« Primum non nocere. » « D’abord, ne pas nuire.» Ce principe énoncé par Hippocrate en 410 avant J.-C. est, depuis deux millénaires, le socle moral enseigné aux étudiants de médecine.
«D’abord, ne pas nuire.» Chaque médecin s’y réfère dans son exercice quotidien- mais sans doute plus encore les oncologues médicaux, qui reçoivent, accompagnent, soutiennent parfois à bout de bras des malades ébranlés par la toxicité des chimiothérapies.
« D’abord ne pas nuire » : ces mots hantent les pensées des soignants qui ont vu, entre juin et février dernier, mourir, six patientes. À l’institut Gustave-Roussy comme à l’Institut Curie, les équipes sont « traumatisées ». Le mot revient souvent dans la bouche des nombreux médecins interrogés durant cette enquête. Un autre mot revient sans cesse également. Le docétaxel. Le remède. Est-il devenu poison ?
Le docétaxel est une molécule cytotoxique obtenue à partir d’extrait de feuilles d’if. C’est le laboratoire Sanofi qui dépose son brevet et reçoit, en 2006, son autorisation de mise sur le marché pour traiter en adjuvant les cancers du sein. Cette chimiothérapie présente de fortes toxicités mais améliore aussi l’espérance de vie des femmes en limitant de manière importante les risques de récidive de cancer. Le protocole FEC-TEC devient le référentiel dans la majorité des services de cancérologie : à cette époque, on prescrit du Taxotere à tour de bras. En 2008, 9 millions de doses se vendaient dans le monde. Pour cette seule molécule, Sanofi affichait plus de 2 milliards de chiffre d’affaires.
2010-2012 : premières alertes
En 2010, le Taxotere-Sanofi vit les derniers jours de son très juteux brevet. La molécule va dans quelques mois tomber dans le domaine public. Cette année-là, Sanofi change la présentation de son médicament et simplifie la préparation des perfusions en un unique flacon prêt à diluer. Cette nouvelle présentation est approuvée par l’Agence européenne du médicament (EMA). Un changement anodin ? Non. Rien n’est anodin lorsqu’on parle d’un cytotoxique avec une « marge thérapeutique » si étroite.
D’ailleurs, les soignants observent vite une différence. C’est le cas du Pr Marc Espié, à l’Hôpital Saint Louis à Paris : « Quand on a vu une augmentation des effets secondaires indésirables, on a demandé au fabricant ce qui avait changé. Le labo nous a répondu que c’était dû au « changement de forme ». Du coup, on a adapté nos usages : pour booster les défenses immunitaires et les globules blancs, on donnait systématiquement des facteurs de croissance aux femmes fragiles.»Cette même année, les réanimateurs de l’hôpital d’Armentières sauvent in extremis après 48 heures de réanimation une patiente arrivée aux urgences avec une entérocolite neutropénique. Huit jours après une cure de Taxotère. Ils sont à ce point étonnés de la violence de cette infection qu’ils publient un article dans le Journal of Clinical Pharmacology décrivant ce cas d’« un effet indésirable rare mais redoutable ». À destination des autres urgentistes…
Souffrir plus pour gagner rien
Alerté par les médecins, le Comité régional de pharmacovigilance parisien émet, fin aout, 2010 une alerte « Taxotere ». Les trente autres centres français enquêtent et font remonter à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) nombre d’effets secondaires graves : neutropénies fébriles, encolites, toxicités cutanées. L’ANSM saisit à son tour l’EMA (European Medicines Agency), son autorité de tutelle. Le « résultat des investigations » est pour le moins évasif. Oui, l’EMA observe une « légère tendance à l’augmentation du taux de notifications des effets indésirables ». L’étude des produits in vitro montre que la concentration est plus élevée de 1,1% dans la nouvelle formule, ce qui « peut expliquer l’augmentation du taux de notifications ». Et donc ? Rien ! Pas de problème puisqu’on est dans la stricte légalité. L’EMA invente ce jour-là un nouvel adage de santé publique à destination des patients : « Souffrir plus pour gagner rien.»
L’ANSM informe par courrier les oncologues français qu’il peut y avoir « une légère augmentation du risque de survenue d’effets indésirables». Et les renvoie vers Sanofi pour plus d’informations. Pas très incitatif en matière de pharmacovigilance ! D’ailleurs, pour rester tout à fait cohérent, l’ANSM cesse d’investiguer. Le Taxotere ne figure pas dans sa liste des médicaments « sous surveillance renforcée ».
