Impossible d’y échapper. Le message est martelé à la moindre occasion : 40 % des cancers pourraient être évités. En cause ? Principalement nos modes de vie, et dans une moindre mesure l’environnement. C’est ce qu’a conclu le rapport publié par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) en 2018. Le but de cette étude, commandée sous le quinquennat de François Hollande, était de fournir aux pouvoirs publics des données scientifiques sur lesquelles s’appuyer pour mener des actions de lutte contre le cancer et atteindre l’objectif, fixé en 2014 dans le troisième Plan cancer, de réduire de moitié la proportion des cancers dits évitables à l’horizon 2034.
Relayé à tout-va depuis, ce chiffre totem de 40 % mérite qu’on s’y arrête. L’idée n’est pas ici de nier que certains de nos comportements favorisent l’émergence de la maladie. Le tabagisme, la consommation d’alcool sont des facteurs de risque reconnus. Mais, en se focalisant sur des causes déjà identifiées, on risque d’en délaisser d’autres, moins étudiées mais tout aussi importantes… Or, en lisant plus attentivement le rapport du Circ, on s’aperçoit que des données ont été écartées. Lesquelles ? Pourquoi ? En conséquence, est-ce que la notion même de « cancer évitable » est pertinente ? Réponses.
Des facteurs environnementaux écartés
La première chose qui frappe quand on se penche sur le rapport du Circ, c’est la sur-représentation des facteurs liés au « mode de vie ». Huit des 13 facteurs de risque du cancer considérés dans cette étude sont attribuables à des comportements individuels. Seulement 5, à l’environnement. Pourquoi un tel déséquilibre ? Pour le Pr Béatrice Fervers, épidémiologiste et coordinatrice du département prévention, cancer et environnement du centre Léon-Bérard, et qui a fait partie des groupes de travail du Circ, la réponse est simple : « Ils sont étudiés depuis plus longtemps que les facteurs environnementaux. On dispose donc de plus de données. »
Pour calculer la proportion de cancers causés par un facteur de risque (aussi appelée fraction attribuable), les épidémiologistes ont besoin de plusieurs données : le nombre de cas de cancer en France, le niveau de risque de développer un cancer lorsqu’on est exposé au facteur étudié, le pourcentage de la population exposée, et le niveau d’exposition. Obtenir ce type d’informations sur les modes de vie est assez simple, il suffit de soumettre à la population un questionnaire dans lequel on demande aux personnes si elles fument, depuis combien de temps, si elles boivent, à quelle fréquence… Mais, « pour les expositions environnementales, c’est plus compliqué, relève le Pr Béatrice Fervers. Si je vous demande quelle est votre exposition à la pollution atmosphérique, vous ne serez pas capable de me répondre ». Il faut alors recourir à des outils de mesure. Or la France en manque cruellement.
Prenons l’exemple de la pollution de l’air. Actuellement, les mesures dont nous disposons concernent principalement les particules fines (aussi appelées PM2,5). Cela explique pourquoi seules ces substances ont été prises en compte par le Circ, et pas les pesticides (également véhiculés par l’air), puisqu’à ce jour leur mesure est uniquement ponctuelle, « donc pas suffisante pour caractériser l’exposition », tranche le Dr Thomas Coudon, spécialiste des expositions environnementales au département prévention, cancer et environnement du centre Léon-Bérard.
Autres grands oubliés de cette étude : les perturbateurs endocriniens, alors même que les dioxines, le cadmium, le benzo(a)pyrène… étaient déjà classés comme cancérogènes par le Circ au moment où il a rédigé son rapport. Là encore, l’approche du Circ explique l’absence. « Sont seulement prises en compte les connaissances certaines à un moment donné », rappelle le Dr Rémy Slama, directeur de recherche en épidémiologie environnementale à l’Inserm. « La réalité, c’est que l’ensemble des expositions environnementales – l’exposome – est pour le moment mal caractérisé. Ça limite donc d’emblée les études menées sur le fardeau environnemental des maladies. Mais ce n’est pas parce qu’on ne mesure pas ces facteurs qu’ils n’ont pas d’impact… »
Des choix contestables
Encore aujourd’hui, personne n’est capable de fixer un délai précis entre le moment où une personne est exposée à un facteur de risque et le moment où la maladie se déclare. Cette période de latence dépend dudit facteur, du niveau d’exposition, des mécanismes biologiques impliqués… Pourtant, le Circ a décidé de trancher et de placer le curseur – « relativement arbitrairement1», de son propre aveu – à 10 ans. Ce choix écarte automatiquement le cas des cancers survenus à l’âge adulte mais provoqués par des expositions à des agents cancérogènes pendant des périodes où l’organisme est vulnérable : la prépuberté, voire le stade fœtal.
