Les Brutes en blanc. Ce pourrait être le titre d’un film de série B. C’est celui du dernier ouvrage de Martin Winckler, dans lequel le médecin-scénariste, désormais enseignant au Canada, se livre à un implacable inventaire de la maltraitance quotidienne dont se rendraient selon lui coupables bon nombre de praticiens. Raison principale, estime l’auteur : « L’enseignement médical, délivré de manière verticale, sans discussion ou dialogue possible. De sorte que beaucoup de médecins reproduisent mécaniquement les habitudes héritées de leur maître. » Mais, pour Martin Winckler, la méthode d’enseignement n’est pas seule en cause. Le contenu même des programmes pose problème : l’absence de formation psychologique et psychothérapeutique des futurs médecins conduit « inévitablement un certain nombre d’entre eux pour se protéger à adopter une attitude distante et des conduites d’évitement ».
Malgré la loi Kouchner de 2002, la relation médecin-patient demeurerait donc asymétrique. Selon Cynthia Fleury, titulaire de la première chaire de philosophie à l’hôpital, créée à l’Hôtel-Dieu, à Paris, « il existe aujourd’hui une grande fatigue du côté des soignants et, du côté des patients, le sentiment de relations trop inégalitaires, d’une non-reconnaissance ».
« Le grand défit pour la médecine de demain n’est pas technologique, mais humain »
Pour autant, les choses bougent et les initiatives visant à améliorer le dialogue soignants-soignés se multiplient. Une bonne chose, pour le psychothérapeute Thierry Janssen, qui rappelle que « le grand défit pour la médecine de demain n’est pas technologique, mais humain. Nous pourrions gagner en efficacité et éviter beaucoup de dépenses si l’on revenait à un peu plus d’humanité dans les relations entre soignants et soignés ». Précisément ce qu’il enseigne à l’École de la présence thérapeutique (EDLPT), à Bruxelles. Il y rappelle à ses élèves soignants « qu’apporter de la guérison ne se limite pas à prescrire des remèdes, à appliquer des méthodes et à utiliser des technologies ».
Ainsi, au programme du module Initiation et accompagnement à la présence thérapeutique (Donner un sens à la maladie), on apprend l’art délicat de la présence silencieuse, de la posture juste, de l’empathie et de la compassion… Une manière d’être à l’autre qui ne s’acquiert pas dans les manuels mais à travers l’initiation et l’expérience.
Théâtre et médecine
Exactement ce que développe également le Pr Marc Ychou, directeur de l’Institut du cancer de Montpellier. Lui-même ancien élève du conservatoire d’art dramatique de Montpellier, en parallèle de ses études de médecine, il a créé, avec le metteur en scène Serge Ouaknine et les acteurs de l’École nationale supérieure d’art dramatique de Montpellier, une formation à la relation médecin-malade désormais obligatoire pour les étudiants de quatrième année.
« Bien que les choses aient évolué avec les différents plans Cancer, et notamment le dispositif d’annonce, les médecins ne sont toujours pas formés à “Comment annoncer une mauvaise nouvelle’’, reconnaît le Pr Ychou. Les patients continuent de se plaindre du manque d’information, de l’utilisation de mots trop savants, parfois maladroits ou violents. Ces écueils peuvent être évités par le théâtre. Car face au malade, le médecin est toujours en représentation. Il est donc un acteur malgré lui. Le comédien, de son côté, est formé à l’écoute, au silence, à la gestuelle, peut-être plus encore qu’au discours lui-même. Être à la fois dedans et dehors, à l’écoute et empathique tout en gardant une distance : théâtre et médecine partagent des paradoxes identiques. » Sous le double regard du professeur de médecine et du metteur en scène, les apprentis médecins passés par la case théâtre feront-ils de meilleurs soignants ? Ils auront en tout cas reçu des clés pour « éviter les mots malheureux, améliorer leur voix, leur savoir-être grâce à des scénarios, et touché du doigt la complexité de la relation médecin-malade ».
Université des patients
Au cinquième étage de la fac de médecine Paris-Descartes, à Paris, dans le laboratoire iLumens, le Pr Antoine Tesnière fait lui aussi appel à des acteurs et, plus étonnant, à des robots-mannequins high-tech animés par ordinateur, pour mieux former ses étudiants. « Avant, on apprenait dans les livres, puis on passait directement au lit du malade. Désormais, il existe une étape intermédiaire, la simulation. Un mode d’apprentissage en plein développement, qui permet aux étudiants de s’immerger dans des situations difficiles – patient tendu et stressé, demandes d’arrêt de traitement et de soins palliatifs –, sans le risque que leurs erreurs, maladresses ou manque d’empathie aient des conséquences. » Pour réaliser un acte médical ou délivrer une information délicate, mieux vaut en effet s’entraîner sur un mannequin qui ne ressentira rien. Avant de se perfectionner face à de « vraies » personnes, des acteurs capables de se mettre dans la peau de patients ou de soignants.
