Yves Saint Laurent, David Servan-Schreiber… Des hommes qui ont marqué leur domaine et leur temps et qui, tous deux, ont été victimes de gliomes. En France, chaque année, on recense 5900 nouveaux cas de ces redoutables tumeurs au cerveau, responsables de 3 000 décès. « Derrière ce nom, gliome, se cachent des maladies très diverses, au pronostic variable et pour lesquelles la médecine dispose d’un arsenal thérapeutique qui s’enrichit d’année en année », souligne le Dr Aurélien Maureille, neuro-oncologue au centre Léon-Bérard, à Lyon.
Dans la plupart des cas, la tumeur se manifeste comme un coup de tonnerre. Soudain, un bras se dérobe, les pertes de la mémoire se multiplient, les crises d’épilepsie se rapprochent… Autant de signes cliniques qui révèlent une souffrance cérébrale et qui doivent conduire à une consultation. Ils informeront en outre sur l’emplacement de la tumeur, tandis que l’IRM précisera son type, et la biopsie, la nature même du cancer et son évolution possible.
De ce diagnostic découlera la stratégie thérapeutique à adopter, car on ne traite pas un gliome de grade I ou II comme un gliome de grade IV (glioblastome). En fonction du volume et de l’emplacement de la tumeur, on pourra ou non envisager la résection comme premier traitement. Dans le cas des gliomes de bas grade, cette ablation présente un vrai atout : elle permet de différer la chimiothérapie et la radiothérapie.
Telle une bombe à retardement, les gliomes progressent lentement, par ramification diffuse, à la manière d’une toile d’araignée. En sept à quinze années (selon l’histologie et la biologie moléculaire), ils deviennent agressifs, entraînant un déficit neurocognitif de plus en plus invalidant. Arrivé au stade 4, le patient voit son espérance de vie réduite à deux ans.
GLIOME, KÉSAKO ?
Le système nerveux central est constitué de deux types de cellules : les neurones, qui reçoivent et traitent les informations, et les cellules gliales, qui entourent et nourrissent nos neurones. Ce que l’on appelle gliomes, ce sont des tumeurs plus ou moins infiltrantes qui se développent à partir de ces cellules gliales (astrocytes ou oligodendrocytes).
Les gliomes de grade I, majoritairement diagnostiqués chez les enfants, sont bénins. Les gliomes de grade II correspondent à des tumeurs de croissance lente, mais qui évoluent vers une forme maligne. Enfin, les gliomes de grade III (anaplasiques) et les gliomes de grade IV (glioblastomes) représentent 20 % de l’ensemble des tumeurs au cerveau (3 500 cas par an). Ces tumeurs malignes, agressives, se développent rapidement et s’étendent dans une ou plusieurs zones du cerveau en même temps.
Une solution où il n’en existait pas
L’enjeu est donc double : détecter les tumeurs et les enlever le plus précocement possible, sans affecter les fonctions essentielles telles que le langage, la motricité ou la mémoire de travail. Une gageure dans cette zone du corps humain complexe et délicate et qui a longtemps représenté un sanctuaire auquel on n’osait pas toucher.
Jusqu’à ce qu’un homme, le Pr Hugues Duffau, bouleverse la pratique de la neurochirurgie, il y a vingt ans. « Je lui dois la vie », confie Pascale, 41 ans, maman d’un petit garçon de deux ans et demi. « Quand on a découvert ma tumeur, le premier neurochirurgien consulté ne voulait pas y toucher. Un choc terrible, mais je ne me suis pas résignée. J’ai cherché. » Elle a donc trouvé Hugues Duffau, responsable du département de neurochirurgie au CHU de Montpellier. Celui qui se définit comme un « médecin de famille qui opère les cerveaux » n’a pas hésité à opérer celui de Pascale.
