En France, la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État autorise les établissements publics à subventionner des services d’aumônerie. Et le code de la Santé publique précise que « les hospitalisés doivent être mis en mesure de participer à l’exercice de leur culte. Ils reçoivent, sur demande de leur part adressée à l’administration de l’établissement, la visite du ministre du culte de leur choix ».
« Je ne crois pas en Dieu, mais… »
Au centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard, à Lyon, ceux qui le souhaitent peuvent ainsi rencontrer Vincent Féroldi, aumônier catholique. Parfois, les malades qui font appel à lui se disent non pratiquants, voire non croyants. « Avec eux, la discussion commence toujours de la même manière, indique l’aumônier : “Je ne crois pas en Dieu, mais…” Même chez les personnes se déclarant athées il y a un bourgeon de spiritualité. Les interrogations sur le sens de la vie, le bonheur, les valeurs sont universelles… Le cancer, parce qu’il met la vie entre parenthèses, réveille cette spiritualité. Les patients se posent des questions auxquelles les différentes religions peuvent apporter des réponses. »
Souvent, les interrogations évoluent avec la maladie. Mais l’angoisse de mort, tenace, émerge dès le diagnostic. « Lorsqu’on a un cancer, on se trouve brutalement confronté à l’éventualité de son propre décès, explique Vincent Féroldi. Les patients demandent “Que va-t-il se passer lorsque je vais mourir ?” à cette question la religion catholique peut apporter sa réponse sur la vie éternelle. »
La raison d’être de leur maladie taraude également les patients. « Ils veulent savoir ce qu’ils ont fait de mal pour mériter ça, indique Éric de Bonnechose, aumônier protestant au CHU de Bordeaux. La médecine n’a généralement pas de réponse. Et nous non plus à vrai dire. Notre rôle est donc de déculpabiliser la personne en lui rappelant que le cancer n’est pas une sanction de Dieu. » Une mission qui pourrait incomber au psychologue. Alors pourquoi faire appel à un aumônier ? Nicolas Pujol, psychologue et enseignant-chercheur à l’université catholique de Lille, propose plusieurs explications : « La médecine est régulièrement accusée de déshumanisation. Dans certains cas, le patient souffre de n’être considéré que comme une pathologie. Parce que l’aumônier n’appartient pas au corps médical (contrairement au psychologue !), il ne renvoie pas le malade à son statut, ce qui le soulage, qu’il soit croyant ou non. Par ailleurs, dans l’imaginaire collectif, l’aumônier est le représentant de Dieu sur Terre – on parle de “tiers symbolique”. Face à lui, les patients, croyants ou non, expriment davantage leurs émotions (la colère, en particulier), comme s’ils demandaient des comptes à Dieu lui-même. » Nourredine Kouchi, aumônier musulman au CHU de Bordeaux, précise : « Nous sommes complémentaires. Le psychologue permet à la personne de se poser les bonnes questions et de prendre du recul sur la maladie. L’aumônier, lui, va apporter des réponses à certaines questions existentielles et jouer un rôle d’“écoutant” en dehors du milieu médical. »
La question de la souffrance…
Que signifie la mort ? », « Pourquoi suis-je malade ? », « Suis-je toujours une femme ? » : sur ces thématiques, globalement, les trois grandes religions développent une approche similaire. En revanche, l’éventuelle vertu expiatoire de la souffrance divise davantage. Khadija, diagnostiquée d’un cancer du col de l’utérus en 2013, en est pour sa part persuadée : « Avant ma maladie, j’étais croyante mais peu pratiquante. En parlant avec un aumônier musulman à l’hôpital, j’ai compris que ce cancer était un signe d’amour de la part de Dieu, qui n’éprouve que ceux qu’Il aime. » Nourredine Kouchi explique : « Pour l’islam, la maladie permet au croyant de se détacher de la vie matérielle et de se concentrer sur sa spiritualité. À travers le cancer, Dieu propose au croyant de se rapprocher de Lui. » Une analyse que partage Emmanuel Valency, aumônier israélite au CHU de Bordeaux : « Parce qu’il s’attaque au corps, le cancer invite le malade à accorder davantage d’importance à sa spiritualité. La récompense, c’est une meilleure place dans l’après-vie. La religion juive cultive effectivement une vision expiatoire de la maladie : on souffre pour réparer quelque chose. Toutefois, Dieu est miséricordieux : Il envoie toujours la souffrance accompagnée de son remède. Cela signifie que le patient n’a pas à endurer la souffrance s’il peut la soulager d’une manière ou d’une autre. »
« Le malheur peut parfois être l’occasion pour le malade de réfléchir sur lui-même »
Les aumôniers chrétiens, en revanche, sont moins à l’aise sur la question. « Le discours actuel de l’Église est que Dieu ne nous impose pas la souffrance, mais que c’est à travers la souffrance qu’Il se rapproche de nous », résume Vincent Féroldi. Comprenne qui pourra… Le pasteur est un petit peu plus clair. Il reconnaît que « le malheur peut parfois être l’occasion pour le malade de réfléchir sur lui-même », avant d’ajouter que « dans la religion protestante la souffrance ne permet pas de gagner le ciel ».
