« Le cancer a créé un “nouveau moi”. C’est toujours moi, mais avec un mental différent, une physionomie différente, un corps différent. » En novembre 2020, Caroline, 45 ans, responsable ressources humaines, se voit diagnostiquer un cancer du sein. Commence alors un périple d’une année, une traversée au long cours plutôt agitée : « C’est un peu comme du surf. Il y a les opérations, puis la chimio, ensuite les rayons. On prend une vague, on attend de sortir des remous. On reprend une goulée d’air, un autre rouleau arrive, on replonge… » À l’issue de ce parcours qui a malmené son corps, elle apprend aujourd’hui à se réconcilier avec lui. « Mais je n’aime pas beaucoup le mot “réconciliation”, c’est comme si j’avais été en guerre avec mon corps, c’est plutôt de l’acceptation… » nuance-t-elle. Apprendre à accepter ce « nouveau moi », se réapproprier son corps, c’est le défi que doivent relever les personnes après leurs traitements. Un de plus. Des cheminements aux traits communs, et pourtant tous différents. Car, comme le souligne Sophie Lantheaume, docteure en psychologie et psycho-oncologue à l’hôpital privé Drôme-Ardèche, « il faut éviter les généralités, il y a autant de vécus de la maladie qu’il y a de personnes. Chaque patient, chaque patiente vient avec son histoire ».
Une effraction intime
Et l’histoire commence souvent de façon inattendue, voire brutale. Comme pour Delphine, photographe à Compiègne, 52 ans aujourd’hui. En 2018, elle passe une mammographie et une échographie. La radiologue observe le résultat, et se contente de dire : « On va prendre rendez-vous pour une biopsie et une IRM. » « Vous êtes en train de me dire que j’ai un cancer du sein ? » lui demande Delphine. « Oui, c’est ça, madame… » « Ce choc-là m’a cassée ! » conclutelle, cinq ans plus tard. Carole, elle, a senti « le sol se dérober sous [ses] pieds » lorsque le radiologue lui a annoncé, sans précaution, qu’elle avait « un petit cancer du sein ». « Je n’ai pas d’antécédents familiaux, j’ai allaité mes enfants, je ne bois pas, je ne fume pas… Pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ? » s’interroge alors cette aide à domicile de 52 ans. Qu’elle soit amenée avec ou sans ménagement, « l’annonce d’un cancer, ça vient faire effraction dans la psyché, comme dans le corps, analyse Sophie Lantheaume. De nombreux patients se sentent trahis par leur corps, car très souvent le cancer n’a pas émis de symptômes ».
Aucun signe en effet chez Caroline, rien à la palpation, et pourtant le cancer était là, dans sa poitrine. Ce diagnostic, elle l’a vécu comme une injustice : elle venait juste de rencontrer quelqu’un, ça risquait de tout gâcher. « On sait qu’on va être touchée dans son intégrité physique, mutilée, faible, et on n’a pas envie de partager cette diminution physique avec quelqu’un qu’on connaît encore peu. »
Jouer des artifices
Cécile, 52 ans, n’avait pas du tout anticipé la question de son image lorsque son médecin lui a laissé le choix entre la radiothérapie et la mastectomie : « C’est quand même une mutilation », lui glisse-t-il. Mais elle n’entend pas ce commentaire. Ce qui occupe tout son être, c’est son diagnostic : elle a un carcinome globulaire infiltrant très agressif au sein gauche. Alors elle n’hésite pas : « J’ai choisi la mastectomie. Je perdais un morceau de moi, mais au moins je n’avais plus une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Quand j’ai pris cette décision, je n’ai pas du tout pensé à la féminité… » Mais, une fois opérée et reconstruite, la confrontation avec son image a été difficile, voire impossible dans un premier temps : « Je n’arrivais plus du tout à me regarder dans le miroir. Je ne voulais pas voir mon corps. Sauf avec ma brassière. Malgré la reconstruction, il n’y avait plus que la forme et une cicatrice marron de 10 cm. La féminité n’était plus là. » Même désarroi pour Caroline : « Après la mastectomie, j’ai pleuré, parce que ce n’était pas le corps que je voulais montrer à mon ami. » Ce qui l’a aidée à prendre de la distance ? L’humour. « Ça permet de garder la main et de ne pas trop s’enfoncer dans le pathos. Mon sein, je lui ai donné des surnoms au fil des opérations. Au début, j’avais un mamelon plus haut que l’autre, je l’avais surnommé Big Louche. Puis, quand la prothèse se retournait, je l’appelais Looping. Ça nous faisait bien marrer. »
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« Chaque femme a un rapport différent à son corps et à la manière d’avoir intégré sa poitrine, observe Sophie Lantheaume. Pour certaines, c’est très important, c’est une vraie marque identitaire, et elles vont retenir leur souffle jusqu’à la reconstruction. Elles auront alors le sentiment que la boucle est enfin bouclée. Mais ce n’est pas forcément le cas pour toutes. » Hélène vit ainsi très bien avec un seul sein. Elle ne recourt même pas à une prothèse externe : « Je porte juste un soutien-gorge un peu coqué. Pour l’instant, ça ne me gêne pas. »
