Organoïdes. Avec un nom pareil, on s’attend à s’extasier devant des créatures de science-fiction. Pour le profane, il faut bien l’avouer, ça ne ressemble en fait à… pas grand-chose. Côté décor déjà, oubliez l’ambiance Guerre des étoiles. Le laboratoire de l’équipe du Dr Jacques Grill, spécialiste des tumeurs cérébrales de l’enfant à l’institut Gustave-Roussy, s’apparente à n’importe quel autre : des techniciens et techniciennes en blouse, des hottes de culture stériles, des paillasses de carrelage blanc, des microscopes. Ici, on fait naître des organoïdes de cerveau, avec un objectif : mieux comprendre – et soigner – les gliomes infiltrants.
Les fameuses « créatures » sont doucement bercées à température constante, derrière la porte d’incubateurs aux allures de gros frigos. En jetant un œil sur les boîtes de Petri, ces petites boîtes rondes plates et transparentes qui servent de berceaux aux organoïdes, on aperçoit… l’équivalent d’un grain de riz, au milieu d’un gel rose. Rien à voir, donc, avec un cerveau tel qu’on se le représente. Et pourtant. Ces minuscules amas cellulaires tiennent bien des organes dont ils sont issus. C’est la raison d’être du suffixe -oïde, signifiant « qui ressemble à ». Cultivées dans un environnement qui leur permet de se développer comme si elles étaient dans l’organisme humain, les cellules peuvent se multiplier, s’organiser, reconstruire la morphologie et le fonctionnement propres à l’organe dont elles proviennent.
Reproduisant ses caractéristiques biologiques et génétiques, elles permettent d’étudier un organe « vivant » et à l’extérieur du corps humain. Ces microscopiques cobayes bouleversent le monde de la recherche : pour développer de nouveaux médicaments, mieux tester ceux qui existent et… sauver des vies. « C’est une révolution technologique et conceptuelle : il y a clairement un avant et un après les organoïdes », observe le Dr Fanny Jaulin. Biologiste, elle codirige l’unité de recherche « invasion collective » à Gustave-Roussy, où l’on couve quelques générations d’organoïdes d’intestin afin de mieux comprendre comment les cancers colorectaux disséminent leurs métastases.
Une énorme surprise…
Tout a démarré avec une première publication fracassante dans la revue Nature, en 20091. Son auteur : le Pr Hans Clevers, du Hubrecht Institute, aux Pays-Bas. Mondialement reconnu comme « le père » des organoïdes, le professeur d’immunologie de 64 ans confie en souriant qu’il les a créés… sans le vouloir. Son laboratoire s’intéressait aux cellules souches de la paroi intestinale, l’épithélium. Les cellules souches ? Ce sont, grosso modo, « les mères » des cellules qui composent notre corps (voir encadré). « Ce sont elles, explique Hans Clevers, qui permettent à l’organisme de se renouveler en permanence », de se régénérer.
Il en existe, en quantité variable, dans tous les tissus du corps humain. Dans l’intestin en particulier. La première découverte du Pr Clevers fut celle d’un marqueur, le LGR5, permettant d’identifier ces cellules souches intestinales. Il se souvient : « On a pu les voir en action, et découvrir que tous nos dogmes étaient faux ! On les croyait rares, elles sont très abondantes dans l’intestin. On pensait qu’elles se multipliaient peu. Il est apparu que, chez l’humain, elles se divisent tous les 1 ou 2 jours pour fabriquer de nouvelles cellules épithéliales. Surtout, on pensait qu’il était impossible de les garder vivantes hors de l’organisme. »
Et là : énorme surprise. L’expérimentation de la culture in vitro de cellules souches, isolées à partir d’un petit millimètre de tissu intestinal et nourries avec des facteurs de croissance adaptés, a révélé que non seulement elles vivaient et se divisaient, « mais elles faisaient bien plus : elles se réorganisaient spontanément pour former la structure d’un épithélium intestinal », avec toutes ses caractéristiques. Le premier intestinoïde était né. Restait à lui trouver un cocon idéal. « La culture cellulaire classique à plat dans une boîte de Petri, c’est bien. Cela a permis entre autres d’inventer les chimiothérapies. Mais l’environnement en 2 dimensions ne récapitule pas le corps humain. Trop artificiel, trop rigide : 80 % des cellules cultivées ne s’y adaptent pas, et on les perd », explique le Dr Fanny Jaulin.
