Deux Français sur trois estiment que le cancer n’est plus, ou est de moins en moins, un sujet tabou. Que vous inspire ce résultat ?
CÉLINE LIS-RAOUX : Le tabou du cancer est tombé. On le voit tous les jours ! Femmes et hommes politiques, artistes, personnages publics. Ils sont de moins en moins nombreux à cacher leur cancer. C’est récent. Il y a dix ans, à la création de Rose Magazine, dire son cancer était impensable. Pour tous. D’ailleurs, j’avais commencé une conférence TedX comme cela : « Un Français sur quatre a un cancer, mais un Français sur quatre est invisible. En France, on a le cancer honteux. »
Qu’est-ce qui a permis, selon vous, de débloquer les choses ?
La prise de parole de célébrités touchées par la maladie. Je pense notamment à Dominique Bertinotti, première personnalité politique à avoir cassé le tabou, alors qu’elle était ministre de la Famille. À la fin de ses traitements, elle avait révélé au Monde qu’elle sortait d’un cancer. À l’époque, ç’a été une déflagration. Depuis, plusieurs ministres en exercice ont annoncé être en traitement, Bernard Tapie par exemple, mais aussi des acteurs, des chanteurs… En 2011, quand on a lancé le magazine, trouver des femmes pour témoigner à visage découvert était quasi impossible. À tel point qu’à quelques semaines du bouclage du numéro un on n’avait toujours pas de photo de couverture. La plupart des témoins voulaient qu’on change leur nom et leur prénom !
Aujourd’hui, les femmes nous écrivent par centaines pour témoigner, poser pour Rose ou y participer. Alors, oui, Rose a révolutionné la vision que les malades avaient d’eux-mêmes. Et, de fait, révolutionné aussi le regard des bien portants sur les malades. Si, il y a dix ans, Yulan Oba, mannequin et malade, n’avait pas accepté de poser en une du premier Rose, on n’aurait sans doute pas, en 2021, toutes ces femmes qui se photographient, bloguent et « instagrament » sans complexe !
Il reste cependant des freins. Avez-vous remarqué que, parmi ceux qui brisent l’omerta, il n’y a pas de grands patrons ?
Ils ne sont pas moins malades, mais la maladie est encore vue comme une faiblesse dans le monde de l’entreprise. En fait, le tabou est psychologique – naguère, l’annonce du cancer sonnait comme une condamnation à mort –, mais surtout social. Le tabou tombe quand les conditions objectives de la discrimination cessent d’exister. Ç’a été le cas pour le droit à l’oubli, qui, d’un coup, a fait que de nombreux jeunes malades ont pu emprunter de l’argent. Aussi longtemps que l’entreprise considérera la maladie en général, et le cancer en particulier, comme une preuve de faiblesse ou du moins comme un affaiblissement symbolique de la personne, le tabou perdurera.
Est-ce que cette difficulté est également partagée par les femmes qui travaillent et que RoseUp accompagne ?
Oui, bien sûr. C’est pour cela que nous avons développé dans nos Maisons Rose un accompagnement unique en France : Rose coaching emploi. C’est un cycle de trois à quatre mois d’accompagnement complet en petit groupe avec l’appui d’experts. Psychologues du travail, art-thérapeutes, médecins spécialisés dans les troubles cognitifs et DRH épaulent les femmes dans cette transition identitaire du statut de malade vers celui d’actif…
Trouvez-vous que les Français ont une vision plutôt optimiste ou plutôt négative du cancer ?
Les Français portent un regard assez juste sur l’évolution de la maladie en dix ans. On est mieux soigné, c’est vrai. Et, surtout, la nouveauté c’est que l’on guérit ! En revanche, ce qui est assez étonnant, c’est que les Français sont nombreux – 49 % – à penser qu’il faut réaliser plus de dépistages. Pourtant, ces dépistages existent déjà largement, mais ne sont pas assez suivis ! En revanche, l’accompagnement des personnes touchées par le cancer ne paraît important qu’à 20 % de la population, alors qu’il est amplement perfectible pendant et après le cancer, où les malades sont encore abandonnés à eux-mêmes. Globalement, je dirais que la France fait vraiment du mieux possible en matière de dépistage et de qualité des soins, mais qu’en matière de soins de support, d’accompagnement social et dans l’après-cancer notre pays est encore largement défaillant.
« La loi sur le droit à l’oubli, on l’a portée seules contre tous. C’était Rose contre Goliath ! »
Y a-t-il un chiffre dans ce sondage qui retient particulièrement votre attention ?
Oui, la connaissance importante qu’ont les Français du droit à l’oubli : un sur trois en est informé ! Cette loi, c’est le bébé de notre association. On l’a inventée, portée, on s’est battues trois ans durant pour la faire voter ! Contre nous, à peu près tout le monde : les assureurs, le gouvernement de l’époque, même d’autres associations, qui se contentaient de la convention Aeras, laquelle n’avait jamais fonctionné. C’était un peu Rose contre Goliath, cette histoire ! On a traversé des moments pas marrants : je me souviendrai toute ma vie d’une réunion au ministère de la Santé où un représentant des assureurs a commencé son speech en s’adressant à nous, malades, et en disant : « Mesdames, on le sait bien, on finit toujours par mourir de son cancer. Un jour ou l’autre. » Il faut beaucoup de sang-froid et un grand pouvoir de conviction pour tenir le coup. À ce point qu’Isabelle Huet, la directrice adjointe de RoseUp, et moi avions été surnommées les tiques par nos interlocuteurs. Pas très chic… mais finalement assez juste !
Où faut-il encore agir pour faire bouger les lignes ?
Nous avons obtenu le droit à l’oubli à dix ans pour tous, et à cinq ans pour les jeunes jusqu’à 21 ans. Maintenant, le but c’est d’arriver à faire passer le droit à l’oubli à cinq ans pour tous. C’était une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. Dans notre sondage, 57 % des Français pensent que dix ans c’est encore trop long. L’enjeu est financier évidemment – pouvoir emprunter sans surprime –, mais aussi symbolique. Ce droit permet de se considérer comme guéri. De ne pas subir un préjudice social pour une maladie qu’on n’a pas choisie et dont on est guéri.
Parmi les sondés, 10 % connaissent RoseUp. C’est peu ou inespéré ?
C’est inespéré. Notre association n’a que 10 ans, et jusqu’ici nous n’avions jamais entrepris la moindre action de notoriété. Si 10 % des Français la connaissent, cela signifie qu’elle est installée dans le paysage des associations de lutte contre le cancer. Si je suis heureuse de cette reconnaissance, je tiens aussi à ce que l’on reste fidèle à notre ADN : une association – pas une institution – dirigée par des femmes touchées par le cancer.
Surtout : une association de combat, militante, en vie !
Propos recueillis par Sandrine Mouchet
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 21, p. 32)