Aujourd’hui, j’ai rendez-vous à l’hôpital de Toulouse pour une consultation en urologie. C’est mon médecin traitant qui me l’a recommandé. Il veut l’avis d’un spécialiste pour mieux comprendre pourquoi je souffre d’infections urinaires à répétition depuis quelque temps.
Je signale mon arrivée à l’accueil et je m’installe dans la salle d’attente. Et j’attends, et j’attends. J’attends bien au-delà de l’heure de mon rendez-vous. Assez vite, je commence à ressentir le besoin d’aller aux toilettes : on m’avait demandé de venir avec la vessie pleine pour les examens. Mais, soucieuse de respecter les consignes, je m’efforce de tenir l’envie à distance par la respiration et la méditation.
Un patient se doit d’être patient
Au bout d’un moment, l’envie se fait plus pressante. Je me résigne à enfreindre la consigne. Je cherche les toilettes et bute sur un panneau rappelant à l’ordre ceux qui seraient tentés de contrevenir. Refroidie, je repars en quête d’une personne qui me dirait quoi faire. Je croise une infirmière qui me demande d’attendre encore un peu. Je me retiens de lui répondre vertement que je n’en peux plus d’attendre. Elle me conduit finalement dans une pièce pour passer l’examen tant attendu.
Je me retrouve seule, dans une grande pièce, face à un réceptacle dans lequel je vais pouvoir vider ma vessie. Pendant que je me soulage enfin – j’ai tellement mal que j’ai l’impression que mon ventre tout entier se liquéfie – les appareils reliés au réservoir enregistrent tout un tas de valeurs : quantité d’urine, débit… Ceci fait, j’attends de nouveau jusqu’à l’examen suivant. C’est une échographie du bas du ventre qui vise à mesurer le résidu post-mictionnel (ou RPM)1.
Nouvelle salle d’examen, nouvelle personne en blouse blanche qui passe une sonde sur le bas de mon ventre. Elle écarquille les yeux et fronce le sourcil en regardant les chiffres qui s’affichent sur l’appareil. Je crois qu’elle a même dû secouer un peu le bidule, dans l’espoir de le faire marcher mieux. Vraiment perplexe, elle va chercher un autre appareil, au cas où le premier serait défectueux. Puis elle appelle en renfort une autre blouse blanche. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : ma vessie contient encore un bon demi-litre et elle est incapable de se vider complètement.
« Je me sens coupable d’avoir une vessie trop fainéante »
À ce stade, je suis plongée dans une incompréhension totale mais je dois encore attendre avant qu’un médecin interne finisse par me recevoir. C’est une femme. Elle me fait asseoir en face d’elle, de l’autre côté de son bureau. Et elle se met à m’expliquer, sur un ton très assuré, que ma vessie ne fonctionne plus, que les infections urinaires sont dues à ce fameux « RPM », que garder en permanence de l’urine dans la vessie, ce n’est pas bon du tout, que si l’infection remonte jusqu’aux reins, cela peut être très dangereux. Je me sens coupable d’avoir une vessie trop fainéante et menacée d’une infection généralisée !
Dialogue de sourds
Mais elle a une solution ! Ouf ! Et cela s’appelle l’auto-sondage. Jamais entendu parler de ce truc. Je savais que des infirmières pouvaient pratiquer des sondages urinaires sur des patients, mais la version « auto » me dépasse un peu. C’est pourtant un geste très simple à apprendre, m’explique-t-elle. J’aurai juste à venir faire un stage de trois jours à l’hôpital pour qu’on me montre la technique. Et ensuite, c’est que du bonheur : je n’aurai plus qu’à vider ma vessie deux ou trois fois par jour à l’aide d’un petit tuyau. Aussi facile à placer que de mettre un tampon. Les patientes s’y habituent généralement très bien et s’en portent à merveille. Et en plus c’est très pratique, cela permet de faire pipi facilement, même dans des toilettes d’une propreté douteuse, même dans des endroits autres que des toilettes, même debout comme un homme. Et, en guise de bonus, je retrouverai un ventre plat comme je ne l’avais sans doute plus depuis longtemps. N’est-ce pas merveilleux ?
Je suis incapable de penser à la moindre question. Je sors de l’hôpital dans un état de sidération totale. Je suis complètement sonnée, hébétée, dans l’impossibilité absolue d’aligner deux pensées cohérentes. Ce matin, j’ai attendu très longtemps, j’ai eu très mal et on m’annonce, comme ça, que ma vessie ne pourra plus jamais fonctionner normalement. Je ne peux pas le croire. D’ailleurs, je n’arrive toujours pas à le croire aujourd’hui, trois ans après.
Quelque temps plus tard, je reçoit la fameuse convocation pour apprendre l’auto-sondage. Je suis incapable de m’y rendre. Je retourne voir mon médecin traitant qui me suggère de demander un deuxième avis. Je prends rendez-vous avec une urologue réputée. Pas de rendez-vous avant deux mois…
En attendant, je m’efforce de prendre soin et de ménager ma vessie, tout en redoutant qu’une nouvelle infection urinaire survienne. Mais ce qui devait arriver arriva. De nouveau, des sensations de brûlures accompagnent mon envie d’uriner. Je les reconnais, sauf qu’elles sont bien plus intenses que les fois précédentes. Elles sont tellement intenses et permanentes, que je finis aux urgences gynécologiques, pliée en deux de douleur.
