1975. J’ai vingt-deux ans. Année de la femme pour la grande histoire. Année d’une terrible maladie pour ma petite histoire. Je suis enceinte de 17 semaines et malade depuis le premier mois de grossesse. Après plusieurs hospitalisations et trois mois d’alitement, à vomir de façon incoercible et à perdre du sang par petites ou grosses hémorragies, je suis hospitalisée encore une fois. J’ai la chance, dans mon malheur, de résider à Paris et d’être soignée à l’hôpital Bichat par une équipe de médecins pointilleux et compétents. Ils prennent mon cas au sérieux.
À cette époque, l’échographie n’est pas encore répandue : seuls cinq hôpitaux en France disposent de l’équipement et du personnel formé pour pratiquer cet examen. L’hôpital Bichat en fait partie. Les clichés révèlent un amas de flocons, petits et gros. Il s’agit en fait de kystes hémorragiques. Cette image de tempête de neige est caractéristique d’une maladie : la môle hydatiforme totale. Autrement dit, une tumeur du placenta. Il est rare qu’elle soit maligne. C’est hélas mon cas. Trois métastases pulmonaires le confirment. Aucun fœtus n’est donc en train de grandir dans mon ventre. L’enfant que je me faisais un bonheur d’accueillir et que j’ai eu peur tant de fois de perdre n’a en fait jamais existé. Je n’ai pas le temps de réaliser cette « perte » que je suis déjà confrontée à la lutte pour ma survie.
« L’enfant que je me faisais un bonheur d’accueillir n’a en fait jamais existé »
Il faut pratiquer une interruption médicale de « grossesse ». L’expulsion naturelle de la tumeur s’avère impossible à cause d’une hémorragie. Je subis donc un curetage suivi d’une chimiothérapie. Le gynécologue est confiant : je suis jeune, je vais m’en sortir. Je guérirai et je serai maman. Il me promet qu’il m’accouchera lui-même. Il reconnaît cependant n’avoir vu que cinq cas de môle totale en cinq ans de carrière mais jamais aussi grave que le mien.
Je passe rapidement sur la difficulté de doser un traitement par chimiothérapie dans les années 70. Et sur toutes les effets indésirables qui sont alors inconnus et qu’il reste à inventorier : gingivites, stomatites, perte des cheveux, détérioration du nerf optique. Les dégâts sur le foie, la baisse des plaquettes et des globules blancs, les vomissements sont en revanche connus et plus ou moins bien pris en charge. 0Mon gynécologue n’a qu’une certitude : il faudra que je prenne la pilule pendant 2 ans et que je sois suivie étroitement pour vérifier mon taux d’HCG, une hormone sécrétée dans le placenta, dont la hausse peut être le signe d’une récidive.
Je reprends mon travail d’auxiliaire en téléphonie en avril 1976, 2 mois à peine après ma dernière chimio, pressée par mon employeur : je venais d’être reçue à un concours pour être titulaire mais l’administration a menacé de m’en ôter le bénéfice si je ne reprenais pas le travail avant le mois de mai. Je suis heureuse de retrouver le même environnement et de nouvelles collègues qui m’entourent amicalement. Finie, la jolie perruque auburn bien bouclée, finie la ronde des foulards, mon Georges Clooney de médecin et mon mari me veulent tête nue. Ils ont raison mes cheveux repousseront mieux. J’exhibe fièrement mon crâne, à peine couvert d’un duvet brun.
Je suis mutée, pour raison de santé à Albi, tout près de chez mes parents. Mon médecin préféré en est désolé mais compréhensif. Je lui promets de le tenir au courant. Les pilules se suivent et ne me conviennent pas toujours. Mon utérus a été traumatisé, comme moi. Il est tapissé de vaisseaux sanguins. Tous les mois, ou presque, mes règles provoquent des hémorragies. D’avril 1976 à septembre 1979 plusieurs hémorragies m’envoient à l’hôpital Bichat à Paris puis à celui d’Albi. Cela ne m’empêche pas de travailler, de sortir… de vivre, tout simplement.
« Après un voyage à Marrakech, je tombe enceinte »
Les paroles de mon ancien gynécologue – « Je vous accoucherai » – deviennent mon mantra intérieur. Quand les deux ans d’attente sont enfin écoulés, j’arrête la pilule : je suis folle de joie et pleine d’illusions. Hélas, les mois passent et je ne tombe pas enceinte. Mais je persiste et suis les recommandations de mon médecin à la lettre : « Surveillez l’ovulation », je le fais, « faites la courbe de température », je le fais, « piqûres contre la stérilité, risque de grossesse multiple », je m’en moque, je fais. Il faut dire qu’à ce stade, la vue d’une femme enceinte me donne les larmes aux yeux. J’ai raison de m’entêter : après un voyage à Marrakech, je tombe enceinte. A part quelques vomissements au début, je suis en forme et jolie, j’ai un teint frais et des couleurs aux joues. Je ne saigne pas. Par contre, mon couple vacille mais résiste.