Dans ces conditions, « le développement de l’organoïde n’allait pas très loin », confirme Hans Clevers. En revanche, placé un peu comme un œuf en gelée dans une matrice d’hydrogel (baptisée Matrigel) constituée entre autres de collagène et mimant la rigidité du corps humain, il peut se développer en 3 dimensions. Et s’épanouir : « On a réussi à en faire grandir certains pendant 10 ans », confie Hans Clevers.
CELLULES SOUCHES, KÉSAKO ?
Il n’y aurait pas d’organoïdes sans cellules souches. La plus grande quantité de ces cellules mères se trouve au stade embryonnaire. On les dit pluripotentes, parce qu’à ce stade elles sont capables de se transformer – par multiplication et différenciation – en n’importe quelle autre cellule pour former le corps humain. À notre naissance, nos cellules souches, dites adultes, sont toujours capables de se différencier, mais de façon plus spécialisée. On sait aujourd’hui qu’il en existe dans tous les tissus du corps humain adulte, à l’exception du cœur. Les plus connues se trouvent dans la moelle osseuse. Elles sont programmées pour fabriquer et renouveler – en principe sans s’emballer ! – les différents types de cellules du sang (globules rouges, globules blancs, plaquettes).
Toujours plus d’avatars
Les organoïdes sont le modèle qui nous manquait pour avoir accès à des tissus humains vivants, physiologiquement aussi proches de ce qu’ils sont à l’intérieur de l’organisme. Un organoïde in vitro permet d’avoir une idée en direct du fonctionnement de l’organe dont il est issu, et de ses pathologies », explique Nathalie Vergnolle. Directrice de l’Institut de recherche en santé digestive (IRSD), à Toulouse, la biologiste s’est plongée dès 2014 dans la création d’intestinoïdes pour percer les mystères des maladies inflammatoires chroniques intestinales. À la suite de la première publication néerlandaise, de nombreuses expériences ont été menées avec d’autres organes que l’intestin. « Elles ont démontré qu’avec cette technique n’importe quelle cellule souche, de n’importe quel organe, peut être cultivée pour développer un organoïde », précise Fanny Jaulin. Résultat : ces avatars ont progressivement envahi le monde. « Tout labo digne de ce nom veut en ajouter à sa panoplie d’outils de recherche », souligne Hans Clevers.
Capables aujourd’hui d’en produire une quinzaine de sortes à partir d’une vingtaine de tissus différents, les chercheurs travaillent sur des organoïdes de côlon, de pancréas, d’estomac, de foie, de sein, d’ovaires, de prostate, de poumon, et même d’oreille interne ou de rétine. Et, plus ça va, plus la technique s’affine. En février 2017, l’IRSD, en collaboration avec le service d’urologie du CHU de Toulouse, créait le premier organoïde de vessie humaine. On s’y emploie désormais à concevoir des répliques d’organes reproducteurs mâles et femelles, pour pouvoir mieux étudier les processus de fécondation.
Fabriquer des organoïdes à partir de cellules souches prélevées sur un organe différent de celui que l’on veut reproduire est aussi possible. Comment ? En les reprogrammant. À Gustave-Roussy, les avatars de cerveau sont ainsi produits à partir de cellules de peau. Un organoïde cérébral reste un amas de tissus minimaliste, incapable d’activité cognitive comme un « vrai » cerveau. Ceux qui poussent à Villejuif ne sont pas bien gros, « mais à maturité ils peuvent atteindre 5 mm de diamètre, et c’est assez impressionnant », explique Marco Bruschi, biologiste dans le laboratoire de Jacques Grill.
« Avec un tumoroïde, c’est comme si vous ameniez le patient au laboratoire » – Dr F. Jaulin
Un minicerveau cultivé dans le laboratoire d’Alysson Muotri, à San Diego, en Californie, a ainsi atteint la taille d’un petit pois au bout de 8 mois de maturation. En 20192, ces chercheurs ont découvert avec surprise qu’il était en plus suffisamment structuré pour avoir développé un réseau de neurones fonctionnels : c’est-à-dire capables de générer des oscillations électriques similaires à celles que l’on observe chez un fœtus ou un grand prématuré ! En mars 2021, le laboratoire de Hans Clevers encore annonçait la naissance d’un organoïde de glande lacrymale, capable de produire des larmes3.