Records battus sur l’échelle de la douleur
Les examens ne révèlent rien de plus qu’une nouvelle infection urinaire. Je repars avec un traitement antibiotique et des « patience, il faut attendre que ça passe ». Sauf que ça ne passe pas, j’ai de plus en plus mal, en permanence. Sur l’échelle de la douleur, j’atteins et même dépasse mes records précédents, ceux des coliques néphrétiques que je classais déjà en tête, loin devant les douleurs de l’accouchement… même sans péridurale !
Retour aux urgences. Cette fois, les choses sont claires : c’est une poussée d’herpès génital. Je n’ai jamais eu ce genre de choses de ma vie. Mais là, visiblement, mon corps a choisi la version +++. La partie visible est assez limitée, mais j’imagine tout mon appareil uro-génital transformé en chou-fleur bourgeonnant de vésicules rouge vif.
Pendant que je suis à l’hôpital, j’essaie d’avancer mon rendez-vous chez l’urologue. La secrétaire me répond que le médecin ne reçoit pas en urgence… Ah bon ? Et c’est vraiment un médecin qui a dit ça ? Ou est-ce juste une secrétaire qui applique trop strictement les consignes ? Évidemment, je garde ses questions pour moi… Mais il me faut quand même trouver un urologue d’urgence. Je fais jouer mes relations – l’ami d’une amie de ma fille – et j’obtiens un rendez-vous en un temps record.
Après quelques jours à l’hôpital, je rentre chez moi (merci les perfusions antalgiques), où je reste encore trois semaines immobilisée avec, évidemment, une sonde urinaire et incapable de m’asseoir. Je passe beaucoup de temps à me tartiner l’entre-jambe de pommade pour aider mon corps à surmonter l’attaque et à se réparer. Heureusement, une amie infirmière m’accompagne pendant toute cette période. Elle m’aide non seulement à soigner mon corps, mais aussi à avancer dans ma tête.
« Patience, il faut attendre que ça passe »
Le nouvel urologue passe du temps à m’écouter, à m’expliquer, à chercher des solutions. Il réussit même à me faire accepter qu’en attendant mieux, l’auto-sondage est à ma portée. Pas besoin pour cela d’un stage de trois jours d’hospitalisation, un rendez-vous avec une infirmière spécialisée à domicile devrait suffire. Et en effet, je deviens rapidement autonome, même si dans ma tête, je suis encore loin d’accepter.
Je passe des examens pour rechercher l’origine du dysfonctionnement de ma vessie. Ma mémoire n’a pas voulu retenir les termes médicaux, mais l’idée générale est de comprendre où se situe le problème. Est-ce d’ordre mécanique : est-ce le muscle qui ne se contracte plus suffisamment ? Ou d’ordre neurologique : est-ce que ce sont les commandes qui ne se transmettent plus correctement ? Je consulte un neurologue, qui me fait passer d’autres examens. Comme à chaque fois, je rappelle mon antécédent de cancer du sein. Et là, sa réaction est immédiate : selon elle, ma vessie est une victime collatérale des effets secondaires de la chimiothérapie, à classer parmi les neuropathies périphériques ! Mon oncologue est plus dubitatif. Oui, en effet, la chimiothérapie peut être neurotoxique pour la vessie, mais il n’a jamais rencontré ce « cas ».
C’est la faute à la chimio
Bref, je tiens enfin une explication… mais toujours pas de solution. Et moi, je continue d’espérer de récupérer un jour l’usage de ma vessie. Je crois qu’elle n’est pas complètement hors service. Après tout, je ressens encore le besoin de faire pipi. D’ailleurs, je n’utilise la sonde qu’après avoir d’abord uriné de façon naturelle, pour vider le reliquat, le fameux « RPM ».
Maintenant que j’ai le diagnostic du neurologue, l’urologue me recommande d’aller voir un autre confrère, mi-neurologue/mi-urologue : un neuro-urologue ! Lui non plus n’a jamais rencontré de « cas » similaires. Je dois être exceptionnelle… Il me propose plusieurs pistes d’explorations. Les séances de rééducation d’abord. Avec l’aide d’une kinésithérapeute spécialisée, j’apprends à contrôler et à dissocier l’action des muscles abdominaux et du périnée, vu que je ne peux pas agir directement sur le muscle de ma vessie. Je vais aussi expérimenter un procédé qui n’a de joli que son nom : la « neuromodulation des racines sacrées ». Je n’irai pas au-delà de la première étape du test : échec cuisant et douloureux. Je tenterai brièvement un traitement médicamenteux délivré uniquement à la pharmacie de l’hôpital mais qui ne répondra finalement pas à mes attentes. Les pistes finissent toutes dans des impasses.
