En août 2015, de retour de vacances, Karin Gibson, une sexagénaire britannique, s’inquiète de l’étrange comportement de son chien, un labrador répondant au doux nom de Paddy. « Il a toujours été très affectueux, mais là c’était devenu un vrai pot de colle. Il me sautait dessus, me regardait dans les yeux, me donnait des coups de museau dans la poitrine et reniflait mon haleine, a-t-elle raconté à la BBC. J’ai trouvé tout cela très bizarre et, par sécurité, j’ai préféré aller voir mon médecin traitant. » Grand bien lui en a pris: la mammographie et la biopsie ont révélé la présence d’un petit carcinome dans son sein ! « J’en suis restée bouche bée quand j’ai appris le diagnostic. Grâce à Paddy, mon cancer a été détecté et traité très tôt. Ce chien que j’avais sauvé alors qu’il était chiot m’avait sauvée à son tour. » L’histoire de Karin Gibson a fait le tour des médias du monde entier, montrant au grand public les pouvoirs extraordinaires du meilleur ami de l’homme. Un scoop ? Pas vraiment. La presse médicale s’était déjà fait l’écho de cas semblables. Déjà en 1989,dans la prestigieuse revue scientifique The Lancet, des dermatologues ont raconté comment un chien avait flairé le mélanome de sa maîtresse. Cette dernière s’était décidée à consulter après que son animal avait tenté démordre la lésion située au niveau de sa cheville.
Au cours des années suivantes, d’autres articles ont paru sur des patients souffrant de cancers cutanés ou du poumon découverts grâce au flair de leur fidèle compagnon. Ces histoires laissent supposer que cette pathologie dégage des effluves particuliers. Une hypothèse qui peut sembler saugrenue, et pourtant… « Toutes les cellules de nos organes produisent dans le cadre de leur métabolisme des composés odorants volatils. Ces molécules se retrouvent dans tous les fluides de notre corps, comme le sang, les urines, la sueur ou l’air qu’on exhale », explique Sylvia Cohen-Kaminsky, immunologiste et directrice de recherche au CNRS. Et ces composés odorants seraient quelque peu différents lorsqu’un organe commence à faillir ou que des cellules deviennent cancéreuses.
Dès lors, chaque maladie aurait sa propre empreinte olfactive, constituée de centaines de composés volatils différents. Quatre cents ans avant notre ère, Hippocrate avait eu du nez en affirmant que « le médecin doit être l’homme aux narines bien mouchées ». C’est lui qui, le premier, a décrit l’odeur nauséabonde caractéristique du méléna (une hémorragie digestive). Dans des textes anciens de médecine chinoise, on lit que les urines et l’haleine des diabétiques sentent « la pomme pourrie ». Et, tout au long du développement de la médecine moderne, les soignants se sont appuyés sur leur odorat. Ainsi, la phénylcétonurie (une maladie génétique) était suspectée si les urines ou la sueur des enfants dégageaient une odeur de paille mouillée ou de souris. La fièvre jaune donnerait à la peau la même odeur que la viande, et les personnes atteintes de la fièvre typhoïde présenteraient une odeur de pain grillé…
Des as du dépistage
Le cancer dans tout ça ? Son empreinte olfactive échappe totalement au nez humain. Mais elle existe bel et bien, puisque les chiens la perçoivent. Avec près de 220 millions de récepteurs olfactifs dans la truffe, contre seulement 5 millions dans le nez humain, le chien possède un odorat 10000 à 100000 fois plus puissant que nous. Une grande acuité olfactive qui s’avère un atout pour rechercher, par exemple, des traces de stupéfiants, d’explosifs ou encore des personnes ensevelies sous des décombres. Alors pourquoi ne pas entraîner les canidés à repérer les odeurs du cancer ?
Dès les toutes premières expériences menées en ce sens, les résultats ont été surprenants. Une étude française réalisée par des urologues de l’hôpital Tenon, et publiée en 2008, a montré qu’un chien de l’armée française avait réussi à classer correctement 63 échantillons d’urine de patients souffrant de cancer de la prostate sur 66. Il a également reconnu 100 % des malades et a cru reconnaître le parfum du cancer chez trois volontaires sains. En outre, « au cours de l’étude, un patient dont les biopsies étaient négatives a été marqué comme atteint d’un cancer, et de nouvelles biopsies ont permis de mettre en évidence un adénocarcinome prostatique », relate l’article.
