Le 22 avril 2017, Lyvia, 36 ans, se découvre une boule dans le sein droit. La jeune femme, de petite taille et en fauteuil roulant, passe alors une échographie, près de son domicile, en Dordogne. En revanche, elle ne peut pas faire de mammographie : l’appareil ne s’abaisse pas suffisamment et il ne s’approche pas non plus assez de son fauteuil. Heureusement, sa gynécologue consulte à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux, à une heure et quart de route. Là-bas au moins, les choses sont plus simples : pas de porte trop étroite, ni d’étage sans ascenseur, et un appareil de mammographie adapté… Hélas, le verdict se confirme, la tumeur est maligne.
« Les machines n’étaient pas accessibles. Il fallait donc que l’on me porte pour m’installe », Lyvia, 63 ans
Lyvia sera opérée deux fois : d’abord pour la tumorectomie, puis, après examens complémentaires, pour retirer un ganglion atteint. Lors de ses deux hospitalisations, se laver seule lui a été impossible : le lavabo de sa salle de bains était trop haut. Et, plus tard, elle a bien failli renoncer à la radiothérapie : « Les machines n’étaient pas accessibles. Il fallait donc que l’on me porte pour m’installer, ce que tous les personnels ne veulent pas faire et ce que je redoute, parce que en raison de ma maladie, une ostéogenèse imparfaite, qu’on appelle souvent maladie des os de verre, j’ai toujours peur qu’une mauvaise manipulation m’occasionne une fracture. J’ai quand même fait mes rayons, mais j’en ai bavé. Je devais tenir des positions impossibles, qui me faisaient terriblement souffrir… »
EN CHIFFRES
12 millions de personnes, c’est le nombre estimé de personnes handicapées en France, soit 17% de la population française
Le handicap, une source de retard de diagnostic
On estime à 12 millions le nombre de personnes handicapées en France, soit 17 % de la population totale. Parmi elles, toutes ne souffrent évidemment pas de cancer ni de difficultés rendant l’accès aux soins particulièrement compliqué. Reste que des dizaines de milliers de personnes sourdes, en fauteuil, handicapées mentales, aveugles, handicapées psychiques sont touchées par la maladie et que, du dépistage aux soins, rien n’a été pensé pour elles.
Des enquêtes éparses témoignent d’ailleurs de fréquents retards de diagnostic. En 2014, l’association Oncodéfi, dont l’objectif est de favoriser une meilleure prise en charge des personnes déficientes intellectuelles atteintes de cancer, a mené une étude dans l’Hérault. Il en ressortait que les tumeurs étaient en moyenne de 3,54 cm au moment de leur découverte chez ces personnes, contre 1,80 cm dans la population générale. Ce constat est venu confirmer une étude menée par le Creai (Centre régional d’étude et d’action sur les inadaptations et les handicaps), de Provence-Alpes-Côte d’Azur, en 2010. Il y apparaissait que les tumeurs diagnostiquées chez les personnes handicapées étaient deux fois plus grosses que celles découvertes chez les non-handicapés. En cause : un manque d’accès à la prévention, qui conduit à une prise en charge tardive des cancers. Rien d’étonnant. On sait par exemple que les femmes handicapées voient moins souvent que les autres un gynécologue, comme l’a confirmé une enquête de 2016, menée par l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes. Cent six établissements médico-sociaux accueillant des personnes handicapées avaient été interrogés, et seulement la moitié des femmes hébergées y faisaient l’objet d’un suivi gynécologique.
Le rôle fondamental des aidants
Une fois le diagnostic posé, les difficultés se poursuivent tout au long du parcours de soins. Pas toujours simple, par exemple, d’obtenir l’accord réel d’un malade présentant des difficultés de compréhension en raison d’une déficience intellectuelle ou d’une surdité. Il est fréquent aussi que des personnes handicapées, psychiques notamment, soient écartées de protocoles de recherche, de peur qu’elles n’observent pas scrupuleusement les consignes. Dans ces conditions, le rôle des aidants s’avère fondamental. En témoigne Hélène, 67 ans, qui a accompagné sa sœur Yolande, atteinte de retard mental, lorsque, en 2005, son généraliste lui a trouvé un cancer du sein.
Pendant toute la durée des traitements de Yolande, à la clinique montpelliéraine Clémentville, Hélène a été à ses côtés : « Je lui expliquais tout, avec des mots simples, comme à une enfant. Je répondais aux questions des médecins, veillais à ce que la radiothérapie ne la brûle pas. J’étais son interprète, j’essayais de la protéger. » Parce que leur espérance de vie augmente, ces femmes sont malheureusement aussi davantage confrontées au risque de cancer. D’où la nécessité encore plus pressante aujourd’hui de mettre en place des actions de prévention mieux ciblées et une prise en charge plus cohérente. Les choses bougent lentement, mais elles bougent ! Signe que ces patientes commencent à sortir de leur invisibilité. Ainsi, en matière de prévention, l’association SantéBD a mis au point des fiches d’information gratuites, en ligne, écrites en langage Falc (facile à lire et à comprendre) et destinées aux personnes déficientes intellectuelles ainsi qu’à leurs accompagnants, tandis qu’Oncodéfi, de son côté, a publié en 2018 un livret lui aussi gratuit, Lucie a un cancer.
