« J’avais l’intime conviction que je devais avoir ce deuxième enfant, et ce malgré mon âge, malgré le fait que, deux ans plus tôt, je me battais contre un cancer du sein, raconte Gaëlle, 46 ans, maman de Lili, 4 mois, et de Lucas, 18 ans. Je voulais essayer à tout prix. » Une détermination farouche qui n’étonne pas Nathalie Lancelin-Huin, psychologue spécialiste de la périnatalité : « Faire jaillir la vie après avoir traversé la peur absolue de la perdre, c’est quelque chose de très viscéral, de biologique même. » Qui pousse parfois à prendre des risques. « Alors que le protocole m’imposait cinq ans d’hormonothérapie, j’ai décidé de stopper le traitement au bout de deux ans pour concevoir un bébé, poursuit Gaëlle. J’étais consciente du fait que les statistiques jouaient contre moi car j’avais 42 ans à l’époque. D’ailleurs, l’idée d’une grossesse était complètement exclue pour mon équipe soignante. Pour eux, c’était un non-sujet. »
Rachel Ferrere, psychologue clinicienne et spécialiste des enjeux liés au cancer pendant la grossesse, analyse : « Il n’est écrit nulle part qu’une femme ne peut enfanter qu’à la condition d’être assurée d’un temps de vie suffisant pour élever son enfant. Pourtant, certains professionnels de santé ont du mal à combiner psychiquement risque de mort et don de vie, alors ils relèguent la question de la maternité au second plan. » Avec violence parfois, notamment dans un contexte de cancer hormonodépendant ou à hauts risques. Marjorie en a fait l’amère expérience. Enceinte de son troisième enfant deux années après avoir arrêté précocement son hormonothérapie, elle est tombée des nues quand elle a annoncé sa grossesse à son oncologue : « Pour elle, c’était le drame absolu. Elle m’a dit : “Si vous gardez cet enfant, vous allez faire trois orphelins.” J’ai été traumatisée par la brutalité de ses propos. »
Devoir « aller bien »
On le serait à moins… D’autant qu’aucune de ces femmes, y compris celles ayant reçu l’aval de leur médecin, ne vit ce socialement admis « plus beau moment de la vie » dans une totale sérénité… « L’enfant représente bien sûr pour elles une victoire contre la maladie, un rempart contre l’angoisse de mort. Mais elles restent confrontées à la peur de ne pas le voir grandir », confirme Rachel Ferrere. Un conflit émotionnel qui complique parfois l’investissement dans le moment présent, rend la projection difficile. Sophie, 38 ans, se souvient de la pression qu’a représentée pour elle le fait de devoir « aller bien » pendant sa grossesse. « J’avais le sentiment d’être coupée en deux. J’étais une survivante du cancer, alors je me devais d’être heureuse. Pourtant, j’avais peur pour l’avenir et je culpabilisais. » Une impression pourtant compréhensible.
« Faire jaillir la vie après avoir traversé la peur absolue de la perdre, c’est très viscéral, biologique, même »
D’autant que la maladie ne se fait pas oublier aussi facilement. Sophie encore : « Au cours de ces neuf mois, je voyais mon sein naturel augmenter tandis que l’autre, reconstruit, restait à sa taille normale. Je me suis donc retrouvée dans cette pharmacie que j’ai tant fréquentée quand j’avais mon cancer pour acheter une prothèse externe. Retourner là-bas a été hyperviolent. » Pendant toute cette période de la grossesse et de la maternité, la question du sein, ce totem maternel, redevient centrale. Surtout pour celles, désormais amazones ou reconstruites, qui veulent allaiter. « Ces femmes ont probablement une envie plus forte encore d’offrir le meilleur à leur enfant, souligne Nathalie Lancelin-Huin. Mais ce désir cohabite souvent avec l’idée qu’elles pourraient également transmettre quelque chose de la maladie à travers leur lait. » Culpabilité. Encore et toujours…
Bébé miracle
Sérieusement fragilisées par leur passé médical, ces jeunes mères courent-elles plus de risques de développer une dépression post-partum ? « Certaines peuvent en effet cacher leur détresse en présentant une stabilité émotionnelle de surface qui peut leurrer leurs proches et l’équipe soignante, constate Rachel Ferrere. Il est nécessaire qu’elles se sentent autorisées à tout exprimer, qu’elles aient un espace pour le faire. L’entourage joue évidemment un rôle essentiel, mais une thérapie peut dans certains cas être utile. » Parfois, de simples paroles bienveillantes et encourageantes suffisent. Sophie se souvient notamment d’une phrase déclic, prononcée par un soignant : « Alors que je culpabilisais de pleurer, mon médecin m’a dit : “Votre enfant n’arrive pas par hasard, il a choisi sa maison.” Ça m’a fait beaucoup de bien. Et puis mon conjoint a pris une jolie photo de moi, qu’il a accompagnée d’un texte magnifique sur le fait que j’avais parfaitement le droit d’avoir mal, de souffrir… Tout ça m’a aidé à accepter la situation. Ça a été rédempteur. »