Par la suite, d’autres études ont cherché à confirmer que les chiens pouvaient être utilisés dans le cadre du dépistage des cancers. C’est l’enjeu du projet mené par Isabelle Fromantin, infirmière et docteure en sciences exerçant au sein de l’unité de recherche plaies et cicatrisation de l’institut Curie. « En 2010, étudiant les plaies des patients, j’ai découvert deux types d’odeur différents. Il y avait l’odeur liée aux bactéries et celle associée à des composés volatils odorants dont j’ignorais l’origine. J’ai alors supposé que celle-ci pourrait être émise par les cellules tumorales elles-mêmes. » En 2016, elle lance le projet KDOG pour pouvoir déceler le cancer du sein: « L’objectif est d’offrir un test de dépistage aux populations ne pouvant accéder à la mammographie, comme les femmes vivant dans des pays pauvres, ou encore les personnes trop âgées pour se déplacer ou les personnes en situation de handicap, explique-t-elle. Si les chiens repèrent l’odeur du cancer du sein, on pourra alors proposer des examens plus approfondis. »
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Mais, bien sûr, pas question de promener les chiens dans les couloirs des hôpitaux ; les animaux ne sont jamais en contact avec les femmes. Pour disposer d’un test facile à réaliser partout dans le monde et dans toutes les situations, l’infirmière a choisi de travailler avec la sueur. En pratique, les femmes appliquent durant une nuit une compresse au niveau de leur poitrine pour en collecter les gouttes de transpiration. Les compresses sont ensuite envoyées au laboratoire et présentées aux chiens. Ces derniers ont été entraînés pendant un an pour exercer leur mémoire olfactive. Au cours de ce processus, les dresseurs sollicitent leur instinct de chasseur. Et, chaque fois qu’ils identifient correctement un échantillon prélevé chez une femme atteinte de cancer du sein, ils reçoivent une friandise. Mais ils sont aussi récompensés lorsqu’ils ne détectent pas l’odeur et que la compresse provient effectivement d’une femme non malade. D’abord composée de Thor et Nyjios, la brigade canine de l’institut Curie s’est depuis renforcée avec l’arrivée d’Owen, de Nougaro et d’Odin. D’après des données rendues en 2017, elle a réussi à détecter sans erreur 90,3 % des échantillons provenant de patientes parmi les 130 échantillons de sueur qui leur étaient présentés. De premiers résultats que l’équipe de Curie va comparer avec ceux d’une étude clinique plus longue, lancée en 2020 auprès de 450 femmes diagnostiquées d’un cancer du sein et qui devrait durer trois ans.
Des brigades de fourmis
La grande question, non résolue à ce jour, est de savoir ce que les chiens reniflent exactement. Une odeur est le produit d’une combinaison subtile et complexe de molécules. « À titre d’exemple, l’odeur du café torréfié est due à la présence de plus de 800 composés, dont une vingtaine sont majoritaires », indique Sylvia CohenKaminsky. Dans leur laboratoire de chimie, les chercheurs tâtonnent pour définir exactement le profil olfactif des pathologies cancéreuses. Pour le cancer du sein, par exemple, pas moins de 275 composés odorants volatils ont été identifiés, mais on ne les retrouve pas tous systématiquement chez les femmes diagnostiquées. Impossible pour l’heure de déterminer quelles sont les molécules les plus importantes ni celles qui sont repérées par les chiens. Et travailler avec des toutous n’est pas si facile qu’il n’y paraît. Ils peuvent montrer des signes d’ennui, être distraits par d’autres ou influencés par la présence de leur maître… En outre, leur entraînement est long et coûteux, alors qu’il existe à portée de main une armée de petites bêtes disciplinées et tout aussi capables que les canidés de détecter l’odeur du cancer : les fourmis.
