Sur une vidéo de l’association américaine Rethink Breast Cancer, des hommes au torse nu et sensuel expliquent, gestes langoureux à l’appui, comment se palper les seins à la recherche d’une anomalie :
Sur une autre, imaginée cette fois par l’Association canadienne du cancer colorectal, un ours blanc semble avancer sur la banquise. Mais lorsque la caméra s’éloigne un peu, on comprend que l’animal est factice, qu’il s’agit en fait d’une peinture sur des fesses humaines. Le slogan : « 24 000 sont en danger chaque année – fessesendanger.ca»…
Sur une troisième enfin, Le Merveilleux Monde des cuys (prononcer « couilles »), diffusée par Cancer testiculaire Canada, une blouse blanche enseigne l’examen attentif des bourses par la manipulation de deux cochons d’Inde du Pérou, des cuys :
Franchement drôles et décalées, toutes ces images ont fait le tour du monde, preuve que quelque chose est bien en train de changer dans la manière d’appréhender « la-longue-maladie ». D’après Jocelyn Leroy, à l’origine du spot sur les cochons d’Inde, le commanditaire a lui-même suggéré que l’humour figure au générique, et l’efficacité du message a dépassé toutes les attentes. « Les hommes sont très attachés à leur organe sexuel, euphémise le publicitaire. Le moindre problème à ce sujet est recouvert de honte et de silence. L’humour permettait de décomplexer et de diffuser le message à grande échelle. Cancer testiculaire Canada a reçu beaucoup de témoignages d’hommes reconnaissants. Grâce au rire, l’information n’a pas été reléguée dans une zone grise du cerveau. »
Certes, mais on pourra toujours objecter qu’un message de prévention est plus léger qu’un récit de malade, que la dérision y est moins risquée. Et pourtant… Lili, Noémie, Caroline, Virginie, Charlotte, Caroline, Alice… Elles sont de plus en plus nombreuses à brandir comme une évidence l’arme de l’humour contre la maladie. « J’ai traversé le cancer en riant de moi, du milieu médical, des réflexions de mes proches. J’ai détourné, parfois jusqu’au grotesque, des moments de ma vie de cancéreuse », témoigne Caroline.
Mise à distance
En 2012, cette comédienne d’aujourd’hui 40 ans a écrit Lui et moi, un monologue sur son cancer du sein. La couardise des producteurs a rapidement eu raison de son spectacle, mais d’autres malades ont pris la relève. Et depuis plusieurs mois, BD, récits et spectacles décomplexés font à leur tour plier (de rire) le tabou. Sophie Vouteau et Florence Maine, éditrices respectivement de la journaliste Charlotte Fouilleron1 et de la blogueuse Lili Sohn2, reconnaissent qu’un texte traitant du cancer avec humour aurait été impossible à commander. « Pour écrire de cette manière, il faut le sentir, le vivre. Un angle se commande, pas un ton », précise Sophie Vouteau.
Contrer ses angoisses
Mais si l’humour ne se force pas, il se travaille, se cisèle, se peaufine, ouvrant lentement la voie au recul : puis-je vraiment plaisanter sur ce point sans heurter ? Comment trouver la bonne pirouette, l’anecdote clin d’œil dans laquelle chaque malade reconnaîtra une situation vécue et chaque non-malade une situation ubuesque ? Charlotte a ainsi « épuré » son texte et « veillé aux mots, à la musique ». Une autre Charlotte (auteure du blog Mister K fighting kit), en rémission d’un cancer des ovaires, prend le temps de bien relire ses posts. « Certains billets, comme celui sur l’infertilité, sont difficiles à écrire. Le premier jet, assez instinctif, n’est pas toujours léger. La relecture me permet de prendre de la distance, d’être plus objective. »