Pour tenter la synthèse, disons que si la souffrance ne révèle pas toujours une faute à expier, elle constitue au moins une épreuve qui peut être l’occasion de s’améliorer. En témoigne Lydie, dont le cancer du sein a été découvert en juin 2016 : « Lorsque la maladie m’est tombée dessus, j’ai compris que Dieu essayait de me dire quelque chose. J’ai entamé une démarche spirituelle d’introspection et j’ai décidé de réaliser mes rêves : je me suis inscrite dans une chorale, je suis partie sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, j’ai fait du bénévolat à Lourdes… Bref, je me suis révélée à moi-même. Quelle chance de l’avoir eu, ce cancer ! » « L’être humain est imparfait, la maladie l’aide à corriger cette imperfection, ajoute l’imam Nourredine Kouchi. On peut voir le cancer comme la pression qui transforme le carbone en diamant. »
La foi protectrice
La foi agirait-elle comme un soin de support ? Une étude publiée en 2015 dans la revue Cancer semble l’indiquer. à l’en croire, les patients croyants seraient plus en forme que les non-croyants pendant toute la durée de leurs traitements. D’après les chercheurs américains, foi et spiritualité entraînent un taux de stress moins élevé, un risque de dépression plus faible et un bien-être physique au quotidien plus important que la moyenne.
Martine, qui a traversé quatre cancers et attaque sa cinquième chimiothérapie, le confirme à sa façon : « Le plus grand ennemi des patients, c’est la peur. C’est elle qui paralyse et qui empêche de guérir. Moi, je ne sais pas où j’en serai dans six mois, mais je n’ai pas peur : j’ai confiance en Dieu, je sais que le jour de ma mort est entre Ses mains. » « Lorsque je discute avec des personnes athées, voire ouvertement opposées à toute forme de religion, je constate parfois une sorte d’envie, souligne Vincent Féroldi. J’entends parfois : “Vous avez de la chance, vous, les croyants, vous n’avez pas peur de la suite”… et c’est effectivement une force. »
« Pendant ma maladie, je savais que Dieu était de mon côté, je ne me sentais pas seule dans ce combat »
Marie-Claude, qui a déjà surmonté deux cancers du sein, approuve : « On souffre autant, que l’on croie ou non. La différence réside dans le sentiment de protection que nous, croyants, pouvons ressentir durant nos traitements. Pendant ma maladie, je savais que Dieu était de mon côté, je ne me sentais pas seule dans ce combat. Ça m’a donné de la force. » Khadija, aide-soignante, confirme : « Bien entendu, la foi ne fait pas tout, mais c’est un complément des traitements, un coup de pouce supplémentaire. Dieu était constamment avec moi, donc je ne pouvais pas me laisser aller, déprimer, baisser les bras. Si la médecine soigne, Dieu guérit. » D’ailleurs, la jeune femme ajoute : « Matin et soir, lorsque j’étais malade, je relisais la sourate 55, destinée aux gens malades, comme on prendrait un médicament ! » Et inutile d’être assidu aux offices pour se sentir épaulé. Véronique, catholique non pratiquante, en a elle aussi la certitude : « Je ne vais pas souvent à l’église, mais depuis le début de mon traitement je parle quotidiennement à la Sainte Vierge et je sais qu’elle me protège. »
