Voilà une « fake news » récurrente : le soutien-gorge « capable de détecter les tumeurs ». Jusqu’ici, il ne s’agissait purement et simplement que d’arnaques diffusées à grands renforts de pubs sur internet, de vidéos de pseudos médecins en blouse blanche agrémentées de témoignages bidons d’utilisatrices sauvées par le soutif magique.
La lingerie que développe aujourd’hui Icosamed ne semble pas entrer dans cette catégorie. “La technologie des soutiens-gorge qui se vantaient jusqu’à présent de détecter un cancer du sein repose sur l’émission de chaleur. Mais ce n’est pas prouvé” commente le Dr Max Boysset, fondateur de la start-up suisse. Ce pharmacien de formation fait sans doute référence au soutien-gorge Eva développé en 2017 par un étudiant mexicain suite au cancer de sa mère. Doté de 200 capteurs capables d’analyser la texture, la température et la couleur de la peau de la poitrine, ce dispositif devait révolutionner le dépistage, à en croire les titres racoleurs des articles de l’époque. Trois ans plus tard, plus de nouvelles de ce jeune prodige…
Un échographe dans un soutien-gorge
Le “Smart Bra” proposé par Icosamed est différent. “Il repose sur les ultrasons. En fait, nous faisons simplement un copier-coller d’un examen qui existe à l’hôpital, l’échographie, que nous migrons dans un soutien-gorge” explique Max Boysset. Grâce à une série de capteurs positionnés sur l’ensemble du tissu en contact avec le sein, le Smart Bra effectue un scan en 3 dimensions de la poitrine. Les données sont envoyées à Icosamed qui les analyse et les interprète. L’envoi est anonymisé et la start-up assure que ces informations sensibles ne seront pas utilisées par des tiers : “J’ai été approché par plusieurs investisseurs qui voulaient monétiser les données. Je suis absolument contre ça. On ne revendra pas les données.”
La mesure est répétée chaque jour et comparée à celle des jours précédents. “Le dispositif permet de surveiller l’évolution des tissus et déterminer si une masse est en train de se développer, avec une précision de l’ordre du millimètre, explique Max Boisset. Grâce à l’intelligence artificielle, si le soutien-gorge détecte quelque chose d’anormal, il va effectuer de nouvelles mesures, cette fois uniquement sur la zone concernée. Pour déterminer si cette grosseur a une croissance cellulaire susceptible d’être pathologique, ou s’il s’agit juste d’une boule de graisse, on va appliquer un modèle statistique qui est capable de discriminer entre les 2. Si la masse évolue de plus de 4 mm sur 2 semaines, on estime qu’il y a des risques que ce soit une tumeur.”
Le soutien-gorge, via une application mobile, envoie alors une alerte à la porteuse du soutien-gorge. “Nous réfléchissons actuellement au contenu du message envoyé. On va faire attention à ce que l’on dit et ce que l’on montre. Il ne s’agit pas d’être anxiogène” précise Max Boisset. L’alerte se limitera probablement à un simple message conseillant de consulter un médecin. “Notre but n’est évidemment pas de se substituer aux radiologues mais de proposer un outil de détection précoce” précise le fondateur de la start-up.
Un soutien-gorge connecté à porter tous les jours
Icosamed, créée en 2019, a su s’entourer d’esprits brillants pour développer rapidement son soutien-gorge intelligent. Notamment en faisant participer les étudiants de la prestigieuse École Polytechnique Fédérale de Lausanne sur la partie calcul. La start-up doit toutefois encore travailler sur l’esthétisme de son Smart Bra, comme en attestent les photos des prototypes actuels, encore loin d’une lingerie fine que les femmes prendraient plaisir à porter chaque jour. Car, pour qu’il soit efficace, le Smart Bra doit être enfilé quotidiennement. “Le produit fini ne ressemblera bien évidemment pas aux prototypes actuels. Nous avons prévu de recruter des femmes pour le design de ce produit qui leur est destiné.”
Des test d’innocuité à venir
Dans les semaines à venir, Icosamed débutera les tests de validation de sa preuve de concept. “Pour cela, nous allons utiliser des seins de laboratoire qui ont la même texture et qui apparaissent à l’échographie comme un sein naturel . On pourra ainsi montrer que si on y introduit une bille, par exemple, le dispositif est capable de la détecter.”
