Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les malades de cancer sont classés parmi les « personnes à risque ». Cette catégorisation établie par le Haut Conseil à la Santé Publique dés le 14 mars reposait principalement sur 2 études chinoises publiées dans les revues Lancet Oncology et Annals of Oncology. Ces données semblent montrer que les malades de cancer sont plus à risque de développer des formes sévères de Covid, et d’en décéder. Ce risque serait plus important si le patient est sous chimiothérapie ou a subi une chirurgie dans les mois précédents l’infection.
Un risque de décès 5 fois supérieur chez les malades de cancer, selon les études chinoises
Les estimations sont alarmantes : 30 jours après le diagnostic, entre 28% (selon la seconde étude) et 39% (selon la première) des malades de cancer infectés par le virus risquent d’être envoyés en soin intensif ou de décéder du Covid-19. Soit 1 patient sur 3. Un risque 5 fois supérieur à celui des patients ne souffrant pas de cancer selon ces études.
Les limites des études chinoises
À première vue, ces résultats pourraient paraître rationnels. Les malades de cancer peuvent être affaiblis par les traitements anti-cancéreux. La chimiothérapie, la chirurgie diminuent les défenses immunitaires de façon notable. Le cancer en lui-même, s’il fragilise les poumons notamment, peut aussi contribuer à aggraver les symptômes.
Cette “expérience” asiatique présente toutefois des failles : faible nombre de patients (18 pour la première, 28 pour la deuxième), facteurs confondants (les malades de cancer étaient en moyenne plus âgés et avaient probablement des comorbidités)… Il est donc difficile d’en tirer une conclusion claire. Par ailleurs, on peut se demander si la prise en charge des patients en Chine, et particulièrement le recours à la réanimation, est comparable à la France.
Les études françaises annoncent un taux de létalité deux fois moindre que celui des études chinoises
Trois mois après le début de la pandémie, de nouvelles données commencent à affluer des principaux pays touchés par le covid-19. Une session du congrès de l’American Association for Cancer Research qui s’est tenu virtuellement en avril dernier a été consacré à la question « Cancer et Covid-19 ». Gustave Roussy (Paris) y a présenté son retour d’expérience.
Entre le 14 mars et le 15 avril, le premier centre de lutte contre le cancer d’Europe a suivi 137 malades hospitalisés et testés positifs pour le coronavirus. Vingt décès ont été à déplorer soit un taux de létalité (ratio entre le nombre de décès et le nombre de cas avérés de Covid-19) de 14,6%. Deux fois moins que les taux annoncés par la Chine.
Le centre Léon Bérard (Lyon) s’apprête lui aussi à publier un article sur son essai clinique Oncovid-19. Le Pr Blay, oncologue et directeur général du CLB, nous en a communiqué les résultats préliminaires : « Entre le 1er mars et le 15 avril, nous avons demandé à nos malades de venir se faire tester pour le Covid dans notre centre à partir du moment où ils avaient un symptôme : fièvre, toux, gêne respiratoire... Nous avons ainsi suivi 302 patients testés positifs. À 30 jours, la mortalité était de 20%. »
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Des divergences d’interprétation entre l’étude de l’Institut Gustave Roussy et celle du Centre Léon Bérard…
Si les 2 centres tombent sur des taux de mortalité similaires – entre 15 et 20 % – c’est sur l’interprétation de ces chiffres que leurs avis divergent.
« Les malades de cancer ne semblent pas décéder davantage du Covid-19 », Pr Barlési.
Selon le Pr Barlési, qui a conduit l’étude de Gustave Roussy, même si ce chiffre est très élevé, il ne diffère pas de celui de la population générale : « En France, le taux de létalité par Covid est de 18 % [au 14 mai, on déplorait 27 074 décès par Covid sur 141 00 cas avérés, NDLR]. Les malades de cancer ne semblent donc pas décéder davantage du Covid-19. »
Le Pr Blay analyse ces chiffres différemment : « Le problème de fond est de savoir qui on dépiste. En France, on ne testait jusqu’à présent que les malades hospitalisés qui présentent des formes sévères. Dans notre étude, nous avons aussi testé des malades avec des symptômes peu sévères. Normalement, ils n’auraient donc pas été dépistés et seraient restés chez eux jusqu’à guérison. On ne peut donc pas comparer nos chiffres à la statistique nationale. Il me paraît plus cohérent de les comparer au chiffre de mortalité de notre centre à la même époque l’année dernière. Il était de 2,5%. On peut aussi le comparer au taux de mortalité en Corée, qui dépiste tout le monde (autour de 2%, ndlr). Il y a donc bien une surmortalité importante chez les malades de cancer. »
« Il y a une surmortalité importante chez les malades de cancer », Pr Blay
Le Pr Barlési n’est pas de cet avis : « Dans notre étude, nous n’avons pas testé l’ensemble des malades mais uniquement ceux qui étaient hospitalisés. Les patients que nous avons suivi sont bien les mêmes que ceux de la population générale.»
