On le sait, le cancer et ses traitements perturbent les fonctions cognitives. Difficulté à se concentrer, se souvenir, mémoriser, s’orienter… On estime que 40 à 72 % des patients souffriraient de ces troubles, souvent regroupés sous le terme de « chemofog » ou « cancerfog ». Pourtant, ils sont encore peu connus et reconnus.
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Étudier le chemofog dès le diagnostic : une première
Le Pr Florence Joly, oncologue au centre François-Baclesse (Caen), œuvre pour que cela change. Entre avril 2014 et février 2017, la spécialiste du chemofog a coordonné « CANTO-Cog« . Pour cette étude visant à évaluer l’incidence de ces troubles cognitifs, ce sont plus de 200 femmes atteintes d’un cancer du sein, appartenant à la cohorte CANTO1, qui ont ainsi été recrutées dans 8 centres de lutte contre le cancer (Angers, Caen, Dijon, Nantes, Lille, Paris, Rouen, Villejuif).
Les chercheurs ont considéré 2 composantes du chemofog : les troubles objectifs et la plainte subjective. « On mesure les troubles cognitifs « objectifs » grâce à un bilan neuropsychologique qui inclut des exercices de rapidité mentale, de concentration, de mémoire… La plainte est quant à elle évaluée via des questionnaires que les patientes remplissent elles-mêmes. Elle permet de prendre en compte leurs ressentis, leurs impressions vis-à-vis de leurs propres capacités cognitives » explique le Dr Petrucci, neuropsychologue intervenant dans le protocole sur les sites à Gustave Roussy et à Curie.
Particularité de CANTO-Cog : alors que la plupart des études dans le domaine observent ces troubles après les traitements, elle s’attache à suivre leur évolution et ce, dès le diagnostic. « C’est la première fois qu’on étudie à grande échelle le fonctionnement cérébral de patientes avant et après les traitements » confirme le neuropsychologue.
Des troubles qui apparaissent avant même les traitements…
Les résultats préliminaires, publiés en 2020 sur les données au moment du diagnostic, sont pour le moins inattendus. En comparaison à un groupe témoin de femmes non-malades, les femmes atteintes d’un cancer du sein présentent des troubles – objectifs et subjectifs – plus importants, avant même le début de leur traitement.
Les chercheurs ont montré que la fatigue et l’anxiété liées à la maladie et à son annonce ne suffisent pas à expliquer ces troubles. Cela signifierait-il que le cancer en lui-même impacterait le fonctionnement du cerveau ? Pour le Pr Joly, il est difficile d’être catégorique : « C’est une hypothèse. Le cancer pourrait jouer un rôle direct. Par exemple, en raison de son environnement inflammatoire ou de la modification de l’immunité… Mais il faut rester prudent quant à l’interprétation de cette observation. »
…et qui se maintiennent dans le temps
Les résultats finaux sur l’évolution du chemofog seront présentés en septembre au congrès européen de l’ESMO. Le Dr Joly nous les résument : « Pendant notre suivi qui a duré 1 an et demi, nous avons observé que les femmes atteintes de cancer présentent davantage de troubles cognitifs que les femmes non-malades et que cette différence se maintient au cours du temps. Nous montrons également que les troubles s’aggravent après les traitements. Notamment après une chimiothérapie. Ils ont néanmoins tendance à s’améliorer après 15 à 18 mois. Mais ils ne reviennent jamais au niveau de départ, établi au moment du diagnostic. »
L’oncologue s’attèle à présent à la 2ème partie de l’étude : CANTO-Young qui se focalisera cette fois sur les femmes de moins de 45 ans. « Avec cette nouvelle étude, nous cherchons à évaluer si ces troubles ont plus d’impact chez des femmes jeunes, notamment dans le retour à l’emploi. » Les femmes participant à l’étude seront suivies pendant 5 ans. Les premiers résultats ne sont pas attendus avant 2024.
Vers une meilleure prise en charge du chemofog
Forte de ces résultats, le Pr Joly peut à présent passer à l’étape supérieure. « Nous travaillons actuellement sur le projet européen Ipaak. Notre but est de sensibiliser les pouvoirs publics des différents pays européens à cette problématique. Pour cela, nous réalisons une revue de la littérature scientifique et espérons émettre des recommandations dès la rentrée. Les résultats de CANTO-Cog vont y aider. » Identifier ces troubles pendant le parcours de soin. Essayer de comprendre leur origine. Prendre en charge la fatigue et l’anxiété quand elles en sont la cause. Vérifier que les troubles cognitifs ne sont pas induits par les traitements. Autant de pistes qui seront certainement proposées dans ce travail collectif.
L’oncologue espère ainsi une meilleure reconnaissance et une meilleure prise en charge des troubles cognitifs, encore trop peu connus. « Aujourd’hui, il y a quelques initiatives ponctuelles pour aider les malades mais ça reste marginal. Avec ces recommandations, j’espère qu’elles vont se généraliser » conclut le professeur avant de reconnaître que cela risque de prendre du temps.
Emilie Groyer