Une démarche que l’enseignante-chercheuse Catherine Tourette-Turgis juge essentielle pour mieux connaître ces malades qui, de fait, explorent « des espaces de connaissances inconnus des soignants ». S’appliquant depuis des années à déconstruire la « doxa académique », cette spécialiste en éducation thérapeutique des patients a fondé en 2008 l’Université des patients, à Paris.
« Mêler ces deux populations permet à chacun de découvrir les vulnérabilités et les ressources de l’autre »
Sonia, Anne, Laurence, Salma, Michelle, Guillaume font partie de la première promo du DU de Mission d’accompagnant de par- cours du patient en cancérologie. Leur objectif ? « Faire quelque chose de leur maladie, explique l’universitaire. Devenir des acteurs de santé complets, en transformant leur expérience en compétences. Un concept très novateur dans un pays où le diplôme est indispensable pour faire reconnaître son expertise. »
Dans ce cursus, malades et personnels soignants partagent les mêmes bancs. « C’est une de nos grandes forces, précise celle qui a beaucoup œuvré dans les années 80 pour faire sortir le sida du ghetto. Mêler ces deux populations permet à chacun de découvrir et comprendre les vulnérabilités et les ressources de l’autre. »
Coproducteurs de soins
Laissant sa blouse blanche au placard, le Pr Joseph Gligorov, oncologue à l’hôpital Tenon, à Paris, fait partie de l’équipe enseignante. Assis sur le bord du bureau de la salle 26 de la fac de médecine Pierre-et-Marie-Curie, manches retroussées, il vient une fois par mois transmettre son savoir à une vingtaine d’étudiants addicts : introduction à la cancérologie, explication de la cancérogenèse, gestion des effets secondaires… S’il estime « savoir presque tout du cancer », il reconnaît « ignorer ce que c’est que d’avoir un cancer ». Dans ce domaine, « les patients sont nos professeurs », dit-il.
Après un stage d’« immersion à visée compréhensive » effectué dans une structure de soin ou une institution au printemps, ces anciens malades deviendront des patients professionnalisés, parfois rémunérés, coproducteurs de soins : coachs en santé, médiateurs, représentants des usagers dans les institutions, consultants en éducation thérapeutique… Des pros du cancer, en somme, qui pourront intégrer l’équipe soignante au même titre que l’oncologue ou l’infirmière d’annonce.
« Grâce à mon expérience de la maladie et à ce que j’ai appris cette année, j’ai acquis une véritable expertise », confirme Anne, qui envisage de se spécialiser dans le cancer en tant que consultante, aussi bien dans le conseil en parcours de soin qu’auprès des entreprises pharmaceutiques. Même chose pour Michelle, déjà diplômée en éducation thérapeutique, qui aide aujourd’hui un groupe de patientes ayant pris du taxotere à déclarer leurs effets secondaires sur le site créé par le ministère de la Santé.
« J’ai eu un cancer et voilà ce que je peux apporter »
Sonia, de son côté, reconnaît l’effet réparateur de sa formation : « Ça a été l’occasion de revenir sereinement sur ce moment de ma vie, de me poser et de faire (enfin) le point. Au cours du stage effectué chez Caire 13, à Marseille, seule association soutenant les travailleurs indépendants dans leurs démarches administratives, juridiques et financières, j’ai appris que ces professionnels mettaient environ cinq ans avant de se rétablir financièrement. Ça fait frémir ! Mais ça me stimule pour faire bouger les lignes ! » .
Comme elle, Brigitte, atteinte d’une leucémie en 2012, est fière, « en tant que citoyenne, de contribuer à la bonne marche de la démocratie sanitaire. Au cours de cette année universitaire, j’ai trouvé un lieu dans lequel j’ai pu nourrir ma réflexion sur le devenir, les projets de vie des personnes atteintes d’un cancer. Le cancer n’est pas une fin. Ce peut être un début : aujourd’hui, je peux me dire “J’ai eu un cancer et voilà ce que je peux apporter’’ ». Une expérience que Brigitte pourra peut-être « revendre » dans un service de cancérologie, au ministère de la Santé ou au Sénat, pour faire évoluer les lois en faveur des malades…
Intelligence collaborative, partage des savoirs, co-construction… Ces notions nées avec le siècle gagnent peu à peu les acteurs du monde médical. Tant mieux. La médecine du futur a tout à y gagner.
Bientraitance…
Au sein de l’Institut régional du cancer, qu’il dirige à Montpellier, Marc Ychou propose aussi des formations aux soignants non médecins. Ouvertes aux infirmières, aides-soignants, pharmaciens, diététiciens, kinés, assistantes médicales, etc., elles permettent aux professionnels de l’établissement ainsi qu’au personnel extérieur de partager leur expertise. Ce que l’on y transmet ? La « bientraitance ».
A LIRE
Les brutes en blanc, Martin Winckler (Flammarion)
Le nouveau Serment d’Hippocrate, Marc Ychou et Serge Ouaknine (Le Manuscrit )
L’Éducation thérapeutique du patient, Catherine Tourette- Turgis (De Boeck)
J’existe ! Hippocrate assassiné ?, Karine Dal Medico (Michalon)