J’ai vingt-huit ans, en mai 1980, le jour où je deviens la maman de Delphine. Son père a assisté à l’accouchement, du début à la fin, il ne m’a pas quittée. Pendant qu’il va chercher ma mère, je reste seule avec ma fille. Je la regarde et je n’en reviens pas : cette petite fille est enfin là. Une page est tournée. Je souris et j’ai une pensée pour mon père qui ne la connaîtra pas. Il me pensait inconsciente de vouloir un enfant : j’avais déjà trop souffert. Devant mes arguments de femme, il se taisait mais j’étais touchée par cette marque d’amour.
J’ai presque vingt-neuf ans en 1981 quand je demande au médecin de m’enlever l’utérus, j’en ai assez des règles hémorragiques. J’entends encore son éclat de rire « Je ne vais pas vous rendre stérile à 29 ans ! » Mais j’ai bien réfléchi. Je veux vivre, aimer, rire, chanter. Ne plus avoir au-dessus de ma tête la maladie comme épée de Damoclès. Et surtout, je veux élever normalement mon enfant. Ma fille doit avoir une maman en forme ! Elle m’apporte tellement, je ne dois pas la décevoir. Je l’ai voulue si fort, je veux la choyer, la voir grandir. Je ne veux pas séjourner régulièrement à l’hôpital. Je veux vivre pleinement ma page de maman et mon corps m’appartient.
Le gynécologue me tient tête : « Je n’opère pas de femmes de votre âge. On ne sait pas de quoi est fait l’avenir. Vous pourriez avoir envie d’un second enfant…» Le mois suivant, j’ai à nouveau des saignements et des caillots importants. Le médecin veut pratiquer un curetage pour les stopper. Je lui rappelle, en pleurs, notre conversation. Delphine a dix mois quand il consent finalement à m’opérer.
« C’est de ta faute si je n’ai pas de frère ou de sœur »
Après l’ablation, la vie s’écoule normalement. Je ne vis plus dans l’angoisse mensuelle. Pourtant après quelques mois de bonheur, un profond sentiment d’injustice s’installe en moi. Pourquoi cette maladie m’a-t-elle frappée ? Pourquoi pendant trois mois et demi, malgré les pertes et les vomissements, aucun médecin ne s’est posé de questions ? Cette révolte m’anime, j’ai besoin de l’exprimer, alors je commence à écrire mon histoire1.
Un jour, alors qu’elle a déjà huit ans, Delphine me lance : « C’est de ta faute si je n’ai pas de frère ou de sœur. Tu as été malade et je suis seule maintenant. » Je mesure alors le poids de ce manque pour elle. Nous lui expliquons la situation, avec son père. Ce sera la dernière fois que Delphine me fera ce genre de reproches. En revanche, je continuerai à subir les réflexions des parents lorsque j’emmènerai ma fille à la crèche : « Pourquoi ce choix de l’enfant roi ? » Pourquoi ne pas faire un petit frère à Delphine ? ». Je ravale bien des fois ma salive, répondant seulement : « La vie est ainsi faite, le choix n’existe pas toujours. »
J’ai trente-sept ans, en 1989, quand des troubles de l’humeur ainsi que des bouffées de chaleur récurrentes, me conduisent à consulter un médecin généraliste. Étonné, il me prescrit une prise de sang pour déterminer si je suis en pré-ménopause. Je profite pleinement de Noël et du Nouvel An, l’ordonnance bien rangée dans mon sac. En janvier, je me décide à faire l’analyse. Les résultats tombent comme un couperet : je suis ménopausée. C’est plus de 20 ans après, en 2012, que j’apprends en lisant une revue médicale que ma ménopause a été provoquée par les fortes doses de chimiothérapies qui m’ont sauvé la vie. Je ne regrette rien : le traitement administré était à ces débuts. Le cancérologue et moi avons fait les choix qui s’imposaient. Je pense alors aux femmes qui comme moi, sont confrontées à cette maladie au stade cancéreux. Je leur souhaite de mener à bien une grossesse dès qu’elles le peuvent.
Aujourd’hui, j’ai 66 ans. Quarante quatre ans après cet épisode douloureux, le passé me rattrape : je souffre d’une neuropathie périphérique au niveau de ma main gauche. Ma neurologue a trouvé un traitement efficace pour mes douleurs. Moi, j’ai trouvé une thérapie pour mon moral : l’écriture.
Geneviève TRESSENS ESTIBAL
1. Geneviève a autoédité le livre «Confidences à Lili »