En février 2022, des chercheurs français1 ont publié des résultats dans la revue Science révélant tout le potentiel olfactif de ces insectes, un sens aiguisé depuis des millions d’années, qui leur permet de participer aux tâches quotidiennes de la colonie. Grâce à leurs antennes, qui présenteraient plus de 400 récepteurs (soit quatre à cinq fois plus que chez la plupart des autres insectes), les fourmis suivent les traces de phéromone laissées par leurs congénères et recherchent ainsi leur nourriture ou agissent de concert pour protéger leur reine. Ces scientifiques ont donc eu l’idée d’exploiter leur incroyable don. Après seulement trois entraînements de trente minutes, les fourmis ont été capables de percevoir la présence de cellules cancéreuses dans une goutte d’eau, de différencier des cellules malades de cellules saines, et enfin de distinguer deux types de tumeurs du sein. Des résultats aussi bons que ceux obtenus avec les chiens, et présentant des atouts supplémentaires, soulignés par les auteurs: « Les fourmis sont bon marché, et des centaines d’individus peuvent être conditionnés en même temps en très peu de temps. […] Leur entraînement peut être réalisé pratiquement partout et par n’importe qui. Cette méthode de détection des cancers pourrait donc être mise en place dans de nombreux hôpitaux. »
Une technologie qui sent bon
Mais il existe aujourd’hui des dispositifs encore plus fiables et plus constants que les animaux, et qui sont aussi plus facilement transportables au chevet des patients. Il s’agit des nez électroniques. Cette technologie sophistiquée, développée depuis les années 1990, s’inspire de notre système olfactif. « Dans nos narines, nous avons des récepteurs olfactifs. Lorsque des molécules odorantes viennent s’y fixer, elles déclenchent un signal traduit par le cerveau. Ici ce sont des capteurs électroniques qui captent les molécules odorantes présentes dans l’haleine des patients, et le signal électrique que cela déclenche est traduit par un ordinateur, décrit Sylvia CohenKaminsky. Le nez électronique le plus simple, car il ne reconnaît qu’un seul composé, est l’éthylotest. »
« Le nez électronique le plus simple ? L’éthylotest » S. C.-KAMINSKY
Au Technion, l’institut de technologie d’Israël, le Pr Hossam Haick a conçu un nez électronique qui a déjà donné des résultats très prometteurs. Dans le cadre d’une étude internationale, à laquelle a participé Sylvia Cohen-Kaminsky, des chercheurs ont analysé grâce à lui l’haleine de 600 personnes en bonne santé et celle de 800 patients. Et, pour la première fois, ces scientifiques ont pu valider le principe d’un diagnostic olfactif de dix-sept pathologies, dont sept cancers. Mieux encore, ils ont démontré que la combinaison de seulement treize composés suffit à distinguer un cancer de l’estomac de la maladie de Crohn, ou un cancer du poumon d’une hypertension artérielle pulmonaire. Lors de tests à l’aveugle, ce nez électronique a délivré un diagnostic exact plus de huit fois sur dix en moyenne. Plus récemment encore, une équipe américaine de l’université de médecine de Pennsylvanie a travaillé avec un nouveau modèle, qui a montré qu’il était possible de discerner une tumeur bénigne d’un cancer du pancréas ou de l’ovaire avec plus de 95 % de précision. Une détection réalisée en seulement vingt minutes !
Et, contrairement au dispositif israélien, ce nez « renifle » des vapeurs émises par des prélèvements sanguins. D’autres équipes tentent quant à elles d’analyser les urines. Utiles au diagnostic des cancers et au dépistage, permettant ainsi d’éviter des examens exploratoires parfois invasifs tels que la biopsie, les nez électroniques pourraient aussi aider les médecins à évaluer la réponse aux traitements. À l’hôpital Foch, la pneumologue Hélène Salvator travaille déjà dans ce sens. L’idée : suivre la disparition ou l’apparition de composés organiques volatils dans l’air expiré par des patients atteints de cancer du poumon et traités par immunothérapie. « Nous pensons que ce test très simple à réaliser nous permettrait de savoir dès le premier mois de traitement si celui-ci est efficace ou non, et d’identifier très vite les patients qui y répondent. Aujourd’hui, seul le scanner nous permet de le savoir », explique-t-elle. Dans le même esprit, l’équipe de l’hôpital Foch mène un essai auprès de patients opérés pour un cancer du poumon.
Les patients soufflent dans un ballon avant la chirurgie, puis deux mois après. « Nous cherchons à savoir si l’empreinte olfactive est modifiée par l’intervention. Cette information pourrait nous donner la possibilité d’évaluer le risque de récidive des patients et leur pronostic », ajoute le Dr Salvator. Mais ces instruments ne sont pas encore tout à fait infaillibles. Ils peuvent être induits en erreur si le patient a fumé, bu du café ou encore mangé de l’ail avant de souffler. Certains capteurs sont aussi très sensibles à l’humidité ou à la température ambiante. Reste que cette piste sent déjà très bon.
1. L’équipe regroupe des scientifiques du CNRS, de l’université Sorbonne-Paris nord, de l’institut Curie et de l’Inserm.
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 23, page. 66)