Sophie dit aussi avoir été portée par l’immense joie de ses proches : « Le jour où j’ai annoncé ma grossesse, ma tante s’est écroulée, en pleurs, et ma mère a reçu une telle émotion qu’elle a ressenti une douleur au cœur. C’était d’autant plus fort pour mes proches qu’ils ont été terriblement inquiets pendant la maladie. L’annonce de ma grossesse a soulevé une énorme chape de plomb. » Mais toute cette émotion, tous ces espoirs nourrissent-ils des attentes inconsidérées envers ce petit être ? « L’enfant qui arrive après la maladie incarne souvent la vie qui reprend son cours, souligne Nathalie Lancelin-Huin. Il représente tellement de joie qu’il peut être fortement investi ou s’investir lui-même de ce message-là. D’ailleurs, ces mamans parlent de bébé miracle. » Conséquences de ce surinvestissement ? Des enfants qui absorbent, comme des éponges, les émotions de leurs parents… Témoin Éliette, née sept ans après le cancer de Sophie, qui, à 2 ans, lui a lancé pendant le bain « Maman, j’ai mal au sein »…
« Il n’est écrit nulle part qu’une femme
ne peut enfanter que si elle est assurée d’un temps de vie suffisant »
Gaëlle a très vite senti le danger d’avoir un « bébé miracle ». « Avec mon conjoint, nous ne voulions pas charger Lili de quelque chose qui ne la concernait pas. Depuis, nous veillons à ce qu’elle grandisse sans auréole. » Pour aider l’enfant à ne pas se sentir investi d’une mission de sauveur ou de boute-en-train, Nathalie Lanceline-Huin conseille de « le rassurer avec des mots vrais, des mots simples, adaptés à son âge. Par exemple, pour les tout-petits, la maman peut dire qu’elle a très mal là (en montrant l’endroit) et qu’elle va voir un médecin à l’hôpital pour se soigner. Rappeler qu’elle prend bien soin d’elle pourra apaiser l’enfant. Si elle délivre un message de vérité, elle pourra tisser toute la suite de son parcours sans mentir ni trop en dire, et surtout partager avec lui des émotions. Tout devient alors cohérent ».
Des relations plus authentiques
Être honnête, juste, et en même respectueux de l’âge et de la sensibilité de chacun, ça marche aussi avec les aînés, dont le rôle et la position ne sont pas non plus faciles. « Avoir vu sa mère malade, donc, logiquement, moins disponible, puis la sentir de nouveau accaparée, cette fois-ci par la naissance d’un bébé, ça n’est pas toujours évident à analyser pour l’aîné, explique Nathalie Lancelin-Huin. Encore moins si le couple parental a été ébranlé par l’épreuve du cancer et se révèle fragile quand le bébé naît. Tout bouge autour du grand, qui peut éprouver un sentiment d’abandon. À cela s’ajoute une éventuelle prise de conscience du fait que la mort rôde dans la famille, mais sans toujours la possibilité de se le dire clairement, parce que la notion d’irréversibilité de la mort n’est intégrée que vers 6-8 ans. En tout cas, ces bouleversements peuvent modifier le regard et le comportement de l’aîné. » Exemple avec Noémie, la fille de Marjorie, qui avait 8 ans quand sa maman est tombée malade. « Elle semblait très détachée de ce qui m’arrivait, tournée vers son monde intérieur. Et puis elle est partie chez sa mamie le lendemain de la chimio. Je lui ai expliqué pour la perte des cheveux, mais elle ne m’en a jamais reparlé. »
Peu importe. Parler à son enfant sans tabou, même s’il est parfois difficile de trouver les bons mots, renforce les liens familiaux. « Dans l’absolu, évidemment, tout le monde préfère une maman pleine de vie et souriante, reconnaît Nathalie Lancelin-Huin. Mais les moments les plus durs sont aussi l’occasion pour le parent de resserrer les liens, de nouer des relations plus authentiques et profondes encore avec son aîné. »
La preuve avec Gaëlle : « Mon histoire avec le cancer du sein, je ne la nie pas. D’ailleurs, pendant la maladie, j’en parlais facilement avec mon grand, Lucas, et j’ai senti que ça lui donnait confiance. C’est surtout mon rapport à la vie qui a évolué : je relativise beaucoup plus aujourd’hui et j’élimine les sources de stress à la maison. Mon quotidien est nettement plus libre, plus doux. » Et une maman plus en paix avec elle-même, c’est un sacré moteur…
Nelly Deflisque
Illustrations Yasmine Gateau