– « Tu vois, le héros de la série Mad Men ? Genre grand ténébreux. Eh bien ! Je suis tombée sur le même, mais en un peu plus jeune !
– Pas mal, mais j’ai eu mieux ! Le type plutôt méditerranéo-caliente à la Javier Bardem. Un regard et pfft ! Plus un neurone en état de marche.
– Moi, c’est de sa voix dont je me souviens encore. Chaude, profonde, enveloppante… »
Mais de qui parlent ces quatre quadras assises à la terrasse d’un café parisien à l’heure de la happy hour ? De leur premier amour ? De leur dernier amant ? Non. De leur chirurgien ! Un sujet récurrent de leurs soirées « cancéreuses in the City ». Ex-membres d’un groupe de parole à l’Institut Curie, toutes sont aujourd’hui en rémission d’un cancer du sein et se retrouvent une fois par trimestre. Manifestement, aucune ne s’est remise de sa rencontre avec celui qui l’a opérée. « C’est vrai, admet la quatrième en riant. Et j’avoue que, après mon mari, il est l’homme le plus important de ma vie… » C’est aussi ce que dit Céline (35 ans) aujourd’hui. « C’est quand même le seul qui me connaisse de ‘‘l’intérieur’’, si je puis dire. Ça crée un lien puissant. Ce que je ressens pour lui ? Une forme d’amour fraternel, totalement désexualisé, même si c’est objectivement un homme séduisant. Un mélange de reconnaissance, d’admiration et de respect pour ce qu’il est et pour ce qu’il a fait pour moi. »
C’est sa main qui opère : il sait comment faire disparaître le cancer
Pourtant, le 22 novembre 2006, quand il lui a annoncé qu’elle avait un cancer et qu’il lui a détaillé ce qui l’attendait, elle l’a d’abord détesté, cet homme. « Ses mots étaient cliniques, et c’était terrifiant. Mon père et mon mari, qui m’accompagnaient, se sont littéralement écroulés sur leur chaise. J’ai alors focalisé sur lui ma colère, énorme, terrible. Et aussi un espoir insensé… » Lui seul, dans la pièce, tient debout. Elle s’accroche à ça. Elle l’entend dire : « Je vais tout faire pour vous sortir de là. » Et pense : « Il n’y a que lui qui peut me sauver. » Il sait retirer une tumeur, il sait comment faire disparaître la maladie de son sein, de son corps. C’est son job. Sa spécialité. « Selon l’étymologie, chirurgien signifie ‘‘travail de la main’’ en grec, précise le psychothérapeute Thierry Janssen*. Contrairement au radiothérapeute ou à l’oncologue, lui agit directement sur le mal. C’est sa main qui opère, c’est lui le remède. » Ce qui lui donne une aura particulière, voire un pouvoir quasi surnaturel aux yeux de certaines patientes.
Christine (51 ans), douze ans après, parle encore de celui qui l’a opérée comme d’un magicien : « Il m’a redonné de magnifiques seins, on ne dirait même pas que j’ai eu un cancer ! » Et cette mère de famille d’ajouter, presque extatique : « C’est l’homme qui m’a fait le plus beau cadeau de ma vie. » Même accent de femme comblée chez Valérie qui, à 48 ans, n’est pas peu fière de son « joli 95 B ». Souvenir éternel de son passage entre les « belles et fines mains » de son chirurgien. Il faut dire qu’elle y avait placé tant de choses : le pari de la victoire sur la maladie, d’abord, et puis la possibilité de retrouver son identité de femme.