Le plus difficile pour elle a été d’accepter la perte de ses cheveux – autre code important de la féminité. Avoir le crâne nu, c’est comme porter le mot cancer sur son front. Cela change bien sûr le regard qu’on porte sur soi, mais aussi celui que les autres portent sur vous. Pitié ou effroi, pour éviter de lire ça dans le regard des gens, il y a des astuces. « Un peu de fond de teint, un coup de blush, un petit trait autour des yeux pour mimer des cils… ça change déjà l’apparence », rapporte Caroline. Hélène a préféré jouer une autre carte : « J’ai essayé des perruques, mais je ne me reconnaissais pas. J’ai donc porté des foulards colorés, et j’en changeais souvent ! Je maquillais beaucoup ma bouche, mais très légèrement mes yeux, et je mettais plein d’accessoires : des boucles d’oreilles, des bracelets… »
S’encrer pour se réancrer
Celles qui ont du mal à trouver leur style ou qui n’ont pas le coup de crayon virtuose de Caroline et d’Hélène peuvent se faire accompagner par une socio-esthéticienne. Aider les patientes à se sentir mieux face à leur corps en souffrance est son métier. La socio-esthétique fait partie des soins de support qui peuvent être prodigués tout au long de la maladie, mais aussi après. Elle contribue à embellir et surtout à réinvestir son corps. Pour Cécile, cette réappropriation est passée
par un tout autre chemin. Avec l’ablation, elle avait perdu un morceau d’elle. Malgré la reconstruction, elle n’était plus la même. « J’ai commencé à me demander comment je pouvais rendre mon sein beau. J’ai pensé au tatouage. Je voulais une trace encrée sur cette partie de mon corps. » S’encrer pour se réancrer dans son corps et dans sa vie… Ça marche ? À Bordeaux, Nathalie Kaïd, fondatrice de l’association Soeurs d’Encre, le constate tous les jours. Depuis 2016, elle propose du tatouage artistique de reconstruction aux femmes touchées dans leur chair par un cancer, réalisé par des artistes tatoueuses qui ont toutes reçu une formation médicale. « Pour Octobre rose, nous proposons aussi des séances collectives, lors des événements Rose Tattoo. Quand les femmes arrivent, elles ont souvent une attitude de protection, tournée vers l’intérieur. À la fin, quand elles découvrent leur tatouage, tout de suite, leur posture change. Le corps s’ouvre. » Cécile confirme : « J’adore mon tatouage, j’en suis hyper fière. C’est une fleur de Lotus avec des arabesques et des motifs de dentelle de Calais comme de la lingerie fine. Maintenant, je suis une petite oeuvre d’art via cette partie-là de mon corps ! » Depuis, elle s’est remise à porter des soutiens-gorge « normaux » et des maillots de bain l’été. « Si on se sent bien dans son corps, on libère sa tête », commente Nathalie Kaïd. Avec le tatouage, Cécile a aussi redécouvert le plaisir de se masser : « Comme il faut l’hydrater régulièrement, j’ai dû caresser cette partie de mon corps que je ne touchais pas du tout. Et je continue, d’ailleurs. » Pour Sophie Lantheaume, la reconnexion avec son corps par le toucher est essentielle : « Quand une de mes patientes me dit qu’elle se douche rapidement, qu’elle ne se crème pas, ne se regarde pas dans la glace, je lui propose d’y aller étape par étape. La première, ça peut être de prendre quelques minutes de plus sous la douche. De se laver d’abord avec un gant, puis avec la main, pour ressentir chaque sensation. C’est comme pratiquer la pleine conscience, accomplir de petits actes pour se reconnecter progressivement à son corps et à soi. »
Comme Cécile, Hélène a voulu faire quelque chose de beau de ce qui lui était arrivé. Par une amie, elle apprend un jour qu’une photographe, Delphine Pitar (qui a aussi eu un cancer du sein), souhaite offrir à l’occasion d’Octobre rose une séance photo à une femme ayant traversé cette épreuve. Hélène se lance. Plutôt habituée à être celle qui prend les photos dans son cercle familial, elle a d’abord du mal à trouver ses marques face à l’objectif : « Au bout d’un moment, j’ai réussi à me détendre. J’ai posé vêtue, puis de moins en moins… » Les clichés lui montrent des cicatrices, un corps dissymétrique marqué par dix mois de traitements lourds, et pourtant sublimé. Elle remarque ce qu’elle ne voyait pas jusque-là : « Une harmonie dans l’allure de la silhouette plutôt que le manque. Se voir ainsi apaise, réconcilie. Cette séance a été une bulle narcissique nécessaire dans mon processus de guérison. » C’est tout l’intérêt de la photothérapie, dont Sophie Lantheaume a déjà documenté les bienfaits dans plusieurs articles de psychologie clinique1. Cet exercice « permet de se voir sous un angle différent, observe Delphine Pitar. Certaines personnes qui n’aiment pas se regarder comprennent que leur véritable image est celle qu’elles voient en photo et pas celle qu’elles contemplent dans le miroir ».
