Bien sûr, il y a des couples qui se défont, des hommes qui partent… Selon une étude américaine de 2009*, environ 11,5 % des couples dont l’un des conjoints est frappé par une maladie grave se séparent dans l’année qui suit le diagnostic. Un pourcentage équivalent à celui de la population générale, mais qui cache des disparités : si l’homme est atteint, le taux de divorce tombe à 2,9 %. Si c’est la femme, il grimpe à 20,8 %… Rien de surprenant, diront certains. Mais attention pourtant : l’étude ne précise pas qui est l’auteur de la rupture… Choisissons donc plutôt de regarder le bon côté des choses : après tout, 80 % des couples poursuivent leur route ensemble malgré la maladie ! Certains hommes choisissent même de s’investir à fond. Témoin Vivien, enseignant. En décembre 2015, sa femme Solange, infirmière, apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein triple négatif métastatique. Elle a 39 ans. Une rémission apporte une lueur d’espoir, mais elle est de courte durée. En janvier 2018, Solange récidive. « J’étais complètement à plat, se souvient-elle. Je me sentais fatiguée, psychologiquement plombée, je n’avais plus les ressources pour continuer. » Vivien, lui, refuse de lâcher : « Je me suis dit qu’il y avait forcément une solution et j’ai pris le problème à bras-le-corps. »
Durant des mois, Vivien ne vit plus : jour et nuit, il écume le Net, s’inscrit à des forums, rencontre des professionnels, contacte des laboratoires, décortique les essais cliniques… Jusqu’en septembre 2018, quand il apprend l’existence d’un traitement innovant en Allemagne. Si cette immunothérapie combinée à une approche vaccinale est prometteuse, elle a aussi un coût : entre 85 000 et 90 000 euros. Mais Vivien ne se démonte pas. Il met à contribution épargne personnelle et aide familiale et, pour réunir les derniers 25 000 euros, lance une collecte sur Internet… Mais pourquoi un tel investissement ? Vivien ne s’est pas posé la question.
« Je me suis dit qu’il y avait forcément une solution et j’ai pris le problème à bras-le-corps. »
Pour lui, comme pour les autres, « c’est normal. Il y a l’amour, évidemment. Mais, si les choses tournent mal, je veux aussi pouvoir dire à mes enfants, les yeux dans les yeux, que nous aurons tout tenté et que je faisais partie du combat ». Olivier (41 ans) n’a pas non plus hésité quand son épouse Vanessa (38 ans) a été diagnostiquée d’un cancer du sein, en juillet 2013. « Mon mari m’avait promis de rester à mes côtés pendant toute la durée de ma maladie, mais il a fait beaucoup mieux : il s’est complètement mis à mon service. Il posait ses congés durant mes séances de chimio pour être avec moi, il a accepté un travail de nuit pour qu’on passe nos journées ensemble, il n’a manqué aucun rendez-vous médical, il s’est occupé des courses, des repas, des lessives ainsi que de nos quatre enfants. Je me suis complètement reposée sur lui. » Logique, là encore, pour Olivier : « Je ne comprends pas comment un homme peut laisser tomber sa femme malade. Pour moi, ce combat était naturel. Vanessa est la mère de mes enfants, je l’ai épousée pour le meilleur et pour le pire. »
Même chose pour François-Régis** (69 ans), dont la femme Isabelle (66 ans) a appris son cancer du sein en 2013. « Je suis marié depuis quarante ans, dit-il. Nous avons quatre enfants et des petits-enfants. C’est tout simplement l’amour qui m’a conduit à la soutenir de manière active pendant qu’elle traversait des moments difficiles. Ma part du combat, c’était de la soulager en termes de communication. Je relayais les informations à nos proches à travers une newsletter détaillée que j’envoyais périodiquement par e-mail. » Et puis, il y a aussi Cédric (57 ans), aux petits soins pour son épouse Véronique (56 ans), qui a traversé son troisième cancer du sein au cours de l’année 2016. « Les jours de chimio, il me faisait des crêpes ! » sourit cette Bretonne, maman de trois enfants. Et encore Louis (35 ans), « un pilier » sur lequel Ophélie (34 ans) a pu « se reposer et s’appuyer » lorsque le cancer a récidivé, en octobre 2018 : « Il s’est occupé de tout. J’ai été chouchoutée, je n’aurais pas pu rêver mieux. » Et aussi Robin (29 ans), « la béquille, l’oxygène » de Caroline (39 ans), qui a subi une ovariectomie, une hystérectomie et une omentectomie. Et tant d’autres…
L’inaction est nocive
L’amour, le soutien, l’espoir… bien sûr. Mais pas seulement. Selon le Dr Pascal Rouby, psychiatre à l’institut Gustave-Roussy (Villejuif), s’investir à 100 % dans la bataille permet aussi de tenir les émotions négatives à distance – un mode de fonctionnement typiquement masculin d’après lui. « Chez l’homme, l’expression des émotions est plus compliquée que chez la femme. L’homme a peut-être davantage de mal à métaboliser la peur, l’angoisse et le stress, d’où la nécessité pour lui de rester constamment en mouvement. »
« Je n’allais quand même pas rester les bras croisés ! confirme François-Régis. L’inaction est nocive : lorsqu’on ne fait rien, l’esprit vagabonde et on se met à penser au pire… Je n’ai pas eu le temps d’éprouver de l’angoisse. » Vivien le reconnaît également : quand il ne fait rien, ça ne va pas. « Bien sûr que je suis inquiet. Mais je transforme ma peur en carburant pour continuer à avancer. »