Et pour décrocher l’indispensable marquage CE, la start-up devra également passer avec succès la phase de tests destinée à démontrer la sécurité du produit. “Nous travaillons avec des oncologues et des radiologues. Nous allons vérifier qu’il n’y a pas d’interférence électromagnétique et que les multiples mesures quotidiennes n’entraînent pas un échauffement de la peau ou autre. Mais cela ne devrait pas être le cas puisque qu’il s’agit seulement d’ultrasons. C’est un peu comme un haut-parleur finalement, rassure Max Boysset.”
Mais pas d’essais cliniques prévus
Le Smart Bra sera proposé comme un dispositif médical de surveillance. Et non de diagnostic. “Le message qui sera envoyé à la femme qui porte le Smart Bra ne sera pas “vous avez une tumeur” mais “allez consulter un médecin””. Une subtilité qui dispense Icosamed de réaliser un essai clinique pour prouver que son dispositif permet bien de détecter une tumeur. La start-up gagne ainsi du temps. “Cette stratégie nous permet de sortir plus rapidement notre produit sur le marché. Si nous levons les fonds nécessaires, nous espérons le lancer en 2022.”
Elle gagne aussi de l’argent. Il faut dire que le coût estimé du soutien-gorge est déjà élevé : environ 900 euros l’unité. Un prix qui ne serait toutefois pas dissuasif selon Max Boisset : “Nous avons interrogé environ 400 femmes de toutes nationalités. La grande majorité était prête à payer ce prix car le Smart Bra les libérerait d’une angoisse : celle de devoir attendre leur mammographie pour savoir si elles ont ou non une tumeur.” Il est toutefois fort à parier que les femmes susceptibles de débourser une telle somme soient des populations à risque : porteuses du gène de prédisposition BRCA ou présentant des antécédents familiaux de cancers du sein.
Des professionnels de santé qui demandent des preuves scientifiques
“C’est une prouesse d’ingénierie, reconnaît Laurent de Boucaud, radiologue. Mais le docteur demande à voir : “Il faudrait montrer que cela fonctionne. Il n’est pas forcément utile de réaliser un essai clinique de grande échelle : on peut déjà tester le Smart Bra sur quelques femmes déjà diagnostiquées pour démontrer qu’il est bien capable de détecter la tumeur. Il faudrait aussi vérifier qu’il n’y a pas de faux positifs avec cette méthode, c’est-à-dire que le dispositif ne déclenche pas une alerte alors qu’il n’y a pas de masse cancéreuse. Sinon on risque d’inquiéter les femmes inutilement.”
Pour le Pr Barbara Pistilli, oncologue médicale à Gustave Roussy (IGR), en faisant l’économie d’un essai clinique, la start-up s’aventure sur un terrain glissant : “Si vous proposez un tel dispositif, surtout à des femmes qui sont à risque, il faut l’avoir comparé à la meilleure procédure radiologique actuellement disponible pour ces femmes. C’est ce qui est fait actuellement avec les chiens renifleurs de tumeurs. Aujourd’hui, les femmes à risque sont déjà bien suivies grâce un IRM annuel – et par l’échomammographie à partir d’un certain âge – et il a été démontré que cette surveillance a un impact sur la survie globale de ces femmes. Si aucune étude ne montre que le Smart Bra fait mieux, alors il n’a aucune valeur.” L’oncologue n’est pourtant pas réfractaire aux avancées technologiques : “J’apprécie ce genre d’initiative. À l’IGR, on travaille régulièrement avec des start-up d’intelligence artificielle mais c’est toujours dans le cadre d’essais cliniques qui comparent à des méthodes standard : lecture par des radiologues versus par l’intelligence artificielle. C’est le seul moyen de vérifier que les dispositifs fonctionnent. Si la solution d’Icosamed n’est pas comparée, ce n’est pas la science, c’est juste un produit que vous pouvez trouver au supermarché. Ensuite, vous pouvez y croire ou pas.”
Emilie Groyer