Février 2019. Institut Paoli-Calmettes, à Marseille. Telle la Belle au bois dormant, Marie, 38 ans, repose, profondément endormie, sur la table du bloc opératoire. Quelques minutes auparavant, elle y est entrée les yeux bien ouverts, en sachant parfaitement entre les bras de qui elle allait s’abandonner. Elle l’a d’ailleurs vu et même regardé attentivement alors que, immobile dans sa housse stérile, il attendait de passer à l’action. Qui « il » ? Un robot.
Aujourd’hui, Marie parle volontiers de sa chance d’avoir bénéficié de cette technologie pour sa mastectomie, notamment parce qu’elle lui a permis de « récupérer bien plus vite après l’opération ». Mais, au départ, c’est peu dire que cette idée lui était totalement étrangère. Flash-back.
Décembre 2018, Marie découvre dans sa poitrine une grosseur suspecte. Visite chez son gynéco. Ensuite, tout s’enchaîne très vite : mammographie, échographie, biopsie. Au vu des résultats, Marie est rapidement orientée de Sablet, dans le Vaucluse, où elle habite, vers l’institut Paoli-Calmettes. C’est là qu’elle apprend qu’elle va devoir subir l’ablation d’un sein. Et c’est là aussi que le professeur qui va l’opérer lui propose que l’intervention se fasse avec l’assistance d’un robot.
« J’ai récupéré bien plus vite après ma mastectomie » – Marie
Pour le moins déstabilisée, Marie pose un tas de questions qui surgissent en tir groupé dans sa tête. « Quand il m’a expliqué que ce serait lui qui déterminerait chaque mouvement avec une commande manuelle, et que le robot était pour lui une aide et un gage de précision, j’ai été rassurée. » Une sérénité nourrie par la totale confiance que lui inspire ce professeur. Et aussi par sa petite enquête, menée sur internet juste avant l’opération pour voir à quoi ressemblait cette machine et comment elle fonctionnait.
Des « petites mains » d’une grande fiabilité
Ce qu’elle lit confirme ce que son chirurgien lui a détaillé : les robots ne font pas concurrence aux médecins. Ils ne les remplacent pas, mais ils agissent sous leurs ordres. D’une fiabilité remarquable, ces machines jouent le rôle de « petites mains », et même de toutes petites mains, capables de s’introduire dans le corps du patient en limitant au maximum la taille des incisions et donc des futures cicatrices.
Pour autant, c’est bien le chirurgien qui dirige la manœuvre, et le robot ne bouge qu’en fonction des instructions qu’il lui transmet. Mise au point aux États-Unis au début des années 2000, dans la foulée de travaux menés à la fin du XXème siècle, leur intervention n’a aujourd’hui plus rien d’exceptionnel : on estime que plus de 6 millions d’actes chirurgicaux ont déjà été réalisés à travers le monde à l’aide de ce dispositif.
Le jour J, c’est donc sur ses deux jambes que Marie est entrée au bloc. Ça n’a l’air de rien, mais psychologiquement le détail n’est pas d’anodin. « J’ai pu repérer l’environnement, cela m’a probablement évité de trop cogiter, puisque j’étais active et non passive… » Une fois que Marie a été anesthésiée, le robot s’est doucement penché sur elle, déployant ses bras articulés recouverts d’une housse stérile et dont les extrémités avaient été préalablement équipées des instruments chirurgicaux nécessaires à chaque étape de l’intervention.
HISTOIRE D’UN DÉTOURNEMENT
L’aventure des robots chirurgiens a commencé… dans les usines de production automobile. Spécialisée dans la fabrication de robots pour les chaînes de construction de véhicules, l’entreprise américaine Unimation a l’idée, dans les années 1980, de décliner ses machines pour un usage médical en leur greffant des instruments chirurgicaux. D’améliorations en perfectionnements, le concept finit par attirer l’attention de l’armée américaine, qui voit dans cette innovation la possibilité d’une meilleure prise en charge des soldats blessés en zone de conflit.