« Très vite, poursuit Fanny Jaulin, on s’est dit que, si l’on parvenait à récapituler aussi bien des organes normaux, ça devrait fonctionner également pour créer des organoïdes de tissus malades », et en particulier des répliques de tumeur, des tumoroïdes. « Cela faisait tellement longtemps que l’on rêvait d’avoir des avatars de tumeur pour observer le comportement des cellules tumorales ! Avec un tumoroïde, c’est comme si vous ameniez le patient au laboratoire », s’enthousiasme la biologiste.
« Quand on travaille au sein d’un centre de cancérologie, obtenir la matière première pour fabriquer un tumoroïde est relativement simple », explique Laurent Poulain, directeur adjoint de l’unité Inserm Anticipe, au centre de lutte contre le cancer François-Baclesse, de Caen. Depuis 2020, il est aussi responsable scientifique de la plateforme Orgapred, qui cultive déjà des lignées dérivées de tumeurs des ovaires, des voies aérodigestives supérieures, du côlon, du pancréas, du sein. Pour résumer à l’extrême : il suffit, à partir de la biopsie du patient, ou de la tumeur enlevée lors de l’intervention chirurgicale, d’isoler les cellules souches tumorales, puis de les élever dans du Matrigel, avec les facteurs de croissance adéquats.
EN CHIFFRES
1 à 2 jours pour fabriquer de nouvelles cellules épithéliales.
5 mm, c’est le diamètre d’un organoïde de cerveau arrivé à maturité.
« Avec quelques centaines de cellules prélevées par biopsie dans le pancréas d’un patient, on peut obtenir une tumeur complète », confirme Juan Iovanna, qui travaille au centre de recherche en cancérologie de Marseille. L’intérêt de ces prouesses va largement au-delà des murs des laboratoires de recherche fondamentale, car les organoïdes ouvrent des perspectives inédites. « Au départ, raconte Hans Clevers, on pensait surtout à la médecine régénératrice. » Réparer un organe défaillant en lui injectant un organoïde sain, issu de ses propres cellules, donc sans risque de rejet ? On n’y est pas encore, même si quelques essais ont débuté chez l’animal.
Mais, pour la recherche pharmaceutique, les organoïdes humains sont déjà très prometteurs. « Plus on va vers des médicaments pointus, plus on a besoin de modèles fidèles », souligne Fanny Jaulin. Disposer d’un mini-avatar d’organe humain pour tester l’efficacité d’une molécule en développement, ça peut faire gagner du temps. Combien de médicaments jugés super efficaces sur l’animal se révèlent décevants ou dangereux dès lors qu’on les teste sur l’humain ? ! « Aujourd’hui, en gros, sur 1 000 molécules expérimentées avec succès sur la souris, seules une vingtaine passent chez l’homme le cap d’une étude clinique de phase I [destinée essentiellement à évaluer la sécurité du produit, NDLR] », rappelle Hans Clevers. Les organoïdes pourraient-ils demain autoriser à se passer d’essais sur les animaux ? Nathalie Vergnolle, à l’IRSD, tempère : « Ils permettent déjà de réduire l’expérimentation animale, mais ils ne la supprimeront pas totalement. »
Mieux choisir les traitements
À moyen terme, c’est en cancérologie que le boom des organoïdes offre le plus de promesses. D’abord, celle de mieux comprendre la maladie, en observant, en direct, le comportement des tumeurs. « On peut étudier le processus d’oncogenèse, voir ce qui le favorise, et ce qui peut le freiner », résume Nathalie Vergnolle. « La cancérologie s’est essentiellement focalisée sur l’analyse moléculaire des tumeurs. Cela a permis de découvrir des marqueurs et des thérapies ciblées auxquelles la maladie résiste parfois sans que l’on comprenne pourquoi. L’échelle moléculaire, c’est bien, mais la cellule reste la base de la complexité du vivant », renchérit Fanny Jaulin. Examiner comment les cellules tumorales se multiplient, à quelle vitesse, comprendre pourquoi certaines semblent indolentes tandis que d’autres rusent pour se disséminer en groupe, etc., c’est pouvoir mieux guider les chercheurs dans le développement de traitements qui ne rateraient pas leurs cibles.