Son arme, aussi spectaculaire que révolutionnaire, c’est l’intervention sur patient éveillé. Mise au point par le neurochirurgien canadien Wilder Penfield, dans les années 1930, cette chirurgie réalisée avec le concours du patient offre une solution à des hommes et à des femmes auparavant condamnés. Permettant d’intervenir au-delà des limites visibles de la tumeur, y compris dans des zones dites cruciales – on parle ici du système nerveux central –, et de réduire le risque de séquelles (moins de 1 %, soit dix fois moins qu’avec une technique plus conventionnelle ), cette chirurgie offre non seulement d’améliorer la qualité de vie des patients, mais aussi d’augmenter leur survie.
Aujourd’hui, celle-ci est de quinze ans pour les personnes atteintes d’un gliome de bas grade, d’environ dix-huit mois pour celles victimes d’un glioblastome. Néanmoins, « en vingt ans, on a triplé l’espérance de vie », relève Hugues Duffau. Selon lui, en présence de cette tumeur, il ne faut plus se dire que l’on va mourir, mais se demander si « l’on veut vivre à tout prix ou pas. Dès le début, j’explique à mes patients qu’ils vont devoir vivre avec une maladie chronique, qu’une réintervention sera éventuellement nécessaire si la tumeur revient, mais qu’à chaque fois on se donne toutes les chances de vivre ».
Si aujourd’hui on n’a toujours pas compris pourquoi ces tumeurs naissent, ni pourquoi elles reviennent, et si malheureusement on ne sait pas les guérir, on continue toutefois à mieux appréhender « leur histoire naturelle – d’où l’importance du dépistage précoce – ainsi que les mécanismes de réorganisation du cerveau réactionnels à la progression du gliome », indique le médecin.
D’AUTRES CHIRURGIES EXISTENT
Outre la chirurgie éveillée, la neuronavigation, une chirurgie assistée par ordinateur, peut être pratiquée. Dans ce cas, la veille de l’intervention, on réalise des images IRM afin de dresser une cartographie 3D du cerveau du patient et de sa tumeur. Le chirurgien définit le trajet qu’il va effectuer pour atteindre cette dernière et l’ôter. Le jour de l’opération, il visualise sur un écran de contrôle et en temps réel cette cartographie ainsi que ses gestes.
Une autre méthode consiste à brûler la tumeur à l’aide de fibres laser plutôt qu’à la réséquer : cette technique, mise au point en 2008 par le Pr Alexandre Carpentier, neurochirurgien à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, est également employée sous contrôle IRM en temps réel.
Chacun joue sa partition
Pour construire un avenir aux patients, une course contre la montre s’engage. Il faut frapper vite et fort. Confiance et préparation sont les conditions préalables au succès de l’opération. Aussi, avant de pénétrer dans le cerveau de ses patients, notre spécialiste leur demande s’ils sont prêts à l’aider. Si le mouvement et le langage sont les deux fonctions qui seront prioritairement préservées, ensemble ils vont déterminer quelles autres capacités il est souhaitable de conserver. Les besoins n’étant peut-être pas les mêmes si l’on est musicien ou enseignant.
La veille de l’opération, Guillaume Herbet, le neuropsychologue de l’équipe, effectue un bilan préopératoire neurocognitif. « Comme pour un challenge sportif, l’intervention demande une grande préparation psychologique et physique. Je vois donc le patient et je l’entraîne aux exercices qu’il devra réaliser durant l’intervention (motricité, association sémantique, lecture…). Je le revois quatre jours après pour un examen complet des fonctions intellectuelles, puis encore une fois trois mois plus tard, le temps que le cerveau réorganise ses réseaux neuronaux. »
Et concrètement, le jour J, comment ça se passe ? Poussons les portes du bloc… Alors que le patient, confortablement installé sur la table d’opération, a une partie de la boîte crânienne ouverte, le Pr Duffau demande à l’anesthésiste de le réveiller. À partir de là, chacun va jouer sa partition. Au bout de quelques minutes, quand il a retrouvé toutes ses facultés, l’opéré est mis à contribution par le neuropsychologue ou l’orthophoniste. Le dialogue qui va alors s’engager, et durer tout le temps de l’opération, est essentiel : il permet de guider l’équipe et le chirurgien pour que celui-ci retire la tumeur sans altérer la personnalité et la cognition du patient.