Grâce à ces robots embarqués dans les hôpitaux de campagne, les chirurgiens pourraient opérer sans être sur le terrain. Le projet est finalement abandonné, mais les moyens investis ont permis d’affiner cette technologie. Une fois les brevets cédés par l’armée, c’est une nouvelle génération de robots qui a commencé à conquérir le monde…
Quant au chirurgien, il était assis à quelques mètres de là, dans une sorte de bulle semi-cylindrique évoquant un cockpit d’hélicoptère. Devant lui, un écran sur lequel suivre en temps réel les images filmées à l’intérieur du corps de Marie, via une caméra endoscopique, et une console de contrôle munie d’une sorte de gant métallique. Le professeur y a glissé ses doigts afin d’actionner à sa guise les bras du robot. Et pour passer d’un instrument à un autre, il lui suffisait de presser d’une impulsion une des pédales situées au pied de la console.
Par rapport à ceux d’une chirurgie classique, les bénéfices de cette approche sont variés. Outre la parfaite fiabilité d’un bras qui ne tremble pas et sa capacité à réaliser des gestes à 360°, le recours au robot permet l’utilisation de micro-instruments, si petits qu’ils ne peuvent être manipulés à mains nues et qu’ils limitent énormément le caractère invasif de l’intervention. Autre avantage : des cicatrices minimisées, parfois même quasi invisibles.
Ainsi, pour les patientes atteintes d’un cancer de la thyroïde nécessitant une ablation, le recours à cette technique plutôt qu’à une chirurgie « ouverte » évite une incision de plusieurs centimètres au niveau de la gorge. À la place, on incise dans le creux de l’aisselle et sur quelques millimètres seulement. Dans le cas d’une mastectomie, le robot peut même utiliser toute la dextérité offerte par ses multiples bras pour réaliser à la fois l’ablation des glandes mammaires et la première étape de la reconstruction. Ce qui épargne aux patientes le choc de découvrir au réveil leur buste totalement plat. Et surtout, quelle que soit la nature de l’opération, les douleurs postopératoires, même si elles ne disparaissent malheureusement pas complètement, sont nettement diminuées en durée et en intensité.
Des interventions qui se généralisent, mais pas partout…
Conséquence : le temps d’hospitalisation est, lui aussi, significativement réduit. C’est ce qu’ont constaté les équipes du CHU Pellegrin, à Bordeaux, qui s’est outillé d’un premier robot chirurgical dès 2010 et qui en compte aujourd’hui quatre. Avant leur implantation, « les personnes opérées par exemple pour un cancer du rein via une chirurgie ouverte séjournaient en moyenne 11 jours à l’hôpital à l’issue de celle-ci », indique le Pr Jean-Christophe Bernhard, « aujourd’hui, après une tumorectomie assistée par un robot, elles sortent généralement au bout de 2 ou 3 jours ». Et, une fois sur cinq, l’opération a même lieu en ambulatoire.
D’abord utilisés en France dans les laboratoires de recherche et les universités, ces dispositifs ont fait leur entrée dans les blocs aux côtés des urologues, qui ont trouvé en eux des auxiliaires précieux pour les opérations d’ablation de la prostate consécutives à un cancer. Les indications de cette chirurgie sont aujourd’hui très diverses, en particulier en cancérologie.
L’entreprise Intuitive Surgical, qui se taille la part du lion sur ce marché, lequel pourrait atteindre les 6,5 milliards de dollars en 2023, affirme avoir déjà vendu 4 800 unités de son modèle Da Vinci dans le monde. En France, la Caisse nationale d’assurance maladie estime que ce sont désormais 25 000 à 35 000 opérations qui sont réalisées chaque année avec leur assistance. Et le nombre de centres équipés d’un robot chirurgical augmente à un rythme continu de 20 % par an.
Un chiffre spectaculaire, mais qui masque de fortes disparités sur le terrain, comme l’a relevé l’Académie nationale de chirurgie. En Île-de-France, par exemple, la région se divise même nettement en deux zones. L’une, incluant les départements les plus aisés (Paris, les Yvelines, les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne), compte un robot pour 231 000 habitants. Tandis que, dans le reste de la région, qui regroupe la Seine-Saint-Denis, le Val-d’Oise, la Seine-et-Marne et l’Essonne, le ratio est de un robot pour 2,7 millions d’habitants. Bilan : dans ces départements, la chirurgie ouverte reste prédominante, avec un taux presque 3 fois plus élevé que dans la zone la plus aisée. Par ailleurs, ce sont les établissements privés qui sont le plus équipés, puisque 62 % des robots y sont implantés.