C’est ce qu’on observe, par exemple, pour les cancers provoqués par certains perturbateurs endocriniens (qui, on le rappelle, n’ont de toute façon pas été inclus dans l’étude en raison d’un manque de données). Le Distilbène en est une parfaite illustration. Cette hormone de synthèse, prescrite entre les années 1940 et 1980 à des femmes enceintes pour éviter les fausses couches, augmente le risque de cancer du vagin chez les filles issues de ces grossesses. Le Distilbène n’est pas un cas à part. Ce biais méthodologique met dans l’ombre d’autres cancers – du sein, de l’utérus et des testicules2 –, dont le nombre de cas n’a pas cessé d’augmenter en Europe ces dernières années et dont la recrudescence est attribuée à l’exposition à des perturbateurs endocriniens in utero ou autour de la puberté.
Autre choix contestable des experts du Circ : ne prendre en compte que la population âgée de plus de 30 ans. Notons, une fois de plus, que dans le cas des cancers du vagin causés par le Distilbène ce sont majoritairement des femmes âgées d’une vingtaine d’années qui ont été touchées. Les experts du Circ ont bien conscience de ce biais méthodologique, mais justifient leur choix : « L’incidence des cancers avant l’âge de 30 ans étant très faible, […] ne pas les avoir inclus dans l’analyse ne devrait pas avoir influencé de manière significative le nombre de cancers attribués au facteur de risque étudié. » Encore faut-il que ce facteur ait été étudié…
Il est vrai que les cas de cancer du vagin provoqués par le Distilbène restent rares en comparaison des cancers causés par le tabac et l’alcool (20 % des cas attribuables au premier, et 8 %, au second selon le Circ). Mais faut-il pour autant négliger ces facteurs aux faibles incidences ? Reprenons les parts attribuables à chacun des 4 facteurs de risque environnementaux retenus par l’étude de 2018 parce que des données étaient disponibles : 3,1 % pour les UV, 1,2 % pour le radon dans l’air intérieur, 0,4 % pour la pollution atmosphérique, et 0,1 % pour l’exposition aux substances chimiques dans l’environnement général. Effectivement, pris séparément, on se dit qu’ils pèsent peu. Mais, si on les additionne, on arrive à 4,7 %. « Si on atteint déjà ce chiffre alors qu’on sait que la liste est incomplète, on peut penser que les facteurs environnementaux n’arrivent pas très loin après l’alcool (8 %) », reconnaît le Pr Fervers.
Une vision simplifiée
Cet exemple illustre bien le fait qu’on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres. Tout dépend de la manière dont on les introduit. Santé publique France, chargée de faire la synthèse du rapport du Circ3, a choisi de les présenter tous cancers confondus. Une vision simplifiée qui facilite sans doute le travail des instances chargées de mettre en place les politiques de prévention et leur communication, mais qui laisse peu de place à la subtilité et ne rend pas compte de la réalité des cancers.
C’est dit : 40 % d’entre eux sont attribuables à des facteurs liés au mode de vie ou à l’environnement. Mais, parmi les cancers de la prostate, seuls 0,6 % sont expliqués par les 13 facteurs étudiés. « Quand on regarde les chiffres dans leur ensemble, on fait disparaître des informations, convient le Pr Fervers. Les expositions professionnelles en sont un bon exemple. Si on regarde tous cancers confondus, la part attribuable aux expositions professionnelles est de 3,6 %. Mais en regardant dans le détail, et notamment la part des cancers broncho-pulmonaires chez l’homme, on voit que le chiffre grimpe à 21 %.»
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À qui la faute ?