Il en va de même pour Lili, la bédéiste : « Je peux m’embourber dans mes sentiments. Mon émotion dépasse alors mon humour. Je reprends donc les chutes trop dramatiques. » L’humour est également fragile et ne supporte pas l’excès. Selon Caroline, « il ne faut pas attendre le rire, et savoir en tirer les leçons s’il ne vient pas. Le public n’a jamais tort ». Même son de cloche du côté de Noémie, qui a choisi de raconter son histoire sur un ton grave car « parler avec gravité d’une chose qui peut faire rire déclenche plus facilement l’hilarité qu’une tonalité enjouée ». Mais l’humour est surtout un bouclier. Lili se sert du dessin comme d’« une incantation, un médicament magique. Je m’autopersuade que tout ira bien ». Sur scène, Noémie, encore en traitements, ne peut pas toujours réprimer ses émotions. Mais « quand elles pointent, les rires du public m’apaisent ». Pour Charlotte, la journaliste, dédramatiser son cancer du côlon a permis de contrer les angoisses de ses proches. « La peur des autres décuplait la mienne. À un moment, la sentir aurait pu m’empêcher de guérir. L’humour déminait un terrain dangereux, établissait un cordon sanitaire. »
« Permettre aux gens de se laisser aller, de faire des blagues, d’en rire donnait un ton plus léger à la situation »
Conjuration pour Charlotte, bouée de sauvetage pour Lili, garde-fou pour Virginie, comédienne en cours d’écriture et de production d’un spectacle sur son cancer du sein, l’humour est une parade qui détourne les forces du mal et les dirige vers un objectif positif. Les chercheuses en sciences infirmières Hélène Patenaude, infirmière, et Louise Hamelin Brabant, sociologue, ont analysé différents ouvrages sociologiques sur le rire et le soin. Elles ont relevé que « l’humour ne changeait pas la situation mais procurait une perspective et un équilibre. Durant ce moment, le fardeau de la réalité est oublié, l’espoir revient3 ». Ne pas brimer son humour donne aussi une indication aux proches sur la façon dont on souhaite qu’ils appréhendent la maladie. Virginie, 37 ans, a ainsi demandé à ses amis de « continuer à en parler, à en rire » et à son chirurgien d’en « rigoler ».
Pour Lili, établie à Montréal alors que sa famille est en France, « le ton, la couleur de mes dessins étaient une information sur la façon dont je voulais qu’on me traite. Je ne voulais pas qu’on pleure. Permettre aux gens de se laisser aller, de faire des blagues, d’en rire donnait un ton plus léger à la situation ». L’humour n’élude donc rien de la réalité, mais fait barrage au pathos tant redouté. Lili a d’ailleurs l’impression d’être « plus franche que le milieu médical, sur certains points en tout cas : sous les rires, j’appelle un chat un chat ».Pour aborder leur combat, ces femmes ne pouvaient pas imaginer une autre voie. Mais, sans qu’elles puissent vraiment le mesurer, chick lit, dessins humoristiques et autres trucs et astuces ont insufflé un vent nouveau au témoignage, transformant chaque parcours en une expérience utile aux autres.
Désamorcer un tabou
Lili et Noémie se réjouissent d’ailleurs des retours des lecteurs, du public et des médecins. Faciliter le partage, transmettre sans alarmer ni dissimuler les maux est un désir récurrent chez les auteures. Virginie avoue qu’elle aurait « aimé recevoir des explications moins protocolaires en découvrant (sa) tumeur. Les oncologues sont assez froids. La première chose qu’on m’ait dite c’est “Pourquoi vous souriez ? C’est grave” ! Je l’avais bien compris, mais arrêter de sourire alors que c’est ma nature me semblait absurde ». En écrivant son spectacle, alors qu’elle poursuit sa radiothérapie, elle a conscience que tout le monde ne sera pas attiré, mais tant pis : « Il faut désamorcer le tabou. À mon échelle, je peux être un outil pour d’autres. C’est devenu ma mission. »
Face au cancer, certain(e) s ont donc adopté l’esprit de Beaumarchais et son « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». Une entreprise délicate, mais qui décuple les forces des malades et de leur entourage. Plus encore, qui permet de transformer la maladie en créations pétillantes et pleines d’espoir, pour ne pas en rester là.
Anne-Laure Bovéron
(1) On ne meurt pas comme ça, Max Milo, 2015.
(2) La Guerre des tétons I et II, Michel Lafon, 2015.
(3) Hélène Patenaude et Louise Hamelin-Brabant, « L’Humour dans la relation infirmière-patient : une revue de littérature », in Recherches en soins infirmiers, n° 85.