Quels sont les facteurs de risque aggravants ?
Sur ce point également, les études divergent.
Selon l’étude de Gustave Roussy, les cancers hématologiques semblent être un facteur aggravant. Ce que confirme une récente étude épidémiologique britannique (en prépublication – les résultats doivent encore être revus par des pairs) portant sur 17 millions de personnes. L’étude française montre également que les malades de cancer ayant reçu une chimiothérapie cytotoxique dans les 3 mois précédents l’infection sont plus à risque.
L’étude lyonnaise Oncovid-19 n’a en revanche pas observé d’impact des traitements sur le devenir des patients. Ces résultats ne sont toutefois pas comparables à ceux de Gustave Roussy : le centre Léon Bérard a analysé les traitements suivis par les malades uniquement dans le mois précédent l’infection, Gustave Roussy a élargi à 3 mois. L’étude Oncovid-19 n’a pas non plus révélé de surmortalité chez les malades atteints d’un cancer hématologique. Le centre constate toutefois une légère surmortalité chez les patients souffrant de cancers thoraciques. Ces résultats sont corroborés par l’étude italienne Teravolt, présentée au congrès de l’AACR, qui a analysé les données de 200 patients provenant de 21 pays.
C’est l’état général du patient qui influe sur le risque de décès par Covid-19
Les 2 études sont en revanche d’accord sur un point : plus que les traitements ou le cancer en eux-mêmes, c’est l’état général du patient lors de son hospitalisation qui influe sur le risque de décès. « D’après notre étude, si le malade était fatigué au point de devoir être alité plus de la moitié de la journée, le risque de détérioration clinique (c’est-à-dire le risque d’avoir recours à un apport en oxygène ou de décéder, ndlr) est augmenté significativement » explique le Pr Barlési.
Que conclure sur le risque réel pour les malades de cancer ?
Surmortalité pour les uns, risque équivalent à celui de la population générale pour les autres. Difficile de faire, à l’heure actuelle, la part des choses tant que nous n’aurons pas le chiffre précis du nombre de personnes infectées par le coronavirus en France : plus le nombre de personnes testées sera élevé, plus le taux de létalité sera faible (ratio entre le nombre de décès par Covid-19 et le nombre de personnes infectées par le coronavirus).
Par ailleurs, les données françaises restent encore préliminaires. Le nombre de patients inclus dans les différentes études est trop faible pour tirer des conclusions solides. L’étude Oncovid-19 devrait toutefois bientôt être enrichie par les résultats d’autres centres.
Ensuite, les données rapportées par Gustave Roussy ou Léon Bérard ne sont sans doute pas généralisables puisque les patients suivis par ces centres ne sont pas représentatifs de toute la France. Ainsi, dans l’étude de Gustave Roussy, la majorité des malades étaient atteints d’un cancer du sein. Or, selon une étude menée spécifiquement sur cette population de patientes par l’Institut Curie, les femmes touchées par ce cancer ne présentent pas de risque accru face au Covid-19. Cela peut donc biaiser les résultats.
Ce qui risque de tuer les patients, c’est plus l’arrêt des traitements et les retards diagnostics que le Covid-19
« Le message à retenir c’est : oui, on est un peu plus à risque de faire des complications graves de Covid quand on a un cancer mais la magnitude de cette augmentation n’est pas claire » conclut le Pr Blay.
La source d’inquiétude des oncologues se trouve ailleurs : « Ce qui risque le plus de tuer les malades de cancer, ce n’est pas le Covid : c’est l’arrêt des traitements. Un retard au diagnostic et à la prise en charge thérapeutique de 1 à 3 mois a un impact sur la survie globale à long terme de 5% à 20 %. Ça, ça a été clairement démontré » explique le Pr Blay.
Le Pr Raymond, chef du service d’oncologie médicale à l’hôpital Saint Joseph qui a accueilli des malades de cancer atteints par le Covid-19, craint quant à lui, qu’à la vue de ces chiffres inquiétants, les malades de cancer ne soient pas prioritaires pour la réanimation : “Les patients qui sont le plus à risque sont ceux qui ont une comorbidité (âge avancé, diabète, obésité, hypertension… ndlr). Le cancer est un facteur de comorbidité mais ce n’est pas le seul. Un patient qui n’est pas obèse, sans problèmes respiratoires surajoutés, sans hypertension ou maladies cardiovasculaires, bref qui n’a “que” le cancer comme facteur de risque, ce n’est pas un patient tant à risque que ça. Prenons l’exemple du cancer du sein : la plupart des patientes n’ont pas de comorbidités associées et finalement leur surrisque est probablement plus modéré. Il ne faut pas stigmatiser davantage les malades de cancer.”
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Emilie Groyer