2012 -2016: « Le docétaxel : un facteur de stress pour les médecins »
En 2012, de brevet de Sanofi tombe dans le domaine public et la molécule docétaxel devient libre de droit. Les premiers génériques arrivent sur le marché.
Au vu de l’augmentation des effets secondaires pour une variation de 1% dans le Taxotere, comment personne n’a pu anticiper, même imaginer, que le passage au générique allait être problématique ? Une équipe de l’ESCPCI de Paris avait pourtant, en 2008, étudié la qualité des 31 génériques du docétaxel déjà sur le marché international. Résultats de l’étude : « 90% des génériques étudiés contiennent insuffisamment de médicament, un haut niveau d’impuretés ou les deux à la fois. Cela peut à la fois affecter l’efficacité et la sécurité du médicament ». Les études cliniques internationales menées sur la toxicité cutanée et les neutropénies fébriles accrues sous génériques du docétaxel s’accumulent au fil de cette décennie. Mais là aussi personne n’entend.
C’est à ce moment précis que le train de la pharmacovigilance déraille.
Le Dr Alain Toledano, cancérologue à la clinique Hartmann de Neuilly, s’en souvient comme si c’était hier: «En 2012, du jour au lendemain, j’ai constaté une explosion des effets secondaires du docétaxel auprès de mes patientes: des femmes de 40 ans venaient en fauteuil roulant aux consultations tellement elles souffraient d’arthralgie. De jeunes patientes avaient des diahrrées ininterrompues et insoutenables. J’ai essayé d’en comprendre la raison et j’ai alors appris que le pharmacien de l’hôpital avait acheté des génériques. D’un coup, les toxicités du docétaxel sont devenues tellement violentes que ce médicament qui, normalement, est un allié, s’est transformé en facteur de stress. Nous avons d’ailleurs déclaré à l’ANSM ces toxicités croissantes et signalé nos inquiétudes ». Et qu’a répondu l’ANSM ? « Qu’elle enregistrait nos remarques… ».
Pendant que l’ANSM enregistre, sur le terrain, les médecins sont, eux, confrontés à de vrais malades.
C’est le cas du Dr Thomas Bachelot à Lyon, qui, en février 2015, perd une patiente en traitement adjuvant du sein. « Pour moi, vivre à deux ans d’intervalle deux cas de traitement adjuvant qui finissent l’un par une chirurgie et l’autre par la mort d’une patiente est insupportable. Je ne veux pas que ça se reproduise. Après ce décès, j’ai divisé de moitié les prescriptions de docétaxel. Cette molécule est toxique, tous les cancérologues le savent, mais deux cas très grave en deux ans dans le même hôpital, c’est statistiquement exceptionnel. Ce traitement est devenu une épée de Damoclès.»
Le Dr Hélène Simon, cancérologue en Bretagne stoppe, elle, net ses prescriptions -comme elle en témoigne au Télégramme de Brest: « Cela fait cinq ans que je ne prescris plus de docétaxel dans les cancers du sein. Depuis l’arrivée des génériques – et pas seulement avec un seul générique -, on voit des toxicités dont on a informé l’ANSM. L’agence nous a répondu de manière évasive : « On ne voit pas trop. Effectivement, dans la nouvelle formulation, il y a un excipient différent, la formulation a changé… » Mais sans plus de réaction.»
L’oreille de l’ANSM est sélective : lorsque les médecins disent « génériques » l’ANSM entend « formulation » et se défausse sur l’enquête de l’EMA de 2012 qui se limitait au Taxotere Sanofi. Pourquoi ? Parce que « le générique c’est fantastique » et que notre système de santé doit faire des économies. Pourtant, le questionnement légitime sur les risques liés aux molécules cytotoxiques à marge thérapeutique étroite (où la moindre variation peut faire basculer l’équilibre entre bénéfice et risque) et à ce cytotoxique en particulier ne met pas en cause l’ensemble de la politique publique de santé en matière de générique. Aucune chasse aux sorcières dans les alarmes des médecins. Juste la défense de la santé de leurs patients.
Il aurait été rationnel – sinon responsable que – l’ANSM l’entende. Mais non. Il n’y a donc pas officiellement de problème de générique du docetaxel. Juste des médecins chatouilleux. Quant à la souffrance des patients… ce n’est décidemment que la variable d’ajustement de notre système de santé.
