Depuis qu’elle est traitée pour un myélome, Martine laisse tout tomber. Littéralement. « Je n’ai aucune prise. J’ai l’impression que je serre l’objet, mais je le lâche sans le sentir. Je n’ai jamais autant cassé de verres et d’assiettes de ma vie. » Michèle, qui vient de terminer sa chimiothérapie, a du mal à supporter ses « pieds endormis : ces sensations de picotement aux orteils et de gonflement dans les mollets ». « La nuit, j’évite de me lever, car je ne sens pas mes pieds sur le sol et je perds l’équilibre. Mon oncologue m’a dit que cela pouvait durer encore longtemps, mais que je récupérerai. » En attendant, sur les conseils de sa kiné, elle marche le plus souvent les pieds nus et se les masse. Hélas, sans résultat.
Selon l’enquête Vican5, publiée par l’Inserm et l’INCa en juin 2018, comme environ 35,3 % des patients traités pour un cancer, Martine et Michèle souffrent de neuropathie. En plus de produire les symptômes précités, les neuropathies peuvent s’associer à des douleurs neuropathiques, complexes et intenses, qui traduisent une atteinte du système nerveux : un nerf (système nerveux périphérique), plus rarement une région du cerveau (nerf crânien, nerf optique) ou de la moelle épinière (système nerveux central). Sensations de brûlure, d’étau, de tiraillements, de picotements, d’engourdissements ou encore de fourmillements en sont la signature. Souvent accompagnées d’autres symptômes : troubles du sommeil, fatigue, anxiété, dépression, perte d’équilibre, et hypersensibilité ou, au contraire, hyposensibilité là où sévit la douleur qui, à son maximum, fait l’effet d’une décharge électrique ou d’un coup de poignard. La douleur neuropathique pouvant être augmentée par le simple frottement d’un vêtement ou d’un drap, parfois par le froid, c’est un vrai cauchemar au quotidien. Heureusement, ce n’est pas une fatalité. « Il faut traiter ces douleurs pour elles-mêmes, en tant que séquelles des traitements qui en sont à l’origine », explique le Dr Didier Bouhassira, neurologue à l’hôpital Ambroise-Paré.
Quelle prise en charge ?
La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) et la Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD) recommandent l’évaluation de la douleur neuropathique en passant par la consultation auprès d’un neurologue ou d’un centre de la douleur : « Pour poser le diagnostic, en plus de l’examen clinique, nous disposons d’un outil simple et efficace, le DN 4 : le patient doit répondre à quatre questions très spécifiques sur le ressenti de la douleur. Quatre oui suffisent à établir le diagnostic. Celui-ci pourra être complété par un électromyogramme (EMG) – électrodes posées sur la peau, reliées à un appareil qui traduit la vitesse de conduction de l’influx électrique dans les nerfs et sa propagation dans les muscles –, lequel permettra de déterminer le type et la sévérité d’atteinte des nerfs. »
AIGUILLES MAGIQUES
« Au bout de deux séances d’acupuncture, j’étais déjà soulagée », raconte Cécile, qui ne pouvait même plus poser ses doigts sur son clavier ni boutonner son chemisier. Reconnue par l’Organisation mondiale de la santé, l’acupuncture se montre incroyablement efficace¹ face aux douleurs neuropathiques, notamment le syndrome mains-pieds. « Même de manière préventive, avant le début du traitement », explique le Dr Philippe Jeannin, médecin acupuncteur à Paris. « Et, lorsque la neuropathie est diagnostiquée, l’acupuncture peut stimuler la circulation sanguine dans les jambes et dans les mains, ce qui contribue à la réparation des lésions nerveuses. En faisant disparaître ces picotements violents et ces brûlures intenses des extrémités, elle permet aux patients de poursuivre leur traitement à la dose maximale le plus longtemps possible, et donc de ne pas compromettre leurs chances de guérison. »
Une efficacité prouvée qui a conduit le Dr Marie Freichet, urgentiste aux hospices civils de Lyon, à proposer une consultation d’acupuncture aux patients atteints de cancer depuis l’an dernier. L’hôpital propose dix séances remboursées.
¹Chloé Brami, Ting Bao and Gary Deng, « Natural Products and Complementary Therapies for Chemotherapy-Induced Peripheral Neuropathy : A Systematic Review »
Le but ? Préciser l’origine de la douleur. Elle peut être liée à la maladie, comme le myélome ou le lymphome, aux métastases (compressions, envahissements, infiltrations méningées, etc.), à des douleurs séquellaires après la fin des traitements, notamment autour des cicatrices ou du membre amputé. Ou encore aux traitements eux-mêmes, avec l’apparition de douleurs postchirurgicales (lésion nerveuse périphérique au cours de l’exérèse ou des interventions à visée diagnostique) ; de douleurs survenant après la radiothérapie (quelques semaines à quelques mois après l’irradiation : compression, lésion et phénomènes inflammatoires chroniques…) ; et, pour finir, de douleurs chimio-induites, qui touchent 38 % des patients. Certains médicaments peuvent modifier ou abîmer les gaines qui entourent les nerfs, souvent celles des nerfs sensoriels. Ces derniers sont chargés de transmettre au cerveau certaines sensations comme le toucher, la chaleur, le froid, ou la douleur. Principales chimiothérapies concernées ? Les sels de platine (qui provoquent des douleurs neuropathiques chez 90 % des patients), les taxanes, les vinca-alcaloïdes et le bortézomib. Leur effet étant « dose-dépendant », au fur et à mesure que l’on poursuit les cycles de chimiothérapie, la symptomatologie s’aggrave. Ce qui peut entraîner l’arrêt de la chimiothérapie.
