J’ai vécu 57 ans sans imaginer une seconde que les hommes pouvaient être touchés par le cancer du sein. Jusqu’à ce jour de novembre 2012 où mon généraliste m’a sorti de mon ignorance. À mes dépens… « Monsieur, vous avez un carcinome canalaire infiltrant au sein gauche », m’a-t-il asséné, assez sèchement, je dois dire (il s’en est par la suite excusé).
Il avait sous les yeux le résultat de ma biopsie et de ma mammographie. Car, oui, j’ai passé une mammographie ! Encore une chose que je ne pensais pas possible pour un homme. Je fais donc partie des rares spécimens de mon sexe qui savent exactement ce que ça fait que de se faire écraser le sein entre deux plaques en Plexi impitoyablement serrées, et de tenir les positions infernales qu’exige cet examen.
« On en guérit bien, maintenant ! Peut-être, mais à quel prix ? »
J’ai donc prévenu mon patron et mes collègues informaticiens que j’allais être en congé maladie pour quelques mois. Je ne leur en ai pas caché la raison. S’ils ont pu être surpris par mon « cas », ils n’ont rien laissé paraître. Ou bien n’ai-je pas fait attention? Je me fichais de toute façon de ce qu’on pouvait penser. L’important, c’était que je guérisse.
Évidemment, les premiers informés ont été mes enfants et ma femme. Elle a pâli sous le coup de l’annonce, puis a simplement dit: « On va faire ce qu’il faut. » Ces mots-là m’ont fait du bien. Alors que d’autres, entendus ici et là, m’ont vite énervé, notamment ce grand classique: « On en guérit bien, maintenant! » Peut-être, mais à quel prix?
J’ai la chance d’avoir une épouse qui me connaît par cœur. Elle a été parfaite de bout en bout. En respectant notamment ma volonté d’aller seul aux rendez-vous avec l’oncologue ou le chirurgien, ou encore aux séances de chimio.
Enfin, j’ai décidé d’acheter une moto, une 500 Suzuki de 1972. Celle dont je rêvais à 16 ans. Elle était à retaper entièrement. J’ai pensé que ce serait le dérivatif idéal pour m’extraire de ce qui m’attendait. Remettre en état les vieux modèles de deux-roues ou de voitures, c’est une passion, chez moi. Elle m’a peut-être sauvé la vie.
C’est en effet en bricolant une antique décapotable que je m’étais cogné violemment le sein, ce qui m’avait conduit chez le médecin, qui avait immédiatement suspecté la présence d’une tumeur… vous connaissez la suite.
« Autour de moi, que des patientes »
J’ai pris rendez-vous par téléphone. La secrétaire m’a indiqué une date avant d’ajouter : « Et c’est pour madame…? » Moment de flottement au bout du fil quand je lui ai répondu: « Non, c’est pour moi. » Le jour J, je me suis assis dans la salle d’attente. Autour de moi, que des patientes. Sans doute ont-elles pensé que j’étais venu chercher mon épouse. Autant vous dire que ça a fait son petit effet quand le médecin m’a invité à passer dans son cabinet!
Trois semaines plus tard, il m’opérait. Je me suis réveillé avec une balafre de 20 centimètres qui me barrait le thorax. Plus de téton, ni de glande mammaire (nous en avons aussi, Mesdames!). Je dois apprendre à vivre avec cette cicatrice. Pas si facile. Moi qui avais l’habitude d’aller nager tous les dimanches, je n’ai pour le moment pas osé y retourner.
Ce n’est pas l’esthétique, qui me dérange, mais plutôt le regard curieux ou interrogateur des gens. Jusqu’à la première chimio, j’ai eu la sensation qu’il y avait deux Étienne. Moi, qui allais très bien, et l’autre, le malade qui avait tous ces problèmes. Cette maladie vous fait vivre des expériences bizarres.
Comme celle de se retrouver un jour nu comme un bébé. Sans cheveux, ni sourcils, ni cils. Étonnamment, la chimio n’est pas arrivée totalement à bout de ma moustache. Il m’est resté une mince ligne de poils au-dessus de la lèvre. Je ne l’ai pas rasée.
Constamment malade entre les cures, j’avais de pénibles bouffées de chaleur, et le moindre effort m’épuisait. C’était pathétique. Comme souvent dans ces moments-là, le burlesque est toujours susceptible de surgir.
« Je ne me suis pas senti atteint dans ma virilité »
Un jour où justement je n’avais pas la force de me lever, j’ai entrepris (si on m’avait dit que je ferais ça un jour…) de m’appliquer ce fameux vernis qu’on recommande aux patient(e)s pour éviter la chute des ongles.
Depuis le canapé où j’étais affalé, j’entendais ma femme vider le lave-vaisselle dans la cuisine. La situation m’a alors inspiré cette fulgurante réplique : « Chérie, désolé de ne pas t’aider, mon vernis sèche ! » Je crois qu’on a eu un fou rire qui a bien duré cinq minutes…
À celles qui se demandent si je ne me suis pas senti atteint dans ma virilité, cette anecdote est une réponse. On ne rit pas, il me semble, de ce qui nous blesse intimement.
« Se palper la poitrine, ça vaut aussi pour les garçons !
Cela dit, ce cancer a fait remonter avec violence des souvenirs enfouis. Les injustices que j’avais subies, les choses que j’avais mal faites ou les gens avec qui je m’étais mal conduit… Bref, tout ce que je n’avais pas soldé de mon passé venait par vagues cogner à ma mémoire. Mais, surtout, il y a eu la peur.
Je me suis revu plus d’une fois dans la peau du petit bonhomme qui regardait partir sa maman en ambulance pour aller à l’hôpital faire ses séances de radiothérapie. J’avais 7 ans quand elle est morte. Cancer du sein. Plus tard, ma sœur a aussi affronté la maladie. C’est mon tour aujourd’hui… J’ai décidé de faire le dépistage génétique l’année prochaine.
En attendant, je milite auprès de ma fille et de mon fils, de mes nièces et de mes neveux pour qu’ils informent leur médecin de l’histoire familiale, pour qu’ils se fassent suivre régulièrement et qu’ils prennent l’habitude de se palper la poitrine. Même les garçons ! Il y a un risque pour eux aussi. Il faut qu’ils en soient conscients.
C’est aussi pour ça que je vous raconte mon histoire aujourd’hui: pour qu’on sache, et qu’on fasse passer le message que ce cancer dit féminin touche aussi environ 240 hommes par an. Ça semble peu mais, quand on y réfléchit, ça fait plus de deux cas par département…
Propos recueillis par Sandrine Mouchet
Illustration : Junko Nakamura