Pendant deux heures, les exercices vont se succéder. Parfois, on demandera au patient d’identifier des images défilant sur un écran d’ordinateur, de barrer des lignes avec un stylo, de jouer du violon ou de la guitare, pendant que, de son côté, le chirurgien sondera la surface du cortex point par point avec un stylet émettant un faible courant. Si son patient continue à reconnaître des émotions, à comprendre les relations sémantiques, à bouger normalement à un endroit, il sait qu’il peut y intervenir sans dommage, avec un bistouri à ultrasons. En revanche, quand la personne « bugue », en confondant des mots par exemple, le chirurgien dépose à l’endroit testé une étiquette avec un chiffre, signe qu’il ne faut pas toucher cette zone, dite éloquente, et composée des faisceaux de fibres blanches qui relient les zones fonctionnelles du cortex entre elles.
Les hommes plus touchés que les femmes : 56% contre 44%
Cartographie du cerveau in vivo
Tel un géomètre-topographe, le chirurgien dresse ainsi un relevé in vivo des fonctions que gère la partie du cerveau lésée par la tumeur. « Grâce à ce test, je peux m’appuyer sur une cartographie à la fois anatomique et fonctionnelle du cerveau en temps réel », précise le Pr Duffau. Le processus se répète jusqu’à atteindre des zones profondes cruciales. « Le but étant toujours d’enlever le plus possible de la zone infiltrée par la tumeur tout en préservant les réseaux fonctionnels essentiels et propres à chaque patient. »
L’intervention s’achève par la fermeture du crâne du patient sous anesthésie. Le réveil a lieu dans l’heure qui suit, prolongé d’une nuit de surveillance en unité de soins intensifs. Le lendemain, le patient est de retour dans sa chambre et levé. Quatre jours plus tard, en moyenne, il rentre chez lui. Il n’est pas rare d’observer une aggravation des symptômes après l’intervention. Un phénomène transitoire. En 3 mois, la grande majorité des patients aura complètement récupéré et pourra envisager une reprise du travail.
Des résultats incroyables pour cette chirurgie recommandée à l’échelle européenne, et qui peut également être pratiquée sous hypnose. C’est le cas au CHU de Tours, où, depuis 2010, 75 patients ont déjà été opérés par le Pr Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie, le Pr Ilyess Zemmoura, neurochirurgien, et Éric Fournier, anesthésiste hypnothérapeute.
Quel est l’atout de cette chirurgie éveillée ? Elle permet au patient de recouvrer immédiatement, dès la levée de la transe, une vigilance normale, très utile à la fiabilité des tests. Alors que ce même niveau de vigilance s’obtient en un peu plus de temps après une phase d’anesthésie générale.
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Quoi qu’il en soit, avant toute chirurgie éveillée, une rééducation intensive doit avoir été anticipée. Cela afin d’exploiter la prodigieuse plasticité du cerveau et d’optimiser ainsi sa récupération fonctionnelle. Si cet organe n’était pas agencé de façon unique et propre à chaque individu, on pourrait presque le comparer au réseau du métro parisien. Comme lui, il est formé de lignes et de connexions, fonctionnant en un circuit dynamique. « Vous pouvez couper une station, si les échangeurs de Montparnasse ou des Halles fonctionnent, vous trouverez un chemin pour rentrer chez vous. Tant que l’on ne touche pas aux connexions principales, le cerveau pourra se réparer en réorganisant ses connexions, sans séquelles », résume le Pr Duffau.
Ce formidable potentiel se traduit par une diminution de la durée de séjour (pouvant aller jusqu’à six mois) en centre de rééducation. Et parfois par une réduction du nombre même de ces séjours. Néanmoins, après l’opération, pour retarder ou limiter les risques de récidive, l’équipe discutera du choix du traitement à mettre en place selon la nature de la tumeur. Pour les gliomes de bas grade, la chirurgie reste au cœur de la prise en charge, mais on pourra envisager une chimiothérapie et/ou une radiothérapie en complément.
