Mercredi 2 septembre 2020, 18e arrondissement de Paris. Dans le Frottis Truck, garé tout près de l’Association pour le développement de la santé des femmes (ADSF), on procède aux dernières vérifications avant de partir en maraude.
Esther, étudiante en droit montée du Pays basque le temps d’un stage, est installée au volant. Cet après-midi, elle est accompagnée de Charlotte, psychologue, et de Maïlys et Mereme, sages-femmes et salariées de l’association. « Le GPS, les clefs du camion ? OK. Les kits d’hygiène, OK. C’est tout bon. Allez, on y va ! ».
13h30
Esther embraye direction la gare du Nord, à deux kilomètres de là. Objectif : repérer « les dames » en errance dans le quartier et leur proposer un accompagnement santé. Quand l’ADSF a été fondée, en 2001, à l’initiative d’un gynécologue, c’était essentiellement pour aider les femmes enceintes vivant en grande précarité à Paris et en banlieue. Il s’indignait qu’elles puissent vivre leur grossesse sans jamais rencontrer de médecin. Puis l’ADSF a progressivement élargi son activité à une prise en charge plus globale : « Lorsque l’on se consacre seulement à la santé materno-infantile, on ne s’intéresse dans le fond qu’à la protection des enfants. L’accompagnement ne peut pas se limiter à la maternité : une femme n’est pas qu’une mère ! » justifie Nadège Passereau, déléguée générale de l’association.
Devenu en 2019, un « repaire santé » de jour, son siège, situé à deux pas de l’hôpital Bichat, accueille des femmes isolées et en grande vulnérabilité. Celles-ci y trouvent des produits de première nécessité féminins (protections périodiques et produits de toilette intime, crèmes…), une douche pour se laver ainsi que des ateliers de socio-esthétique les samedis matin. Deux canapés leur offrent un havre pour dormir quelques heures en sécurité. Elles peuvent surtout rencontrer une sage-femme ou un psychologue, à qui s’ouvrir sur leurs problèmes de santé, physique et mentale. Suivant les cas, elles se voient proposer un dépistage (de cancers, d’IST), une contraception adaptée ou des tests de grossesse. On prend également pour elles les rendez-vous médicaux qui s’imposent. En général, quelqu’un de l’équipe les y accompagne et assure ensuite la réception des résultats d’analyse, la coordination et le suivi des soins.
Mais, comme le souligne Léna Fontaine, sage-femme et référente médicale de l’association, « l’objectif est d’abord d’aller à leur rencontre dans leurs lieux de vie ». Une tâche pour laquelle la vingtaine de salariés et les 240 bénévoles de l’association ne sont pas de trop. À raison d’une maraude par jour (au moins), ils et elles circulent à bord de leurs deux fourgons utilitaires entre les hôtels sociaux de Trappes (78) et du Coudray (91), entre les bidonvilles de Seine-Saint-Denis (93) et les allées du bois de Vincennes, à l’est de Paris, où de très jeunes Nigérianes se prostituent la nuit. Sans oublier les rues et les stations de métro de la capitale.
13h50
Au lendemain de la rentrée scolaire, la capitale a retrouvé son rythme infernal, le camion est pris dans un embouteillage. Ses 20 m3 ont été aménagés en véritable cabinet médical, avec un minibureau, des posters détaillant l’anatomie féminine et, cachée par un rideau de wax coloré, une table d’examen gynécologique. C’est là, à l’abri des regards, que sont pratiqués, entre autres, les frottis de dépistage du cancer du col. On se dit que ce n’est peut-être pas une priorité lorsque l’on vit à la rue… On a tort. « On en réalise plus qu’il ne s’en pratique chez les femmes “lambda”, relève Nadège. Les jeunes prostituées, victimes de traite humaine dans le bois de Vincennes, par exemple, se précipitent pour en demander. »
« Les conséquences de la rue sur le corps des femmes sont sous-évaluées » NADÈGE
Réservé aux femmes, et bientôt habilité à pratiquer aussi des prélèvements vaginaux pour rechercher les IST (infections sexuellement transmissibles), le Frottis Truck est aussi le lieu où l’on soigne tous les maux induits par une vie de SDF. Problèmes de vue, de dents, d’audition, psycho-traumatismes liés aux diverses violences qu’implique une vie à la rue… La précarité est un fléau pour le corps des femmes, et ses conséquences sont sous-évaluées, déplore Nadège Passereau : « Leurs parties intimes sont rarement considérées ou examinées quand ces femmes se retrouvent aux urgences. » « Une fois à bord du camion, elles en parlent facilement. La gynécologie est une porte d’entrée pour aborder leur santé globale. Beaucoup ont ainsi très peur d’être enceintes, parce qu’elles n’ont plus leurs règles. La question des règles est d’ailleurs une de leurs grandes inquiétudes… » Dans les bidonvilles de Bondy (93), Mereme observe aussi que « les femmes roumaines se plaignent souvent de douleurs au niveau des seins ». Leur proposer de monter dans le Frottis Truck pour leur apprendre l’autopalpation ou leur proposer une consultation est une amorce : « Une fois posées ici, à l’écart de la rue et en confiance, on peut parler plus intimement. » Au moindre doute à la consultation, ou à la palpation, ou si elles font part d’antécédents de cancer dans leur famille, « on leur conseille une mammographie et on peut leur trouver un rendez-vous gynécologique pour des examens plus approfondis ». Une prise en charge psychologique est aussi proposée. Elle est essentielle tant l’errance est synonyme de stress traumatique.