TÉMOIGNAGE
Après un rétinoblastome enfant, qui l’a rendue aveugle, et une tumeur osseuse à 16 ans, qui lui a valu l’amputation d’une jambe, Nathalie s’est vu diagnostiquer un cancer du sein en 2012, à 42 ans… Maman de deux enfants, elle a toujours fait l’objet d’un suivi annuel en gynécologie, parce que les personnes atteintes de rétinoblastome sont confrontées à un risque accru de développement d’autres cancers. Elle n’a donc jamais eu de problème d’accès à la prévention. Les soins, en revanche, se sont avérés complexes.
« À l’institut Curie par exemple, où j’ai été suivie pour mon cancer du sein, l’anesthésiste que j’ai rencontré avant l’opération n’a rien fait pour m’aider. Il m’a expliqué qu’un nouveau produit pouvait être utilisé pour l’endormissement et m’a demandé de signer un papier pour en accepter l’utilisation. Moi, je voulais qu’il me lise le document avant de le parapher. Il ne l’a pas fait, donc j’ai refusé de signer. Malgré ça, le produit m’a été injecté et ça s’est mal passé. J’ai beaucoup vomi au réveil. » D’une manière générale, Nathalie constate : « La cécité met presque tous les soignants mal à l’aise. Certains nous prennent pour des neuneus, d’autres nous donnent le produit pour la douche sans nous indiquer où elle se trouve alors qu’elle n’est pas dans la chambre. Je fréquente les hôpitaux depuis des années et je trouve que ça n’évolue pas beaucoup. C’est toujours à nous de nous adapter. Même les bénévoles, en salle d’attente, passent devant nous sans nous parler… Parfois, ça me démoralise. »
Des consultations dédiées aux personnes handicapées
Surtout, de plus en plus de consultations spécialisées apparaissent. Le plus souvent intégrées à un centre hospitalier, elles disposent bien entendu du matériel et de l’espace adéquats, mais aussi elles durent généralement une heure, sans dépassement d’honoraire. En effet, selon de nombreux professionnels, l’allongement de la durée de la visite est nécessaire. Et les horaires doivent être aménagés pour tenir compte des difficultés des personnes handicapées, qui ont du mal à se rendre tôt en consultation, spécialement lorsqu’elles manquent d’autonomie pour faire leur toilette, s’habiller et se déplacer jusqu’à l’hôpital. Certaines consultations proposent des « visites blanches » aux personnes angoissées par les examens, en raison de troubles autistiques par exemple. Le but : montrer, expliquer, dédramatiser. Sans ausculter.
Aucun annuaire en ligne, pour l’heure, ne recense toutes ces initiatives. Elles s’appellent Handiconsult à Annecy (établissement pionnier), Nice, Salon-de-Provence, Montpellier, Rouen, Limoges… ; Handisanté à Niort ; Handisoins à Châtellerault… Un de ces services vient d’ouvrir à Amiens, un autre devrait bientôt voir le jour à Lille. à Paris, l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière est en pointe sur la prise en charge des personnes sourdes, avec une unité d’information et de soins (l’Uniss) qui leur est consacrée depuis 1995. Plus récemment, l’établissement a également ouvert une consultation spécialisée pour les personnes handicapées au sein de son service de gynécologie et d’obstétrique. Tous ces services améliorent la prévention et, en cas de détection d’un cancer, la prise en charge. L’étape suivante consisterait à recenser de façon exhaustive toutes ces structures, pour faciliter la vie des patients et de leurs aidants et, aussi, pour s’attaquer aux inégalités territoriales, qui restent importantes. À travers un plan national cancer et handicap ?
TROIS QUESTIONS À Sarah Dauchy, présidente de la Société française de psycho-oncologie et responsable d’unité à l’institut Gustave-Roussy.
Quel rôle avez-vous auprès des personnes handicapées ?
Certaines ont juste besoin que l’on prenne en compte leur vulnérabilité. Notre rôle consiste alors à adapter la prise en charge, par exemple en mettant en place un accompagnement. Mais, pour celles qui souffrent de troubles psychiques préexistants au diagnostic, il existe un réel risque de perte de chances, autrement dit un risque qu’on ne leur propose pas les mêmes soins, ni le bénéfice des innovations au prétexte qu’elles pourraient ne pas suivre les consignes. En réalité, elles auraient juste besoin d’un accompagnement renforcé.
Avez-vous observé des particularités chez les personnes handicapées soignées pour un cancer ?
Souvent, elles ont déjà fait l’expérience de la maladie ou de la difficulté avant le diagnostic de cancer. Cela en fait parfois des patients mieux armés, car leur handicap n’est pas seulement une déficience. Il leur apporte aussi plus de recul et la capacité de hiérarchiser les informations. Bien sûr, il arrive aussi qu’après avoir déjà affronté tant de difficultés ces personnes soient plus vulnérables…
Adaptez-vous votre pratique ?
Oui, plus encore qu’avec d’autres. Nous devons respecter leur handicap et nous représenter leurs difficultés, y compris pour des choses toutes simples, en adaptant les heures de rendez-vous par exemple. Nous devons aussi veiller à préserver leurs acquis. Lorsque l’autonomie est fragile par exemple, deux mois d’hospitalisation peuvent la menacer. C’est à nous de nous ajuster. Ce que nous faisons pour les patients handicapés pourra améliorer le sort des autres patients, non handicapés.
Sophie Massieu
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 17, p. 72)