S’activer pour ne pas mouliner, une forme de déni ? Pour le Dr Patrick Ben Soussan, psychiatre et responsable du département de psychologie clinique à l’institut Paoli-Calmettes (Marseille), c’est humain : « Quand il est trop difficile d’affronter directement la maladie – et son corollaire direct, l’éventualité de la mort –, on va cacher ses peurs sous le tapis et se plonger corps et âme dans l’action pour ne pas penser. Quelque part, il s’agit de limiter la “disponibilité anxieuse” dans sa tête. » Sauf qu’évidemment les émotions ne se laissent pas si facilement oublier… « Je pleurais, bien sûr, mais jamais devant elle, indique Olivier, qui a rasé la tête de son épouse lui-même. Je m’efforçais de rester positif alors qu’au fond de moi j’étais terrorisé. Je me disais constamment que ça allait mal finir… »
Des émotions pas franchement bienvenues dans nos sociétés prétendument modernes, qui continuent pourtant d’encenser la figure du mâle robuste et protecteur. Problème : sur le long terme, cette attitude virile a des conséquences, explique le Dr Rouby. « Le conjoint s’épuise. Il est dans une démarche de sacrifice, dédie complètement sa vie à la malade. Une situation qui peut engendrer des moments de révolte. »
« Je pleurais, bien sûr, mais jamais devant elle »
Parfois aussi, constate le Dr Ben Soussan, « ce conjoint jugé “héroïque” ne fait que prendre en charge les corvées auparavant effectuées par son épouse seule… » Du coup, ajoute le Dr Rouby, « lorsque les traitements se terminent, la tentation est grande pour le partenaire de se dire “ça y est, ma femme est guérie” et de revenir à l’ancien mode de fonctionnement du couple ». Un vrai danger, potentielle source de crise si ce retour tacite à la répartition antérieure des tâches met en lumière ce que la malade ne veut plus vivre. « Le cancer agit souvent comme un révélateur des inégalités au sein du couple, poursuit le Dr Ben Soussan. Il ne modifie pas la dynamique actif-passif, ne bouleverse pas la hiérarchie du couple : il ne fait que la révéler au grand jour, voire l’exacerbe. »
À l’écoute
Inconsciemment, donc, un mécanisme un peu pervers peut se mettre en place entre un conjoint qui en fait trop et le partenaire qui n’ose s’y opposer ou n’en a pas la force… « Certains patients se plaignent du volontarisme de leur conjoint, confirme le Dr Ben Soussan. Ils ont la sensation d’être soumis à une pression psychologique importante… »
Solange, par exemple, n’était au départ pas très emballée par le fameux traitement innovant, en Allemagne. « Non seulement je me sentais extrêmement fatiguée mais, en plus, je me posais énormément de questions : ce vaccin me semblait hasardeux et son coût, exorbitant. J’ai demandé à Vivien dans quoi il nous embarquait et nous avons eu quelques discussions houleuses ! » Solange s’est finalement laissé convaincre et, pour ce couple de la région lyonnaise, a alors commencé un véritable parcours du combattant. Toutes les trois semaines, il fallait faire garder les enfants, enquiller pas moins de douze heures de route et croiser les doigts [Solange n’a hélas que partiellement répondu au traitement, apprendra-t-on plus tard, NDLR]. « C’est sûr que ce n’était pas facile, reconnaît la jeune femme, mais ces séjours nous ont aussi permis de passer du temps tous les deux. » Vivien, de son côté, est bien conscient d’en faire parfois trop. Il avoue même avoir déjà échangé en cachette des e-mails avec l’oncologue de Solange…
« Lorsque nous avons des divergences, c’est à Solange de prendre la décision. C’est sa maladie, son corps, sa vie. »
Pour le Dr Rouby, dans certains cas extrêmes, le patient peut carrément se sentir dépossédé de sa maladie : « Ce sont des situations que l’on rencontre plutôt en gériatrie. Des malades laissent passivement leurs proches décider à leur place des soins à effectuer. » Ce que François-Régis admet lui aussi avoir fait : « J’ai pris la main sur une partie de notre vie pendant la maladie de mon épouse – qui était en même temps soulagée que je le fasse, parce qu’elle n’est pas d’un volontarisme extraordinaire. Mon rôle a consisté à la tirer vers le haut. »
Difficile en effet pour le conjoint valide de se retenir de faire ce qu’il estime le mieux pour l’autre. Pourtant, « la réalité, c’est qu’il y a une personne qui subit la chimiothérapie, qui perd ses cheveux, qui maigrit, et que le conjoint ne peut savoir ce qui est bon pour elle puisque lui-même ne vit pas la maladie, explique le Dr Ben Soussan. L’expérience de la maladie cancéreuse est très solitaire et on ne peut la nier. » En clair, le proche devrait faire le deuil de sa toute-puissance. Et, dans l’idéal, s’interroger sur son investissement. Le Dr Ben Soussan : « Dans quelle mesure le soutien apporté par le conjoint n’est-il pas motivé par la peur de se retrouver seul ? Est-ce que ce volontarisme, parfois forcené, ne cacherait pas une forme d’égoïsme ? D’où le meilleur conseil que je puisse donner aux aidants : soyez à l’écoute. » Une attitude que s’impose Vivien : « Lorsque nous avons des divergences, c’est à Solange de prendre la décision. C’est sa maladie, son corps, sa vie. » Un sentiment de respect qu’éprouve également Maëlle (30 ans), diagnostiquée d’un cancer du sein en août 2018, un mois avant son accouchement : « J’apprécie bien sûr que mon mari gère les repas, la maison et les papiers administratifs. Mais le plus important, c’est qu’il reste toujours calme, positif et bienveillant. Je me sens aimée, et c’est tout ce dont j’ai besoin. »
* « Gender disparity in the rate of partner abandonment in patients with serious medical illness »,
** Auteur du Petit Soldat, Les éditions Persée.
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 16, p. 72)