14h40
Gare du Nord. Tout le monde descend ! Esther a enfin réussi à faire stationner le Frottis Truck tout près du parvis. Munie de ses petits sacs à dos en fine toile violette, renfermant chacun un kit d’hygiène, la petite équipe part arpenter le quartier à pied.
« Bonjour Leïla*, comment allez-vous ? » La question tire de sa somnolence une femme coiffée d’un spectaculaire bob à fleurs colorées posé sur ses épais cheveux gris. Adossée à un kiosque à journaux, elle offre alors à la blonde Maïlys et la brune Charlotte, accroupies près d’elle, un sourire lumineux. Presque aussitôt, un type s’extrait d’un groupe d’hommes discutant à proximité et s’avance. Apparemment soucieux de vérifier ce que l’on veut à Leïla. Sur un ton protecteur, il dit : « Elle n’a rien mangé de la journée. » L’ADSF ne distribue pas de repas. D’autres associations s’en chargent. Leïla, d’ailleurs, ne réclame rien. La quinquagénaire est une vieille connaissance des maraudeuses. Elles savent que la faire monter dans le camion va être difficile. Visiblement ravie de papoter, Leïla accepte le kit d’hygiène, avec ses flacons de savon et de gel permettant de se laver au moins les mains. Mais elle ne bougera pas de son coin de trottoir.
15h15
Dans une des rues bordant la gare, en grappe sur une volée de marches, une demi-douzaine d’hommes tuent le temps, canettes de bière à la main. Parmi eux, une femme aux cheveux blonds. Les filles de l’ADSF l’ont déjà repérée dans le quartier, mais encore jamais abordée. Passant devant le groupe, elles jaugent rapidement la situation. « On repassera tout à l’heure, quand il y aura moins de monde autour d’elle », souffle Maïlys. Charlotte précise : « On maraude toujours toutes ensemble. Mais aborder une femme en troupeau serait trop intimidant. On décide donc avant, entre nous, qui y va, et on y va à deux. Celles qui restent en retrait surveillent les alentours, car il y a souvent des hommes qui traînent autour. » Plus ou moins animés de bonnes intentions…
15h30
Les maraudeuses entrent dans la gare. Dans le grand hall, près des tourniquets de sortie du RER, elles remarquent une personne allongée. C’est une femme entre deux âges à qui aucun usager ne prête attention. La tentative de contact sera vaine. Face à l’agressivité de la dame, qui vocifère dès que quiconque approche à moins d’un mètre, Esther et Maïlys préfèrent tourner les talons. Même échec une dizaine de mètres plus loin, lorsque Mereme et Charlotte tentent de glisser leur carte de visite à une femme affalée au pied d’un escalier : « Je suis fatiguée », leur dit-elle pour les repousser. La maraude n’insiste pas. La description de la dame sera néanmoins signalée dans le compte rendu du jour. Une autre équipe aura peut-être plus de succès la prochaine fois.
« Elles font semblant d’attendre des trains qui ne viennent jamais » MEREME
16h00
La gare du Nord est un labyrinthe d’où l’on peut sortir par l’arrière en une volée d’escalier. On accède alors à la gare routière, et au bal des bus qui font le lien entre la capitale et les villes de la banlieue nord-est. Sous les auvents des quais, des voyageurs vont et viennent, les bras souvent chargés. La petite équipe scrute les silhouettes, les attitudes, conscientes que les femmes SDF sont moins visibles que les hommes. On ne sait d’ailleurs pas précisément combien elles sont à errer dans la capitale. Lors de la IIIe Nuit de la solidarité, en janvier 2020, au cours de laquelle des volontaires ont recensé tous les sans-abri qu’ils ont pu rencontrer dans les rues de Paris, il en a été dénombré 3 552, dont 12 % de femmes. « Ce n’est que la partie émergée d’une précarité invisible qui me fait très peur », souligne Nadège Passereau, dont l’association a accompagné 2 200 femmes ces deux dernières années. Quelque 1 400 d’entre elles étaient en totale errance, « passant une nuit dans un foyer du 115, l’autre dans un CHU, ou parfois sur un canapé prêté pour un soir. Il est très important de les sortir le plus vite possible de la rue, car au bout de trois jours, toutes le disent, vous vous êtes généralement fait voler jusqu’à vos papiers ».