Pas moins de « 40 % des cancers pourraient être évités grâce à des changements de comportement », lit-on dans la campagne d’information nationale de l’INCa. Oui, mais comment ? Selon les conclusions du Circ, 100 % des cancers du col de l’utérus sont causés par le papillomavirus, une infection sexuellement transmissible très commune. Les femmes qui en sont atteintes aujourd’hui auraient-elles pour autant pu l’éviter ? D’une part, le vaccin contre ce virus n’est pris en charge que depuis 2007. D’autre part, il nécessite l’accord parental puisqu’il est recommandé chez les filles et les garçons à partir de 11 ans.
Autre exemple : 3,6 % des nouveaux cas de cancer du poumon sont attribuables à la pollution aux particules fines. Une personne qui en est touchée doit-elle se sentir coupable d’avoir pris sa voiture pour se rendre à son travail quand la distance moyenne qui le sépare de son domicile est de 10 km ? Ceux qui vont déclarer un cancer dans la décennie à venir doivent-ils se sentir coupables de ne pas avoir acheté de voiture électrique, alors que le prix de ces véhicules les rend inaccessibles pour une large majorité des Français ? Enfin, 3,1 % des nouveaux cas de cancer du sein sont attribuables à un allaitement d’une durée inférieure à 6 mois. Mais comment concilier reprise du travail et allaitement quand le congé postnatal est de 10 semaines ? Le pouvoir politique n’est donc pas exempt de responsabilité dans cette affaire. Et il n’est pas toujours à la hauteur de l’enjeu. « On l’a bien vu avec le tabac. Ça ne suffit pas de dire : “Arrêtez de fumer”. Cela doit être accompagné de politiques publiques. Ça va dans les deux sens », juge le Pr Fervers.
Un objectif utopique ?
Résumons-nous : que montre l’étude du Circ ? Que les 13 facteurs de risque étudiés expliquent 40 % des cancers. On parle bien d’expliquer, pas d’éviter. Le terme évitable est apparu au moment de communiquer sur ce rapport et sur ses résultats. Et c’est peu dire qu’il a été mal choisi, car ce qu’il signifie c’est ceci : pour éviter la maladie, il faudrait qu’aucun Français ne soit exposé à aucun de ces 13 facteurs ! En clair, si on reprend l’exemple de l’alcool : « Pour éviter les 8 % de cancers qui lui sont attribuables, il faudrait que 100 % des Français arrêtent d’en boire, précise le Pr Fervers. Pas seulement qu’ils réduisent leur consommation, mais qu’ils ne boivent plus une seule goutte d’alcool. » Impensable en France, deuxième pays consommateur de vin au monde !
Le Canada, qui a conduit la même étude la même année, a choisi une approche plus réaliste, moins culpabilisante aussi. « L’idée de ce genre d’étude n’est pas de faire peser la faute sur les malades, mais de mieux comprendre les causes des cancers pour avoir un levier et se dire qu’on peut avoir un peu de contrôle sur nos vies », explique Christine Friedenreich, directrice scientifique associée à l’O’Brien Institute for Public Health, de l’université de Calgary, au Canada. Aussi, plutôt que de tabler sur un objectif de 0 alcool, les experts canadiens ont choisi de souligner que le fait de ne serait-ce que réduire sa consommation a déjà un impact sur le risque de cancer. Leurs travaux ont par ailleurs donné naissance à un site internet, enrichi de 180 infographies, qui permet d’identifier de façon claire et pédagogique quel cancer est lié à quel facteur de risque. Une bonne façon pour tout un chacun de s’approprier le message.
EN CHIFFRES
20% des cancers son attribuables au tabac
8% à l’alcool
5,4% à l’alimentation
Émilie Groyer
Illustration : Martin Jarrie
1. C. Marant Micallef et al., « Approche et méthodologie générale pour l’estimation des cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France métropolitaine en 2015 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2018.
2. N. Falette et al., « Cancers et expositions environnementales : entre certitudes et incertitudes », Bulletin du cancer, 2019.
3. C. Marant Micallef et al., « Nombre et fractions de cancers attribuables au mode de vie et à l’environnement en France métropolitaine en 2015 : résultats principaux », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2018.
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 21, p. 46)