« Il m’a dit qu’il ferait tout pour sauver mon sein et c’est ce qu’il a fait, et très bien fait… »
Pour Catherine (54 ans), ce qu’a réalisé son chirurgien en 2006 tient à ses yeux du miracle : « Tous les médecins que j’avais vus au moment du diagnostic m’avaient assuré que dans mon cas il n’y avait qu’une option : l’ablation. Jusqu’à ce que je le rencontre lui. Il m’a dit qu’il ferait tout pour sauver mon sein et c’est ce qu’il a fait, et très bien fait… » Sept ans après, elle est toujours sous le charme : « C’est mon héros ! »
« Nous ne sommes pourtant ni des sur-hommes, ni Dieu, sourit Fabien Reyal, chirurgien à l’Institut Curie, à Paris. Seulement des techniciens. » C’est une façon de voir… Dans les enquêtes de satisfaction menées régulièrement dans les hôpitaux, lesquels arrivent toujours en tête des médecins les plus appréciés ? Les chirurgiens. Et qui, depuis la mythique série General Hospital (créée en 1963 aux États-Unis), n’a cessé d’exciter le plus l’imaginaire des scénaristes de fictions médicales ? Les as du scalpel. Il suffit de voir le succès d’Urgences, de Grey’s Anatomy ou plus récemment de Private Practice, alors qu’on attend toujours une série télé sur des oncologues ou des radiothérapeutes…
Puissant donc beau, comme si l’un n’allait pas sans l’autre
« Le chirurgien symbolise le pouvoir », décrypte Thierry Janssen. Et pas n’importe lequel : le pouvoir non seulement de faire disparaître la maladie, mais aussi de « battre » la mort, donc de changer le cours du destin. « Ça impressionne, évidemment, et ça peut fasciner, poursuit le psychothérapeute. Et c’est tant mieux. Si le malade transfère sur son médecin une puissance thérapeutique, c’est un moteur de guérison formidable ! »
Chez les femmes, ce transfert passe souvent par un curieux phénomène : voyant leur chirurgien « puissant », elles le voient souvent beau aussi. Comme si l’un n’allait pas sans l’autre. « Je trouvais le mien physiquement parfait. Et d’ailleurs, je taquinais souvent mon petit ami avec ça, et je bassinais aussi mes copines. Jusqu’à ce que l’une d’elles m’accompagne à mon dernier rendez-vous avec lui… se souvient Vinciane (29 ans). En sortant, elle m’a dit : ‘‘Bof, je m’attendais à autre chose.’’ Je m’étais fait un film ! Mais je continue de penser que c’est un type formidable. »
Catherine, elle, rit encore de ce qu’elle s’est dit au moment où son chirurgien lui a ouvert la porte : « “Il est canon !” C’est idiot à dire, mais ça a contribué à me rassurer. Bon, il n’était pas que grand, athlétique, brun, avec de beaux yeux clairs, il était aussi ultracompétent. Mais je me suis dit que quitte à ce qu’on m’ouvre le sein autant que ce soit un beau mec qui le fasse. » Beau ou pas, l’important, tout compte fait, c’est d’être un homme. « Ce n’est pas forcément conscient, mais les patientes recherchent souvent notre regard masculin. Et, dans certains cas, on sent bien qu’il y a une forme d’entreprise de séduction, analyse le docteur Jean-Pascal Fyad, spécialisé en chirurgie esthétique et réparatrice à l’Institut de cancérologie de Lorraine. Ça n’arrive pas tous les jours, mais à nous de saisir ce qui se joue. Et à nous aussi, bien sûr, de rester dans notre rôle de médecin. Mais si, en pensant qu’elles peuvent plaire à un homme, nos patientes finissent par se dire qu’elles plairont à d’autres, ça fait partie du traitement ! »
Confirmation de Thierry Janssen : « Dans le grand moment de fragilité où elles se trouvent, où elles ne se jugent plus dignes d’être vues en tant que femmes, qu’un homme les regarde sans peur, sans jugement et avec assurance est très important. » Et en plus, il les soigne. L’homme idéal, en somme ! « Cela fait partie du travail du chirurgien, mais elles peuvent le vivre comme une attention particulière », observe le psychothérapeute. Au point, parfois, que certaines d’entre elles se méprennent. Fantasme, confusion des sentiments font partie des risques du métier.
Ce chirurgien exerçant dans un grand centre anti-cancer se souvient du cas d’une patiente qui, une nuit durant, lui avait laissé des messages enflammés sur sa boîte vocale. Le lendemain, il avait dû la recadrer, gentiment mais fermement, et avait senti le point de bascule, le moment où, prenant conscience de son rêve délirant, elle était comme revenue à elle et à la réalité. « Le plus drôle, conclut-il dans un sourire, c’est que si, dans d’autres circonstances, j’avais croisé cette jeune femme, par ailleurs jolie et intelligente, dans un bar, elle ne m’aurait sans doute jamais remarqué… » Qui sait ?
Sandrine Mouchet
* Ex-chirurgien, Thierry Janssen exerce depuis quinze ans comme psychothérapeute auprès de personnes atteintes de maladies physiques. En 2012, il a publié un récit autobiographique, Confidences d’un homme en quête de cohérence, aux éditions Les liens qui libèrent.