Mereme le sait mieux que quiconque. La jeune sage-femme sénégalaise de 35 ans a d’abord été « bénéficiaire » de l’ADSF, avant d’y être embauchée sitôt ses papiers obtenus, en 2018. L’association compte désormais quatre (bientôt six) « femmes repères », issues de cette extrême précarité. Elles savent comment aborder leurs ex-sœurs d’infortune et créer avec elles un lien de confiance. Et, surtout, elles les repèrent facilement. Les femmes en errance développent très vite toutes sortes de stratégies pour se protéger de la violence des autres SDF et en particulier de celle des hommes. « La majeure partie des femmes fraîchement à la rue fait des allers-retours ou fait semblant d’attendre des trains qui ne viennent jamais », souffle la sage-femme. Aïssata*, que les maraudeuses viennent de repérer, est de celles-là. Elle arpente d’un pas décidé le quai de la gare routière, momentanément vidé des passagers d’un bus déjà reparti vers la banlieue. Elle est agitée, parle toute seule. « Je suis en communication ! » lance-t-elle à Mereme et Maïlys, qui se sont approchées. Aucun téléphone visible entre ses mains, en revanche elle tient fermement un sac plastique bourré à craquer. D’un bonjour, d’un sourire et avec quelques mots poliment dits, Mereme la radoucit : les deux femmes échangent bientôt leurs prénoms. « Je ne suis pas malade, moi », rétorque encore Aïssata quand Maïlys lui explique ce que propose l’ADSF. « Prendre soin de sa santé, ce n’est pas que voir un médecin », lui glisse Mereme. En revanche, l’idée d’une douche au repaire santé semble faire mouche. Aïssata, dont on saura seulement qu’elle a logé un temps dans un foyer de Seine-et-Marne, accepte le kit d’hygiène, la carte avec les coordonnées et le plan pour se rendre dans les locaux du 18e arrondissement. Elle le promet, elle viendra…
EN CHIFFRES
> 3552 SDF ont été recensés à Paris lors de la IIIème Nuit de la solidarité, en janvier 2020.
> 12% d’entre eux étaient des femmes.
> 2200 femmes en grande précarité ont été accompagnées par l’ASDF entre 2018 et 2020.
16h30
Retour vers la femme aux cheveux blonds repérée plus tôt. Le groupe d’hommes s’est dispersé. Il n’en reste plus qu’un auprès d’elle. Lunettes de soleil, veste claire et pantalon moulant… à première vue, rien dans l’allure de cette grande femme mince n’indique son errance. « Ce sont souvent de petits détails, des mains très sales, des chaussures fatiguées, une valise bourrée à craquer ou mal remplie, qui nous donnent des indices », explique Nadège Passereau. Un mégot jauni entre ses doigts abîmés, Sylvie* ne se fait pas prier pour venir discuter avec les filles. Volubile, elle raconte qu’elle a un temps été hospitalisée pour un problème d’alcool. Elle vit désormais en foyer, et sa fille, de 21 ans, dans un autre. Elle se fait du souci pour elle, évoque des symptômes qui font penser à une infection urinaire. Très intéressée par ce que lui expliquent les maraudeuses, elle empoche leur carte, et dit d’un air décidé qu’elle viendra très vite au repaire avec sa fille.
17h00
La maraude se termine. En rejoignant le Frottis Truck, les quatre jeunes femmes adressent un salut amical à Leïla, toujours somnolant à son poste. Un homme traverse la rue à grandes enjambées. Patron d’une brasserie toute proche, il voudrait la carte de l’association. Il a vu son camion stationner plusieurs fois, et a compris qu’elle s’occupait des femmes : « J’en vois tellement souvent en détresse devant chez moi, tard le soir, c’est parfois violent, ça hurle. J’ai une grand-mère, une mère, des tantes, des filles, ça me rend malade, et je ne sais pas qui appeler. » Au siège de l’association, Nadège souligne à quel point les patrouilles, notamment aux abords des gares, restent plus que jamais nécessaires. « Beaucoup de femmes vivent à la rue avec des maladies chroniques graves, cancers y compris, et dans un grand renoncement aux soins. Souvent, elles ne comprennent rien aux prescriptions. Mais la plupart ne peuvent tout simplement pas les suivre… On ne peut pas les faire sortir de l’hôpital avec une indication “retour à domicile” alors qu’on sait pertinemment qu’elles n’en ont pas. Ou encore avec une ordonnance prescrivant, par exemple, de garder ses médicaments au frigo ! » Lorsque le cas se présente, « et c’est arrivé plus d’une fois », confie Nadège, « on s’y met tous pour trouver une solution. Quitte à payer des nuits d’hôtel sur nos fonds »…
INFO +
Depuis deux ans, l’association ADSF-Agir pour la santé des femmes est aussi présente 7/7 jours au sein de la Cité des dames, dans le 13e arrondissement de Paris. Elle a aussi ouvert une antenne à Lille, dotée d’un Frottis Truck.
Détails sur : www.adsfasso.org
* Tous les noms des femmes ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
Photos : Anne-Charlotte Compan
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 19, p. 62)