« Ne plus être capable de maîtriser ma vessie me met dans un état de grand désespoir »
Parallèlement à mes consultations médicales, j’explore d’autres pistes « complémentaires » comme la médecine traditionnelle chinoise. Je lis aussi « La méditation m’a sauvé » dans lequel Phakyab Rinpoché raconte comment il a réussi à réparer sa cheville et sauver son pied de l’amputation. Cela m’a ouvert d’autres perspectives. Mais, même si je pratique la méditation de pleine conscience, je n’ai rien d’un moine tibétain surentraîné et ces pratiques ne sont pas à ma portée
J’essaie aussi les soins énergétiques. Mais peut-être que l’énergie de ma vessie est partie vraiment trop loin, peut-être faudrait-il une pratique plus régulière, plus fréquente, plus puissante, pour réussir à la réveiller ? Avec tous ces « peut-être », je ne sais pas, je ne sais plus… J’ai pourtant passé du temps à observer le fonctionnement de ma vessie, ou plutôt son dysfonctionnement. Faire pipi est un geste tellement évident qu’on n’y pense plus. L’apprentissage de la propreté est, pour les petits enfants que nous avons tous été, l’un des premiers grands apprentissages vers l’autonomie. Ne plus être capable de le maîtriser me met dans un état de grand désespoir.
Comment faire avec ?
Je cherche à observer, à analyser, à comprendre, en mesurant fréquences et quantités. Mais, comme quand on suit un régime, garder l’œil constamment fixé sur la balance, ce n’est pas une bonne idée. J’essaie aussi de me détacher, de faire comme si je n’avais pas de problème avec ma vessie, tout en continuant de surveiller, à distance, pour voir si mon humeur, mon état psychologique a une influence sur ma capacité à uriner
Certains jours, je suis tellement occupée par d’autres projets qui me passionnent que j’oublie de penser à ma vessie. D’autres jours, elle se rappelle à moi et je pleure quand je sens le besoin d’uriner au fond de mon ventre et que je ne parviens pas à faire sortir plus de quelques gouttes. Parfois j’arrive à rire de la situation : je dois reconnaître que mes sondes jetables se sont une ou deux fois montrées fort pratiques, quand je n’avais pas accès à des toilettes. Mais cela ne n’arrive pas assez souvent pour compenser les heures que je passe chez moi aux toilettes, en tête à tête avec ma vessie atone.
De temps en temps, pas trop souvent, j’utilise une sonde dotée d’une poche, ce qui me permet de contrôler mon RPM. Parfois, ma vessie m’offre le cadeau d’un résidu plus faible et cela m’encourage à garder espoir. D’autres fois, c’est l’inverse et je ne m’attarderai pas sur l’effet que cela produit sur mon moral. Le plus souvent, le volume tourne autour de toujours à peu près la même valeur. Bref, mon enquête stagne, comme l’urine au fond de ma vessie !
Aujourd’hui, je suis relativement à l’aise avec l’auto-sondage. Il m’arrive d’en parler autour de moi, quand le contexte s’y prête. Mon cerveau raisonnable a bien compris qu’au fond, ce n’était pas si grave, que j’utilise une sonde pour pisser comme j’utilise des lunettes pour y voir clair. Mais il y a une part de moi qui refuse de se résigner au caractère inéluctable de la perte de fonction de ma vessie. Je crois que mon corps est capable de se réparer, mes cellules se régénèrent en permanence et j’ai besoin de croire en cette capacité à guérir.
Je me sens surtout très isolée : je rencontre beaucoup de personnes qui portent des lunettes, mais personne ne m’a jamais raconté ses problèmes de vessie. C’est pour rompre cet isolement que je me suis décidée à mettre par écrit mon histoire. J’y pensais depuis un moment déjà, puisque l’écriture est pour moi un moyen simple et efficace de mieux explorer les méandres dans ma tête et que j’ai déjà beaucoup écrit pendant mon voyage au pays du cancer.
Besoin d’en parler
Ce qui a produit un déclic, cela a été la lecture d’un témoignage paru sur le site de Rose Magazine. Je me suis dit que moi aussi, je pourrais envoyer mon histoire à la rédaction. Et que je pourrais aussi l’envoyer à d’autres associations, à d’autres médecins, pour que cela puisse atteindre d’autres personnes qui, comme moi, se sentent bien seules avec leur vessie. Les traitements contre le cancer du sein sont aujourd’hui efficaces, puisque cette maladie devient peu à peu moins mortelle, mais ils sont lourds et entraînent de nombreux effets secondaires. Certains sont bien connus, d’autres inattendus et nettement plus sournois. Les connaître est un moyen de mieux les accepter. Et l’acceptation est une phase importante dans la relation complexe que l’on entretient avec la maladie.
Aujourd’hui, je remercie mon sein d’avoir produit une tumeur. J’ai beaucoup appris du cancer et il m’a conduit à accomplir de belles choses, dont je suis fière et que je n’aurais jamais osé entreprendre « avant ». Peut-être qu’un jour remercierai-je ma vessie d’avoir lâché, comme un élastique trop tendu ?
Isabelle Coulomb-Mauvière
1. Urine qui reste dans la vessie après avoir uriné