Avec un taux d’équipement aussi disparate sur le territoire, l’accès pour les patients à ce mode opératoire demeure très inégal. C’est ce qu’a noté Émeline1. Opérée avec l’assistance d’un robot pour l’ablation d’une tumeur au poumon, elle a ensuite partagé son enthousiasme pour cette technique sur les réseaux sociaux, et a constaté au fil des commentaires que nombre de malades ne connaissaient même pas l’existence de cette technologie. Leur chirurgien ne leur en avait tout simplement pas parlé.
5G ET TÉLÉCHIRURGIE
En 2001, le Pr Jacques Marescaux marque les esprits en orchestrant l’ablation de la vésicule d’une patiente admise au CHU de Strasbourg par un robot, piloté par un chirurgien qui se trouvait, lui, à New York ! Il démontrait ainsi l’incroyable potentiel de la téléchirurgie. Cette première mondiale avait nécessité la création d’une ligne transatlantique à ultrahaut débit sécurisée. Spectaculaire, mais aussi très coûteuse à mettre en place. Aujourd’hui, le Pr Marescaux et son équipe pourraient tout simplement utiliser la 5G. En plein développement, ce réseau a permis en 2019 à un chirurgien chinois d’implanter à distance un dispositif intracrânien.
Un pôle d’attraction pour les futurs chirurgiens
Pourquoi ? Premier élément de réponse : pour que les praticiens la proposent, il faut qu’ils la pratiquent, donc qu’ils en soient équipés… On en revient à la disparité territoriale d’accès à cette technologie. Pour l’expliquer, le Dr Jean-Claude Couffinhal2, chirurgien à Argenteuil, évoque un héritage historique encore bien ancré. « Chez nous – plus qu’ailleurs dans le monde –, nombreux sont les chirurgiens à avoir été formés à une technique développée dans les années 1970 : la cœlioscopie3. » Intervention elle aussi « à ventre fermé » et mini-invasive, elle procure aux patients des bénéfices similaires à ceux des robots. « De ce fait, ces derniers ont d’abord suscité ici moins d’intérêt qu’aux États-Unis, par exemple. »
C’est aussi la raison pour laquelle les caisses primaires d’assurance maladie peinent encore aujourd’hui à accompagner leur déploiement. D’autant que, avec un coût d’acquisition d’environ 2 millions d’euros pour un robot, de 150 000 euros par an pour sa maintenance et de près de 1 900 euros par intervention pour les dispositifs à usage unique (canules, pinces, agrafes, clips…), le rapport coût/bénéfices plaide peu en faveur de cette innovation.
Mais cette tension financière pourrait bientôt se résorber. Jusque-là largement trusté par Intuitive Surgical, le marché est en train de s’ouvrir peu à peu à la concurrence. Une bonne nouvelle, car les robots présentent l’intérêt de convertir plus de médecins aux approches mini-invasives : l’apprentissage de leur maniement ne requiert en effet que quelques mois, contre plusieurs années pour les techniques manuelles.
Autres atouts non négligeables, ils permettent de multiplier les entraînements grâce à des simulations, et offrent aux médecins un meilleur confort. La formation des futurs chirurgiens prévoit d’ailleurs désormais qu’ils apprennent à se familiariser avec ces dispositifs. Et cette nouvelle génération s’y montre sensible : « Les hôpitaux et les services qui en sont équipés sont considérés comme plus attractifs par les jeunes praticiens », constate le Dr Couffinhal. Avec une telle relève, une nouvelle ère s’ouvre dans les blocs…
EN CHIFFRES
- 25 000 à 35 000 interventions sont réalisées chaque année en France avec leur assistance (Source : Cnam)
- 2 millions d’euros, coût d’un robot
- 150 000 euros par an pour sa maintenance
- 1 900 euros par intervention pour les instruments chirurgicaux à usage unique
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 21, p. 84)
1. Le prénom a été changé.
2. Auteur du rapport « La robotisation en chirurgie : état des lieux », Académie nationale de chirurgie, 2020.
3. Cette technique, aussi appelée laparoscopie, consiste à pratiquer de petites incisions pour introduire les instruments chirurgicaux et une caméra reliée à un écran sur lequel le médecin suit en temps réel le déroulé de son intervention.