Une combinaison de traitements
Comment traite-t-on ces douleurs complexes ? « Ce qui rend les choses difficiles, c’est qu’elles ne répondent pas aux antidouleurs classiques, de type aspirine, ibuprofène et paracétamol – avec ou sans codéine –, qui ciblent plutôt des douleurs inflammatoires », précise le Dr Bouhassira. Raison pour laquelle les médecins choisiront en première intention soit un médicament antiépileptique, prégabaline (Lyrica) ou gabapentine (Neurontin ou génériques), soit un antidépresseur, tricyclique (Laroxyl, Anafranil, Tofranil) ou non (duloxétine ou Cymbalta), à doses modérées. La seconde approche, non pharmacologique, est la méthode de la neurostimulation externe : grâce à un petit appareil porté quatre à six heures par jour à domicile, de petites impulsions électriques sont envoyées aux nerfs de la zone touchée, trompant ainsi le cerveau et atténuant la douleur.
Si cela ne fonctionne pas, on peut utiliser un patch très concentré en capsaïcine (Qutenza). Dérivée du piment rouge, la capsaïcine entraîne d’abord une sensation de brûlure, puis un effet antalgique. Ce médicament est dispensé uniquement à l’hôpital, en raison de la douleur à l’application. Autre option, mais seulement en dernière intention, la morphine, à forte dose, qui présente plus d’inconvénients que les précédentes : nausées, vertiges, constipation, sécheresse buccale et somnolence. La toxine botulique (botox) commence également à se faire une place dans l’arsenal des molécules utilisées pour lutter contre les douleurs périphériques. Si on connaissait déjà son effet myorelaxant, des travaux ont montré que, en injection sous-cutanée au niveau de sites douloureux bien localisés, elle soulageait la douleur en agissant sur les fibres nerveuses sensorielles¹.
La maladie pouvant devenir très handicapante, le quotidien du patient s’en trouve souvent bouleversé. C’est pourquoi il est proposé une prise en charge multidisciplinaire pour apprendre à vivre avec la maladie et les douleurs associées. Hypnose, sophrologie, kinésithérapie, psychologie, activité physique adaptée… sont notamment au programme d’ateliers d’éducation thérapeutique comme Déclic, à l’institut Curie, à Paris, depuis 2016. « On se sent moins isolée », reconnaît Valérie, l’une des participantes, qui a repris le contrôle sur la douleur après sa radiothérapie pour un cancer du sein. « On a pu partager nos solutions avec d’autres patients, comprendre et apprendre à gérer la douleur, ainsi que l’arrêt des médicaments. Je vois enfin le bout du tunnel. » Même si des douleurs résiduelles peuvent persister pendant des mois, voire plusieurs années, « les choses finissent par s’améliorer », rassure le Dr Bouhassira.
ET SI C’ÉTAIT UN SYNDROME MYOFASCIAL ?
Certaines douleurs sont parfois considérées comme neuropathiques, alors qu’elles relèvent en fait d’un syndrome douloureux myofascial. Myo pour « muscle », le fascia étant la membrane qui recouvre les muscles. Ce syndrome, fréquent après une chirurgie mammaire, concerne les muscles de la paroi thoracique. Ses symptômes rappellent ceux des douleurs neuropathiques, ce qui peut prêter à confusion. « La patiente va aussi se plaindre de brûlures, de picotements, de fourmillements, jusque dans la main, avec une zone endormie qui peut être très désagréable », énumère le Dr Estelle Botton, médecin spécialiste de la douleur au centre Eugène-Marquis, à Rennes.
Il faut procéder à un examen clinique minutieux pour ne pas se tromper. C’est la présence de points douloureux dans le muscle (dits points trigger ou points gâchettes), associée à des contractures musculaires, avec parfois une limitation de l’amplitude articulaire, qui permet de poser le diagnostic. La solution ? De la rééducation, avec des séances de kiné. « Éventuellement de la balnéo-thérapie, si le syndrome myofascial est étendu, indique le Dr Botton. Dans un second temps, si la patiente n’est pas assez soulagée, je peux proposer des patchs de capsaïcine. Mais il faut surtout qu’elle apprenne à effectuer elle-même, au quotidien, des étirements et des massages des points gâchettes des muscles thoraciques impliqués – même quand elle va mieux – pour espérer une amélioration pérenne. »
Karine Hendriks
¹Attal N. et al., « Safety and efficacy of repeated injections of botulinum toxin A in perpheral neuropathic pain », The Lancet Neurology, 2016
Merci au Dr Virginie Guastella, chef de service du centre de soins palliatifs au CHU de Clermont-Ferrand et au Dr Laurent Labrèze, auteur du Guide de prise en charge des douleurs chez les patients de cancer, éd. Expressions santé