Les chercheurs espèrent surtout atteindre très vite le Graal des cancérologues : une vraie médecine personnalisée, avec des traitements conçus sur mesure. L’idée : utiliser les organoïdes pour faire un « chimiogramme », comme on réalise déjà des antibiogrammes lorsque l’on veut identifier l’antibiotique le plus adapté pour traiter une infection. Pouvoir dire, pour chaque patient, quelle sera la molécule la plus efficace contre son cancer, après avoir testé tous les médicaments envisageables sur un tumoroïde créé à partir de sa biopsie, ferait gagner du temps et épargnerait aux malades de premières lignes de traitement inefficaces et leur douloureux cortège d’effets secondaires. Cela n’a rien d’une utopie : « 25 études sur les cancers du côlon et du pancréas, menées en parallèle sur des patients et des organoïdes, ont déjà été publiées, démontrant que ces avatars rendent possible une prédiction correcte à 85 % de la réponse au traitement », détaille Hans Clevers.
« Leur utilisation comme modèle de « screening » thérapeutique est en plein boom » – N. Vergnolle
À Gustave-Roussy, on y croit. Le premier essai clinique de phase I/II, baptisé Organotreat-01, a commencé cette année, en janvier. Son but : évaluer le bénéfice du recours aux organoïdes pour guider le traitement de 60 patients atteints de cancer colorectal métastatique avancé, dans un premier temps. Dans les 3 semaines suivant la biopsie qui aura permis de générer leur tumoroïde, une trentaine de chimios ou de thérapies ciblées adaptées aux cancers digestifs ou à d’autres tumeurs solides seront testées ; puis sera prescrite celle qui se sera révélée la plus efficace sur les avatars in vitro. « Les résultats seront évalués en comparant la survie de ces malades à celle de patients qui n’auront pas bénéficié du chimiogramme », explique Fanny Jaulin.
« L’utilisation des organoïdes comme modèle de screening thérapeutique est en plein boom », confirme Nathalie Vergnolle. Et les chercheurs se hâtent tous avec le même objectif : faire profiter le malade le plus vite possible de cette révolution. Mais y parvenir n’est pas simple. À Caen, où Laurent Poulain couve une quarantaine de tumoroïdes d’ovaire issus de patientes du centre Baclesse, « nous n’en sommes qu’au préalable indispensable à une application clinique : vérifier si la réponse aux traitements observée sur l’organoïde correspond à celle constatée sur la vraie tumeur. »
Quelles limites ?
Pouvoir tester couramment tout l’arsenal thérapeutique sur des avatars, et identifier ainsi le médicament le plus efficace, suppose d’en avoir suffisamment sous la main. Seulement, la culture de cellules tumorales ne réussit pas toujours : « 80 % de succès pour le cancer du sein, 4 fois moins pour celui des ovaires », résume Laurent Poulain.
Le temps de culture n’est pas toujours le même non plus. Selon les organes, il faut parfois plus de 3 semaines pour faire pousser une reproduction de tumeur. C’est le cas du pancréas. Alors qu’il n’est opéré que dans 15 % des cas de cancer (ce qui limite la possibilité de tests génétiques sur la tumeur), pouvoir créer un tumoroïde avec une simple biopsie a permis d’y déterminer la présence de certaines protéines qui suractivent la tumeur. C’est déjà une grosse avancée. « On a ainsi pu trouver une signature correspondante pour 5 médicaments utilisés », se réjouit Juan Iovanna.
Mais réaliser un chimiogramme pour chaque patient atteint d’un cancer du pancréas pose un problème : « cultiver assez d’organoïdes pour tester 10 médicaments dessus prend 2 à 3 mois ». Or, ce délai, les malades de ce cancer de mauvais pronostic, dont la survie médiane se compte en mois, ne l’ont pas forcément. La question du temps sera sans doute maîtrisée rapidement, grâce à l’utilisation de robots de culture permettant bientôt de réaliser des chimiogrammes aussi simplement que des antibiogrammes. Mais une dernière limite s’impose aux chercheurs. Si incroyables soient-ils, les organoïdes ne répliquent pas parfaitement la réalité subtile du corps humain, où les organes et les tissus interagissent. « Un organoïde d’intestin ne recopie que sa couche superficielle et non un intestin complet », rappelle Nathalie Vergnolle. Les avatars d’organe ne sont pas traversés par des nerfs, ni vascularisés. Les tumoroïdes ne récapitulent pas l’environnement cellulaire et immunitaire complexe auquel sont exposées les vraies tumeurs et qui les influence aussi. C’est là-dessus que les chercheurs du monde entier travaillent déjà, afin de créer des organoïdes encore plus conformes au corps humain.
1 . Nature, mars 2009
2 . Cell Stem Cell, août 2019
3 . Cell Stem Cell, juillet 2021
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 22, p. 44)