monde en a. Quelquefois, leur aspect peut faire penser à un cancer. Mais souvent ils sont petits, très précoces. C’est ceux qu’on guérit le plus facilement », rassure-t-elle. « Ici plus qu’à Curie, il faut beaucoup reformuler, avec des mots très simples… »
11h00 : Perdues de vue ?
Neuf rendez-vous prévus ce matin et, au bout de quatre, le désert… La chirurgienne et Marine, l’assistante du service, qui assiste à toutes les consultations, s’en amusent : « C’est comme ça ! Surtout avec le froid », indique Marine. « Le cancer du sein, c’est forcément pluridisciplinaire, confie le Dr Gaujal. On a beaucoup travaillé pour adapter le parcours des patientes. Il est très important qu’elles aient un seul contact, bien identifié. » C’est Marine, donc, qui sait tout de chacune, jongle entre téléphones et ordinateur. Prise de sang ou radio, anesthésiste ou premier contact avec l’hôpital de jour, avec l’assistante sociale : « Coordonner tout de suite tous les rendez-vous dans des endroits différents, ça leur facilite les choses, évite les pertes de temps et les “perdues de vues” », résume la jeune femme.
12h00 : Un lit pour tous
« Bonjour ma belle, comment ça va ? » 6e étage, hôpital de jour. Le Dr Arondelle entre doucement dans une chambre, caresse la joue d’Arlette. Tandis que la perfusion délivre son cocktail, la jeune femme somnole, drap sous le menton. « Mes chambres seules et mes lits, j’y tiens », souligne le chef d’un service qui n’est ici pas réservé au cancer : « Quatre heures dans un fauteuil pour une chimio, ce n’est pas confortable. Et puis, je ne suis pas sûre que tous les patients aient un vrai lit par ailleurs… » Arrivée de république démocratique du Congo à Roissy en août, Arlette a presque aussitôt atterri aux urgences, les deux seins envahis. « J’ai eu une chimiothérapie chez moi en 2015, elle n’a pas tenu », souffle la jeune femme, qui vient en cure toutes les trois semaines. « La petite tumeur de moins d’un centimètre n’est vraiment pas le cas le plus fréquent ici », soupire le Dr Arondelle, qui houspille tous les jours « ses » malades pour qu’elles voient aussi une assistante sociale : « Sur 10 patientes, il y en a au moins 3 ou 4 sans aucune prise en charge. »
14h50 : Vite un interprète
Les femmes viennent parfois avec un enfant pour les aider. Mme D., vietnamienne, arrive seule et ne parle pas français. Un interprète était prévu. Mais le rendez-vous devait avoir lieu ce matin… « Bon, on va faire par téléphone… » Marine déniche un traducteur. Allers-retours du combiné entre la chirurgienne et sa patiente. Mme D. a terminé la radiothérapie postopératoire. L’important, maintenant, c’est qu’elle prenne bien son comprimé de Tamoxifène chaque jour, pendant cinq ans. Le médecin signe une ordonnance. « Tant qu’on a l’interprète sous le coude, calons la mammographie de contrôle ! » Les mains pleines d’ordonnances, visiblement soulagée et émue, Mme D. en oublie sa veste en partant.
15h30 : « Bobo sein »
« On prévoit l’opération mardi, d’accord ? » Mme O. semble ailleurs. « Bon, puisqu’elle travaille à côté, j’aimerais que votre fille passe me voir tout à l’heure, pour tout lui expliquer. » Le Dr Gaujal ressort dessins, crayon et explications pendant une bonne heure. En octobre, quand elle avait annoncé son cancer à Mme O., celle-ci avait répondu : « Bah, un bobo sein, pas grave ! » Mais les anesthésistes avaient refusé de l’opérer. Trop dangereux : Mme O. souffre de diabète et de problèmes respiratoires. « J’ai soumis son cas à Curie : un cancer comme ça, de bon pronostic, chez une femme de 50 ans, on opère ! » Mme O. est donc allée en séjour de réhabilitation cardiorespiratoire. Tapis de course et vélo tous les jours : 8 kilos en moins. La mammographie vient de confirmer que la tumeur ne s’est pas étendue. Mme O., qui blaguait en arrivant avec ses ambulanciers, ne rit plus et murmure, tête baissée : « Onze enfants ont tété là… »
Photos : Julien Pebrel Myop