Ce réconfort que les malades cherchent dans les grandes figures de leur religion ou dans les textes, ils le trouvent de manière plus concrète encore via les communautés de croyants. « Entre deux chimiothérapies, j’ai fait une semaine de bénévolat auprès des malades de l’Hospitalité Notre-Dame de Lourdes, se souvient Lydie. J’y ai rencontré des gens incroyables, notamment cette Italienne qui a prié pour moi durant six heures au pied de la grotte… La foi des uns fait écho à celle des autres : l’espoir est contagieux. » Au point que, sur Facebook, l’ex-malade anime désormais un groupe de soutien aux femmes ayant subi une mastectomie…
Médecine et religions, alliées
Si la foi s’apparente à un soin de support, pourquoi ne pas carrément intégrer les aumôniers au corps médical ? C’est en quelque sorte ce qu’a fait le Québec. Les aumôniers y ont été remplacés par des
« intervenants en soins spirituels ». Pluriconfessionnels et laïcs, ces « guides » dépendent du ministère de la Santé et des services sociaux. à l’hôpital, ils officient en blouse blanche et ont accès au dossier médical des patients. Un choix problématique pour le psychologue Nicolas Pujol : « L’intérêt de la spiritualité est justement de rompre avec cette logique de médicalisation à outrance. Si les patients font appel à un aumônier, c’est pour sortir du cadre de l’hôpital et obtenir des réponses que la médecine ne peut pas leur fournir. » Selon lui, intégrer la question spirituelle à l’arsenal de soins soulève un risque : qu’il n’y ait « plus de différence entre le psychologue et l’aumônier ».
En France, ces deux fonctions sont bien distinctes, mais la frontière entre les univers n’est pas étanche pour autant : « Ce sont parfois les soignants qui nous appellent auprès de certains patients, explique Vincent Féroldi. Des réunions interdisciplinaires sont régulièrement organisées pour discuter de cas particuliers et de la meilleure approche à mettre en place. » Un travail d’équipe qu’Éric de Bonnechose estime « pas toujours évident, mais indispensable pour considérer le patient dans sa globalité ». D’autant plus quand sa foi vacille… « Chez certains, l’expérience de la souffrance peut engendrer un sentiment d’abandon et d’injustice, confirme Nicolas Pujol. Le patient subit une expérience traumatique qui le confronte brutalement à l’absurdité de la vie et peut l’amener à une véritable “crise de foi”. » Éric de Bonnechose explique le doute qui assaille parfois ses patients protestants par le fait que « le protestantisme évangélique accorde une place importante à la notion de miracle. Certains patients très croyants et/ou très pratiquants s’attendent à un miracle durant toute la durée des traitements et celui-ci n’arrive pas. Cela peut être source de colère, voire d’abandon de traitements ». Même chose chez certains patients juifs, selon le rabbin Emmanuel Valency : « On me dit : “Comment Dieu a-t-il pu me faire ça ? On prétend qu’Il nous aime, mais regardez ce qu’Il m’a fait !” C’est alors le point de départ d’une discussion car dans la religion juive, en effet, Dieu n’est pas seulement Amour, il est avant tout Justice. » Une crise de foi qui ne concerne cependant qu’une minorité de patients, d’après l’étude Vican5 de l’Inca publiée en juin 2018 : cinq ans après le diagnostic, 67,9 % des croyants considèrent en effet que l’expérience de la maladie n’a eu aucun impact sur leur foi. Mieux : selon les spécialistes, « les personnes croyant en l’existence d’un Dieu sont plus enclines à déclarer que la maladie a renforcé leur croyance ». Elles sont 27,2 % à indiquer que le cancer a consolidé leur foi.
Appoline Henry
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 15, p. 90)