Concernant les glioblastomes, si la chirurgie est un plus, elle n’est pas suffisante. La récidive étant inévitable, un protocole post-chirurgical est systématiquement proposé. « Appelé Stupp, il a été établi il y a une quinzaine d’années », indique le neuro-oncologue Aurélien Maureille. « Il s’agit d’une chimiothérapie par comprimés (de témozolomide), associée à trente séances de radiothérapie, que l’on commence généralement un mois après l’intervention. »
Chez les sujets âgés ou fragiles, il existe un protocole dit accéléré comprenant quinze séances de radiothérapie. Ce protocole est suivi de six mois de chimiothérapie adjuvante par voie orale. « En fonction des antécédents et de l’état général du patient, des médicaments comme les antiangiogéniques par voie veineuse peuvent être prescrits. Une IRM tous les deux à trois mois permet de contrôler l’évolution de la maladie, qui, malheureusement, finira par réapparaître. »
Pour améliorer l’efficacité de la chimiothérapie, la recherche se concentre actuellement sur la barrière hématoencéphalique, qui isole le cerveau de la circulation sanguine et fait obstacle à une bonne diffusion du traitement. En pointe sur ce sujet, l’équipe AP-HP Sorbonne université du Pr Alexandre Carpentier a peut-être trouvé la solution avec son dispositif implantable, SonoCloud-9 , qui, grâce à l’émission d’ultrasons et l’injection de microbulles, favoriserait la pénétration de la chimiothérapie dans le cerveau. Ce procédé innovant est encore en phase d’essai, mais ses premiers résultats, présentés au congrès de l’Asco 2021, sont très prometteurs.
De nouveaux défis
En vingt ans, Hugues Duffau a opéré plus de 1 000 patients venus des cinq continents et âgés de 13 à 80 ans. Car même à un âge avancé, grâce à la magie de la plasticité neuronale, un cerveau peut se réparer, au moins en partie. La plupart des patients opérés retravaillent et, surtout, font des projets. Comme Pascale, qui compte bien emmener son fils souffler ses trois bougies à Eurodisney lors des prochaines vacances scolaires. Ou Éloïse, qui redécouvre l’amour deux ans après avoir été opérée d’un glioblastome de six centimètres. Ou encore Lucie, qui, après trois interventions, suit une formation pour devenir sophrologue.
Aujourd’hui, la chirurgie éveillée est pratiquée dans une quinzaine de centres en France. À Montpellier, 500 équipes sont déjà venues de 60 pays pour se former auprès de ce chirurgien hors norme, décoré de la médaille Herbert Olivecrona, équivalent d’un Nobel en neurochirurgie.
Prochains défis de ce Christophe Colomb du cerveau ? Un : « Dépister les gliomes de bas grade par IRM dans la population générale âgée de 20 à 40 ans, plutôt que d’attendre qu’une crise d’épilepsie pousse la personne à consulter. » Pour l’instant, aucun pays ne le propose. Deux : « Préserver davantage la qualité de vie des patients, y compris sur le plan cognitif ou émotionnel, en réalisant une véritable carte du cerveau des fonctions les plus complexes de l’être humain. Nous connaissons désormais les réseaux impliqués dans l’empathie. Tout est possible ! ».
INFO +
Sur Facebook : page « Des étoiles dans la mer, vaincre le glioblastome »
Sur internet : site de l’Association pour la recherche sur les tumeurs cérébrales (ARTC) : artc.asso.fr
Contact : Glioblastome association Michèle Esnault (GFME). Tél. : 04 91 64 55 86 ou gfme.free.fr
À LIRE
L’ERREUR DE BROCA d’Hugues Duffau, éd. Pocket, 6,95 €
LES CANCERS DU CERVEAU, brochure de la Fondation Arc, coll. « Comprendre et Agir », disponible gratuitement sur le site : fondation-arc.org
Illustrations d’Alice Des
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 21, p. 94)