BELLES TOUTES NUES
Les photos qui illustrent notre article sont tirées du livre I Am d’Angelika Buettner1. La photographe allemande (et francophile), qui a travaillé pour les plus grandes marques de la beauté et de la mode, a mis sept ans à boucler ce projet audacieux : capturer l’essence de la beauté féminine débarrassée de tous les stéréotypes que l’on impose au corps des femmes de plus de 40 ans. Cela donne 121 portraits sans retouche de femmes de toutes origines. Toutes nues. Parmi elles, certaines ont été touchées par le cancer. Aujourd’hui installée à Toulouse, Angelika poursuit son travail de célébration « du soi parfait imparfait ».
1. Angelika Buettner, I Am. Celebrating the perfect imperfect, 280 pages, 70 euros, à commander en version française sur : IAM-themovement.com Réduction de 20 % pour nos lectrices avec le code : ROSEMAG20
Danser, marcher, se cajoler
Le miroir, c’est précisément l’outil avec lequel travaille Ghislaine Achalid. Elle est danse-thérapeute, et experte en sport-santé pour la Fédération française de danse (FFD) : « Face au miroir d’une salle de danse, il y a tout un travail d’acceptation, non pas pour se contempler soi, esthétiquement, mais pour regarder le mouvement et l’ensemble. Le miroir est alors un outil de progression, de travail, et non de jugement. » Les bienfaits de cette activité physique sont nombreux et reconnus : la réduction de la fatigue et des angoisses, un bénéfice sur les douleurs articulaires et musculaires, et sur les troubles d’ordre cognitif : « car allier le mouvement à la réflexion produit une action positive sur les connexions neuronales », précise Ghislaine. Elle a d’ailleurs mis sur pied, avec la FFD, un programme destiné aux femmes atteintes d’un cancer qui se structure autour de dix cours : « Quand, à la fin, les patientes se rendent compte qu’elles arrivent à danser quatre minutes sans être essoufflées, en prenant du plaisir et en se souvenant des mouvements à effectuer, c’est magique ! » Cécile, qui s’est essayée de son côté à différentes pratiques comme la danse de cabaret ou encore « la danse sexy à la Beyoncé », confirme : « La danse, c’est la joie. Ça apporte du soleil. C’est vraiment la féminité retrouvée. »
Pour se relier pleinement à elle-même et à son corps, Carole, elle, s’est lancée dans un tout autre exercice. En 2017, avec son compagnon, elle est partie sur la route de Compostelle. Un périple de 2 000 km parcourus en 66 jours. Rebelote l’année suivante, cette fois, ils feront 1 000 km en un peu plus d’un mois. Sur le chemin, elle a bien sûr ressenti de la fatigue : « Mais là, elle n’était pas subie, c’est moi qui poussais mon corps, car j’avais besoin de connaître ses limites. » L’expérience de ces longues marches lui a appris à écouter son corps, à le soigner quand il en a besoin, à le cajoler. « Je ressentais un tel bien-être ! C’était une renaissance. »
Pour Cécile, le simple fait de réussir à mettre un pied devant l’autre dans son jardin a été sa première façon de renouer avec de pures sensations : « Après la mastectomie, je me sentais déséquilibrée, une symétrie avait été touchée. Alors, j’ai commencé à déambuler autour de la maison. Au début, à deux à l’heure, parce que je ne pouvais pas faire de grands pas, ça “résonnait” trop dans tout le corps. Même quand il pleuvait à torrents, je sortais marcher. Le vent, la pluie dans mes cheveux, sur mon visage, ressentir mon corps par l’épiderme… un truc de fou ! » Pour se sentir mieux dans sa peau, Caroline n’a pas lésiné sur les soins de support : « Réflexologie, massages, acupuncture, sophrologie… Je suis allée à la Maison RoseUp Paris et j’ai testé tout ce qu’on m’y proposait, tout ce qui pouvait soutenir mon corps ! J’ai aussi expérimenté la sonothérapie : les bols tibétains m’ont fait énormément de bien, comme si on me massait à l’intérieur du crâne… »
