Eux non plus n’y étaient pas préparés. Un jour, sans crier gare, le cancer s’est immiscé dans leur quotidien. Le choc passé, ils ont fait face, se sont lancés à corps perdu dans la bataille et s’y sont parfois égarés : épuisement, sentiment d’impuissance, anxiété exacerbée, dépression… Impossible de ne pas être meurtri. Pourtant, dans cette histoire, ils sont toujours considérés comme les bien-portants, ceux qui sont « à côté ».
« En fait, toute la famille est « touchée » par la maladie d’un proche», rappelle la psycho-oncologue Delphine de Susbielle. « Car il est extrêmement douloureux de voir souffrir ceux que l’on aime. Il faut se dire qu’aucune place n’est enviable. » Pas évident, effectivement, de trouver les mots justes, de répondre aux attentes du malade, de le soutenir jour après nuit, sans être parfois soi-même dépassé par les événements.
Les proches estiment ne pas avoir le droit d’être fatigués
« On imagine que c’est naturel d’aider parce que le code civil nous dit que c’est une obligation. Or en fait, cela ne va pas de soi », assure Florence Leduc, présidente de l’Association française des aidants.
« Malheureusement, ce rôle du proche est invisible« , confirme la psychanalyste, médecin et psycho-oncologue Isabelle Moley-Massol. « Il fait partie du quotidien. Mais il est important qu’il soit reconnu et remercié pour les efforts fournis. Le vrai problème, c’est que les proches estiment ne pas avoir le droit d’être fatigués car ils ne sont pas malades. De l’autre côté, les malades n’osent pas demander clairement les choses, car ils ont déjà suffisamment l’impression d’être un poids. Tout le monde est pris dans les mailles de la culpabilité. Cela engendre beaucoup de malentendus dommageables à la relation. »
Proches et malades: savoir écouter et oser demander
Laetitia, jeune trentenaire tout juste sortie d’un cancer du sein, en a fait l’expérience. Lorsque sa maladie s’est déclarée, son compagnon l’a quittée et elle est retournée vivre chez ses parents avec ses deux garçons. « Durant la chimio, j’avais de soudaines et grosses fatigues. Je n’avais qu’une envie: que l’entourage prenne le relais pour s’occuper des enfants. Mais je n’ai jamais osé le demander. J’imaginais, d’une certaine manière, que c’était évident, que les autres savaient ce que j’avais en tête. »
Sauf qu’en proie eux-mêmes à la souffrance, les proches ont bien souvent du mal à décrypter les besoins du malade. Ils tâtonnent. Ne comprennent rien. Ont eux aussi des désirs. Parfois inverses de ceux du malade. Au moment du retour à la vie ordinaire, par exemple, une fois les traitements achevés. « Les proches veulent tourner la page le plus vite possible, constate Isabelle Moley-Massol. Mais les malades n’en sont pas encore là et se sentent même particulièrement vulnérables. »
Éviter la confusion des rôles en tant qu’aidant
Autre décalage fréquent : croyant bien faire, certains aidants en font trop. Au risque d’agacer les malades qui se sentent étouffés, infantilisés. Comme Marguerite, atteinte d’un cancer du sein il y a huit ans, que son mari surprotège continuellement. « L’été dernier, par exemple, je me suis inscrite à des cours de surf. J’en rêvais depuis longtemps. Mais François a tout annulé, sous prétexte que c’était dangereux. C’est énervant quand l’autre vous perçoit toujours comme une petite chose fragile qu’il faut mettre sous cloche. »
Parfois, aussi, un conjoint trop à l’écoute « crée malgré lui une augmentation du niveau de plainte du patient, qui s’installe alors dans des processus mortifères », remarque Delphine de Susbielle. « Le danger, surtout, c’est qu’à vouloir occuper toutes les places on finisse par tomber dans la confusion des rôles », met en garde Florence Leduc.
« Cumulant les fonctions de médecin, d’auxiliaire de vie, de père, le conjoint, notamment, oublie qu’il est avant tout un mari. Forcément, le désir en prend un coup. De toute façon, pendant les traitements, sur le plan sexuel, c’était ceinture », se souvient Camille, quarante-deux ans, en rémission d’un cancer du sein.
« À chacun d’être respectueux de l’autre et de son rythme »
« Le patient est tellement centré sur lui que plus rien n’existe », explique Yolande Arnault, psychologue clinicienne à l’institut marseillais Paoli-Calmettes. « Avec la fatigue, la douleur, les vomissements, l’inquiétude, la sexualité n’est vraiment pas d’actualité. Et puis l’idée que l’on est soudainement mortel n’arrange pas les choses. C’est compliqué, dans ces conditions, de s’envisager comme une femme désirable. Il y a des patientes qui ne veulent plus être touchées ou qui font chambre à part. »
« À chacun d’être respectueux de l’autre et de son rythme, de ne pas mettre de pression mais de s’accorder des moments de tendresse. » En somme, réinventer une relation où chacun est à la bonne place, à l’écoute de l’autre mais aussi de soi.
« Il est important pour l’entourage de s’autoriser à souffler, de continuer à cultiver une vie sociale. Personne ne demande de mourir d’aider, martèle Florence Leduc. Les proches ne doivent se transformer ni en saints, ni en martyrs. » En clair, la responsabilité de l’aidant, pour soutenir longtemps et efficacement, c’est déjà d’apprendre à se ménager. Quitte, si le besoin s’en fait sentir, à se faire lui-même aider…
Lisane Vic