L’indien Accord innonde le marché français
C’est aussi en 2015 que le laboratoire indien Intas remporte l’appel d’offres lancé par la centrale d’achats des 20 centres de lutte contre le cancer (Unicancer). Aucune raison de s’alarmer : Intas et sa filiale Accord sont labellisés par l’autorité européenne. Leur docétaxel passe de 0% à 54% du marché en France. Le laboratoire avait-il alors la capacité de cette énorme montée en charge ? A-t-il produit lui-même l’ensemble des lots ou sous-traité à d’autres génériqueurs indiens (dont certains lui appartiennent) ? En France, au fil des mois, les complications se multiplient : réactions cutanées, aplasies, entérocolites qui « dégénèrent », comme pour Sophie, à Nantes, qui doit subir une ablation du côlon sigmoïde, Axelle, à Lyon ou Julie, à Nice, qui voit « sa dernière heure arriver ». Toutes sous docétaxel Accord. Mais qui écoute la voix des patients ? Une fois encore, après celle des médecins, ces souffrances viennent s’abimer contre le mur du dogme de la valeur indiscutable de tous les génériques.
Juillet 2016-février 2017 : une enquête discrète
La faiblesse des dogmes, c’est qu’ils finissent, toujours, par devenir solubles dans la réalité. Et la réalité est têtue : en avril 2016, une première femme décède à l’Institut Gustave Roussy. Une seconde, à Curie, en juin. Deux patientes à Rennes. Entre avril et août, trois femmes meurent à l’Institut Gustave Roussy et les équipes soignantes décident de stopper l’emploi du docétaxel.
Le Dr Suzette Delaloge, chef du service pathologie mammaire de l’IGR, raconte : « Cela fait vingt-trois ans que je prescris du docétaxel et je n’avais eu, jusqu’ici, à déplorer qu’un seul décès lié à son emploi. Les essais cliniques annoncent environ 0,1 % de décès. Devant l’augmentation majeure des toxicités récentes, nous avions déjà baissé les doses, prescrit des facteurs de croissance, mais cela ne suffisait plus. Le 16 août, après la mort d’une nouvelle femme, nous avons décidé de stopper net cette chimio, téléphoné aux patientes, organisé la mise sous taxol, alerté tous nos collègues. Nous avons prévenu l’ANSM.»
Le 13 septembre, l’ANSM ouvre une enquête qu’elle confie au centre de pharmacovigilance de Toulouse. Discrète, l’enquête… Si discrète qu’elle n’est assortie d’aucune alerte ni information à destination des oncologues. Les équipes sont perdues, s’interrogent mutuellement pour décider quoi faire. « Ça a été une période étrange : vous savez, entre cancéros, on se parle beaucoup. Ceux qui le pouvaient sont passés au taxol. Mais ce n’est pas simple : le taxol exige une prise par semaine, et les hôpitaux qui ont de grosses files actives de patientes ont dû se réorganiser.» Une nouvelle patiente meurt à Curie en février 2015. L’Institut, par communiqué de presse, fait état de ce décès et annonce qu’il stoppe le docétaxel.
Une faillite sanitaire et morale
L’info fait les gros titres. Ce jour-là, le grand public découvre l’existence du docétaxel. Les patientes (dont certaines ont reçu cette chimio les jours précédents) s’alarment. L’ANSM se réunit en catastrophe. Mais ne produira une recommandation aux oncologues que deux jours plus tard, acculée par un article accusateur du Figaro : l’agence conseille aux médecins de suspendre le temps de l’enquête l’emploi du docétaxel dans les cancers du sein localisé. Il aura fallu six mois.
Aujourd’hui, l’ANSM compte les morts. Peut-on sérieusement espérer d’une agence de santé publique que son rôle se limite à celui, après coup, du décompte morbide des victimes d’un médicament ?
Mithridate s’inoculait, dit-on, chaque jour une minuscule dose de poison pour y accoutumer son organisme. Sommes-nous tous mithridatisés contre la souffrance– du moins celle des autres ? Et si le vrai scandale du docétaxel était non seulement sanitaire, mais aussi moral ?S’il montrait la faillite d’un système qui a, au fil de ses intérêts économiques, de ses instances réglementaires, de ses règles florentines, de ses aveuglements et de ses dogmes a oublié l’idée d’intérêt général ? Ce qui signifie l’intérêt de tous. Y compris du patient. Les démiurges de nos politiques de santé publique gagneraient sans doute à s’imprégner de ce précepte – dont la justesse ne s’est pas émoussée en deux millénaires : « D’abord, ne pas nuire.»
Céline Lis-Raoux et Claudine Proust