Mais, pour elle, le facteur essentiel a été le regard de son compagnon. « Le matin, quand je me réveillais, il n’y avait dans son regard que de la bienveillance, le plaisir de me voir. Comme si j’étais la Petite Sirène. Alors que moi, quand je me contemplais dix minutes après dans la glace, j’avais l’impression d’avoir une tête de Hobbit ! » Elle a décidé de ne se fier qu’à son regard à lui. « Un regard plein d’amour, ça peut aider, accompagner, être un véritable appui, estime Sophie Lantheaume. Mais ce regard-là n’est pas toujours présent. Le plus important c’est l’amour que l’on se porte soi-même. »
À LIRE
Que faire après un cancer du sein ? Toutes les réponses à vos questions, de Jocelyne Rolland, éd. Odile Jacob, 23,90 euros. Les conseils pratiques, experts et précieux d’une kiné spécialisée dans l’accompagnement des femmes touchées par ce cancer.
Indulgence et gratitude
Autrice d’un ouvrage sur le thème de l’autocompassion et du cancer, qui sortira à l’automne aux éditions InPress, la psychologue y fait le plaidoyer de ce sentiment, si important pour notre équilibre psychique en général, mais qui s’avère essentiel lorsqu’on est malade : « Face à une pathologie comme le cancer, qui a des conséquences lourdes, la personne, son corps ont besoin d’encore plus d’amour pour traverser cette expérience-là. » Et celle-ci ne s’arrête pas avec la fin des traitements. Delphine, dont le cancer avait été diagnostiqué en 2018, le dit sans ambages : « Il y a des effets secondaires, je suis encore fatiguée, et ce n’est pas anormal de ressentir ça. » Même chose pour Caroline : « Je n’ai pas très bien vécu l’après. Je pensais que je serais débarrassée, mais j’étais toujours fatiguée. J’avais des palpitations cardiaques, des douleurs de dos horribles. Je me sentais diminuée. Je m’étais préparée pour un marathon, mais là j’avais l’impression d’avoir déjà couru 112 km et je ne voyais toujours pas la ligne d’arrivée. C’était dur physiquement et ça commençait à m’atteindre moralement. » « Si on ne se sent pas bien après les traitements, aucune culpabilité à avoir,
rassure Sophie Lantheaume. C’est peut-être qu’il y a encore des choses à digérer. Il faut accepter qu’on puisse avoir besoin de plus de temps que d’autres personnes. » La clé, c’est d’être indulgent envers soi-même. Cela prend du temps. Pour Carole, la marcheuse de Compostelle, les choses se sont faites pas à pas. Littéralement. Et elle a le sentiment aujourd’hui de s’être enfin retrouvée, au bout du chemin : « Quand vous prenez soin de votre corps, vous prenez soin de votre esprit aussi. Et inversement. J’ai retrouvé mon moi. » Il en est de même pour Cécile, qui avançait tout doucement dans son jardin et qui a fini par… courir le marathon ! Hélène, quant à elle, ressent de la gratitude, même si certains jours elle a encore du mal à se lever : « Je remercie mon corps d’avoir tenu bon jusque-là. Et de me donner plus que jamais l’envie de croquer la vie à pleines dents ! » Un sentiment de gratitude que partage Caroline : « Ce qui est dur, c’est l’acceptation de ce nouveau moi, plus fragile, plus limité. Je veux continuer à l’aider, à le soutenir, qu’il puisse se sentir bien, ce petit corps qui a un peu morflé, qui a fait la guerre, mais qui a gagné. »
INFO+
• Le site pour tout savoir sur le tatouage artistique de reconstruction : soeursdencre.fr
• Le programme de danse adaptée de Ghislaine Achalid est à découvrir dans la vidéo Danseuse engagée #2 sur YouTube.
Photo : Angelika Buettner
1. Sophie Lantheaume et al, « Cancer du sein, image du corps et psychothérapie par médiation photographique (PMP) », Annales médico-psychologiques, no 5, vol. 174, 2016.
Retrouvez cet article dans Rose magazine (Numéro 24, p.94)