Quand il s’est installé dans les collines de Ducos, Abdul Djiré avait un projet : « Faire un peu de maraîchage et, petit à petit, des arbres fruitiers. » C’était en 2005, « on ne savait pas trop… ». Mais le problème lui a vite « sauté à la figure ». L’analyse des sols a révélé du chlordécone dans toutes ses parcelles. Sa première récolte de concombres et de giraumons (variété de potiron) « en était blindée ». Et sa décision prise : « Je ne travaillerai pas pour nourrir les gens avec des produits malsains. » Désormais, sur 10 de ses 20 hectares cernés de bananeraies, il se limite aux fruitiers, les scientifiques ayant assuré que le chlordécone ne « montait » pas dans les arbres. « J’étais sceptique, mais j’ai fait vérifier par trois laboratoires différents. » Résultat : dans ses agrumes, abricots-pays, papayes, goyaves et maracuja… zéro trace.
Manger local sans chlordécone n’en reste pas moins un sacré défi, puisque la molécule, présente à peu près partout, s’accumule dans l’organisme. Il faut 165 jours pour en éliminer la moitié, estime-t-on, à condition de ne pas en réabsorber. à la Direction de l’alimentation de l’agriculture et de la forêt (Daaf), néanmoins, on rassure. Les services veillent. Viande dans les abattoirs, poissons, végétaux… Chaque année, 1 500 contrôles aléatoires sont effectués sur les denrées alimentaires produites sur l’île ou importées, avant leur commercialisation. à quoi s’ajoutent 300 prélèvements annuels, réalisés par la Direction de la concurrence et de la consommation (DIECCTE) dans les commerces et sur les étals des marchés. Pour être jugés conformes, les aliments contrôlés ne doivent pas dépasser une limite maximale de résidu (LMR) par kg, fixée par décret depuis 2008. Le gouvernement prévoit de l’abaisser. Et dans le cadre du prochain plan chlordécone (2020-2026), le préfet souhaite aussi augmenter les contrôles de 30 % pour les faire coller au souhait d’Emmanuel Macron de voir l’imprégnation de la population diminuer, jusqu’à « tendre vers » le zéro chlordécone.
Projet ChlorDetox
« Le problème, c’est que tous ces programmes ne visent qu’à “réduire l’exposition” », déplore le Dr Jos-Pelage, présidente de l’Amses. Or, pour elle comme pour tous les dirigeants d’association, le seul objectif responsable serait d’œuvrer plus activement en faveur de la non-exposition totale. Le collectif Zéro chlordécone-zéro poison a donc préféré lancer, en juin 2018, le projet ChlorDetox.
L’idée, explique Sophia Sabine, membre du groupe : inciter les Martiniquais à mesurer leur taux de chlordécone sanguin et à adapter leur alimentation en conséquence pour éviter le produit au maximum. « Ce type d’analyse existe mais coûte cher, même si les deux laboratoires se sont organisés pour en faire baisser le prix à 70 euros environ. » Or, l’état ne veut pas entendre parler de remboursement, même pour le suivi des femmes enceintes, jugées plus vulnérables… Par ailleurs, pour se débarrasser du chlordécone, encore faudrait-il savoir qu’on en avale. Ce qui relève de l’impossible. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il est difficile d’identifier la provenance précise des aliments. Sur les marchés, rien ne l’indique. Au rayon frais de ce supermarché du centre de Fort-de-France, seule la mention « légumes-pays » figure au-dessus des cagettes. Quant aux étals de bord de route, auprès desquels nombre d’habitants s’approvisionnent en œufs – denrée particulièrement à risque –, poulets et légumes locaux, ou encore aux dons familiaux, n’en parlons pas… Enfin, quand bien même on connaîtrait le lieu d’origine de telle ou telle igname, comment pourrait-on être sûr que le sol où il a été cultivé est sain ?
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40% de l’île contaminée
Pour plus de transparence, après l’électrochoc de l’étude Kannari, qui révélait l’an dernier l’ampleur de l’imprégnation sanguine des adultes, avec 92 % d’individus touchés, la préfecture a mis en ligne en avril 2018 une première cartographie des terrains « chlordéconés ». Mais le document doit être complété. À ce jour, en effet, 37 % des terres agricoles ont été répertoriées alors que, selon les estimations officielles, 40 % de l’île sont contaminés. De plus, la carte ne s’appuie pas sur une campagne de mesure systématique mais sur une extrapolation à partir de 11 000 prélèvements… « Or, sur un même terrain, explique Jean Iotti, de la Daaf, une parcelle peut être contaminée sans que sa voisine le soit. » Tout dépend de la manière dont le pesticide s’est répandu dans le sol où il a été enfoui. S’il a été enseveli profondément, il continuera sa course en profondeur. En revanche, s’il a été déposé près de la surface, les eaux de pluie l’entraîneront vers les terrains adjacents, surtout si le champ est en pente, mal labouré… Dans la forêt de Bouliki, où David Dondin a fait le choix radical d’une exploitation totalement bio, le jeune agriculteur s’agace : son terrain est sain mais, sur la carte, sa vallée clignote en rouge à cause de sa proximité avec Saint-Joseph, haut lieu de bananes et de contamination. à l’inverse, on peut trouver des sols contaminés non signalés dans des quartiers résidentiels où les jardins ont été remblayés en terre végétale extraite d’anciennes bananeraies…
Président du parc naturel de Martinique depuis janvier 2018, l’avocat Louis Boutrin a profité du souhait de l’état de s’approcher d’une alimentation zéro chlordécone pour lancer un label Zéro chordécone, ouvert à tout éleveur ou cultivateur, même en terre faiblement contaminée, pour peu qu’il respecte ce cahier des charges : une production hors-sol et des analyses, par des organismes certifiés, qui l’assurent exempte de toxique décelable. Abdul Djiré y a aussitôt souscrit. Six mois plus tard, ils étaient plus de 100. Louis Boutrin rêve désormais de codes-barres et d’une application mobile qui puisse afficher la provenance de tout aliment acheté dans l’île.
EN CHIFFRES
165 jours, c’est le temps que met le corps, contaminé, à éliminer la moitié du chlordécone, à condition de ne pas en réabsorber
56% des rivières sont contaminées au chlordécone : depuis 2009, la pêche est interdite dans tous les cours d’eau de l’île
33% du littoral (baies de Fort-de-France et de la côte Atlantique) sont interdits à la pêche
33 millions d’euros ont été investis dans chacun des trois plans chlordécone successivement mis en place par les gouvernements depuis 2008
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 16, p. 44)