Rose Magazine : Pourquoi est-il important d’informer les malades atteints de cancer sur les interactions médicamenteuses ?
Dr Véronique Pélagatti : Parce que les thérapies anticancéreuses sont de plus en plus souvent données par voie orale en ambulatoire et que, en parallèle, le recours à des traitements complémentaires augmente. Il faut donc que les malades, une fois de retour chez eux, soient conscients que les plantes, les compléments alimentaires ou même les aliments qu’ils consomment peuvent interagir avec leurs médicaments.
Quels sont ces risques ?
Certaines substances peuvent contrecarrer ou, au contraire, augmenter les effets des traitements anticancéreux. C’est le cas par exemple du pamplemousse et du millepertuis.
Quels sont les risques liés à la consommation de pamplemousse ?
On sait qu’il bloque l’action d’une enzyme du foie, le cytochrome CYP3A4, et empêche ainsi l’élimination de certains médicaments de l’organisme.
Consommer même un seul pamplemousse par jour peut augmenter jusqu’à 10 à 12 fois la concentration de certains médicaments. C’est notamment le cas des chimiothérapies à base de docétaxel, des hormonothérapies et des thérapies ciblées. Il y a donc un risque de surdose.
Et pour le millepertuis ?
C’est l’inverse. Il augmente l’activité des cytochromes et peut diminuer la concentration de certains médicaments dans le sang. Il y a donc un risque de perte d’efficacité du traitement. C’est le cas avec certaines chimiothérapies notamment celles à base de docétaxel, d’irinotecan, de métothrexate ou d’imatinib, et de certaines hormonothérapies. On le déconseille donc fortement, quelle que soit la forme sous laquelle il est pris, et même s’il est ingéré à distance de la prise de médicaments.
Vous avez mené une enquête auprès de vos patients pour savoir quels produits ils prenaient en plus de leurs médicaments. Qu’a-t-elle révélé ?
Nous avons interrogé plus de 600 patients, homme et femmes, pendant 7 mois sur les produits qu’ils prenaient – phytothérapie, aromathérapie, compléments alimentaires – en plus de leurs médicaments anti-cancéreux, mais également sur leurs habitudes alimentaires.
En menant cette enquête, nous voulions inciter les patients à en parler. Ils n’osent pas toujours informer leur médecin, soit parce qu’ils ont peur qu’on les juge, soit parce qu’ils pensent qu’il n’y a pas de risque. Or, il peut y en avoir. Nous en avons d’ailleurs discuté avec les patients impliqués dans l’étude. Dans la moitié des cas, cette discussion les a conduit à arrêter de prendre ces traitements complémentaires. Dans l’autre moitié des cas, un compromis a été trouvé : réduire les doses, écarter le délai entre la prise de l’anti-cancéreux et celui de leur traitement parallèle ou être bien surveillé par leur médecin.
Vous avez également établi un “top 3” des plantes les plus consommées. Quelles sont-elles et présentent-elles un risque ?
Il s’agit du curcuma, du desmodium et de la spiruline.
Nous avons peu de données sur ces plantes mais elles pourraient s’opposer aux effets de certains traitements. Par principe de précaution, il faut donc faire attention.
Le curcuma ne présente pas de risques d’interaction quand il est utilisé dans l’alimentation parce qu’on en consomme en général peu. En revanche, il peut y en avoir lorsqu’il est pris sous forme concentré en gélule ou dans des compléments alimentaires.
Existe-t-il une différence entre complément alimentaire et phytothérapie ?
Oui. Les produits de phytothérapie sont considérés comme des médicaments donc ils sont contrôlés de la même façon. On est sûr de l’origine du produit et de la dose.
Ce n’est pas le cas pour les compléments alimentaires. Tout ce que le fabricant écrit sur l’étiquette est purement déclaratif. Il n’y a pas de contrôle pour vérifier la quantité des produits qui les composent ou leur qualité. On conseille à nos patients d’acheter leurs produits en pharmacie ou parapharmacie plutôt que sur internet. On a analysé avec la faculté de pharmacie une dizaine de compléments alimentaires à base de curcuma achetés en pharmacie ou parapharmacie. Leur composition correspondait à ce qui était écrit sur l’étiquette. C’est plutôt rassurant mais on ne peut pas extrapoler notre analyse à l’ensemble des produits vendus.
Vous distribuez à vos patients une fiche qui synthétise les risques d’interactions médicamenteuses (voir notre encart) avec les anticancéreux oraux. Les risques sont-ils différents si le traitement est administré par injection ?
On ne peut pas généraliser les interactions qu’on observe avec les traitements anticancéreux par voie orale aux autres chimiothérapies. La problématique est différente aussi : la chimiothérapie par voie injectable n’est pas prise en continu. On peut donc conseiller à un patient, qui veut absolument continuer à prendre des plantes ou des compléments alimentaires, de le faire entre les cures et de s’abstenir 2 jours avant et 2 jours après leurs séances par exemple.
Existe-t-il d’autres risques à prendre des plantes qui ne soient pas liés à des interactions médicamenteuses ?
Les plantes ont des propriétés intrinsèques. Par exemple, le curcuma a un effet anti-agrégant plaquettaire naturel, il est donc déconseillé pour les patients qui prennent déjà des anti-coagulants. L’Agence de Sécurité des Aliments a aussi signalé des atteintes hépatiques liées au desmodium.
Les plantes sont actives : ce n’est pas parce que c’est naturel que ça ne peut pas faire de mal.
Propos recueillis par Emilie Groyer
UNE FICHE D’INFORMATION POUR LES PATIENTS
Le Dr Véronique Pélagatti, avec les équipes de l’Institut universitaire du cancer de Toulouse, a conçu une fiche d’information synthétique sur les risques d’interactions entre les médicaments anti-cancéreux oraux et l’alimentation, la phytothérapie ou les compléments alimentaires. La voici :