Opérations, chimiothérapie, radiothérapie, thérapie ciblée… Durant des mois, les rendez-vous se sont enchaînés. Pas le temps de souffler. Puis, soudain, tout s’arrête. Passé le soulagement de voir la bataille s’achever, la fin des traitements se traduit souvent par un profond sentiment de solitude et d’abandon. « Tout au long de la prise en charge, j’ai eu la patate. J’étais hyper entourée. Tout à coup, j’ai ressenti un gros vide », confie Johanna, 38 ans, qui a lutté durant un an contre un cancer du sein infiltrant. « On vous dit : “C’est fini, au revoir Madame, vous avez été très courageuse.” Et vous vous retrouvez sur le trottoir », lâche Isabelle.
Si entrer dans la maladie est difficile, « en sortir n’est pas simple non plus », reconnaît Yolande Arnault, psychologue clinicienne à l’institut Paoli-Calmettes, à Marseille, et rédactrice en chef de la revue Cancers & psys, qui a récemment consacré un numéro à cette problématique1. Pendant des semaines, des mois, le patient s’est résumé à sa maladie. Pris en charge, dans le sens littéral du terme, il avait la sensation d’être protégé, en sécurité. Et voilà que pratiquement du jour au lendemain il se retrouve seul, face à lui-même, pris d’une impression de malaise et de perte de repères. « Il n’est plus vraiment malade, mais ne se sent pas encore vraiment guéri. Il entre dans une espèce d’entre-deux très particulier, où de nouveaux repères sont à construire », analyse Yolande Arnault.
Les patients naviguent à vue
C’est une période de transition qui s’ouvre, marquée par des bilans à effectuer, plus ou moins espacés dans le temps. La peur de la récidive devient alors un compagnon de route souvent fidèle. « Pendant un an, j’ai palpé tous les jours l’endroit où j’avais découvert des ganglions gonflés, au-dessus de la clavicule », raconte Fanny, victime d’un lymphome de Hodgkin à 21 ans. Les premiers contrôles sont à la fois une source d’angoisse et des étapes essentielles pour se rassurer. « J’avais l’impression d’avoir toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête. J’y allais la peur au ventre, mais en sortant c’était comme si j’avais pris un grand bol d’oxygène. J’avais un sentiment d’euphorie », se souvient Corinne.
Le patient navigue à vue, dans une incertitude d’autant plus compliquée à gérer que le milieu médical, souvent peu prolixe, consent rarement à employer le terme de guérison, lui préférant celui de rémission (voir encadré). Oncologue à l’institut Gustave-Roussy, à Villejuif, le Dr Suzette Delaloge n’hésite pourtant pas à parler de guérison, mais dans certains cas seulement : « Par exemple, pour une femme qui a eu un cancer triple négatif localisé, sans rechute au bout de 5 ans de surveillance, la probabilité que ce cancer revienne est infime. » Et sinon ? « Nous avons cette contrainte qui est de ne pas mentir, c’est un fondement de notre profession. » Mais, tout en comprenant les réticences de ses collègues, elle avoue « jouer un peu sur les mots et dire parfois aux patients : “Vous êtes peut-être guéri”, ou : “Vous êtes probablement guéri” », estimant que « ce terme est très thérapeutique ». « Penser qu’on est guéri, ça aide réellement ! »
GUÉRISON OU RÉMISSION ?
La notion de « rémission » apparaît en 1560, dans un ouvrage d’Ambroise Paré. Elle s’est répandue en cancérologie à partir des années 1950, lit-on dans l’article de la chercheuse Marie Ménoret « La guérison en cancérologie : une improbable ambition1 ». Elle signifie « la disparition momentanée des symptômes ». La maladie est stoppée dans son évolution, mais le malade n’est pas assurément guéri. D’un point de vue médical, la guérison est statistique. Pour une population cancéreuse, on parle de guérison lorsque sa courbe de survie devient parallèle à la courbe de survie d’une population de référence non cancéreuse. Et à l’échelle d’un individu ? « On peut parler de guérison quand le temps écoulé sans récidive est suffisant pour rendre une récidive improbable dans le cas de la tumeur considérée », précise la chercheuse.
1. Atteinte d’un cancer à l’âge de 26 ans, Marie Ménoret a consacré sa vie à cette maladie, qui l’a emportée le 4 mars 2019, à 60 ans.
En l’absence de discours clair, chacun voit midi à sa porte. Ainsi, Catherine (63 ans aujourd’hui), qui a traversé 2 cancers successifs, n’a pas eu de doute quand son oncologue lui a dit qu’elle était en rémission : « Ça voulait dire “guérie”, c’était évident, c’était gagné. Je l’ai pris dans mes bras, c’était magique ! » se remémore-t-elle, considérant ce jour de 2014 comme une étape cruciale dans son combat contre la maladie.
L’hématologue de Fanny a, lui, prononcé les mots rémission complète dès le premier TEP-scan de contrôle de son lymphome de Hodgkin, après 2 mois de chimio. Néanmoins, la jeune femme a eu besoin de 2 ou 3 ans pour lever sa peur d’une rechute, et ce n’est qu’au bout de 5 ans qu’elle s’est autorisée « à parler à haute voix de guérison ».
Johanna, de son côté, n’a jamais entendu ni « rémission », ni « guérison ». Après son cancer du sein infiltrant et du fait d’une hérédité chargée, elle est partie pour 10 ans d’hormonothérapie. « J’ai encore du mal à dire “j’ai eu” un cancer au lieu de “j’ai” un cancer, avoue-t-elle. Le fait d’être en ménopause artificielle et sous hormonothérapie me rappelle tous les matins que cette saloperie n’est pas loin, peut-être tapie quelque part. » Devoir continuer de prendre un traitement quotidiennement contribue à maintenir une certaine ambiguïté. « Cela rend difficile la possibilité de s’affranchir de l’état de malade », confirme la psychologue Yolande Arnault.
Pas de retour à la vie d’avant
Dans ce climat de surveillance plus ou moins facile à supporter, le bateau avance pourtant. Chacune est incitée à reprendre le cours de sa vie. Les cheveux de Johanna ont repoussé, elle a adopté une coupe courte : « chose que je n’aurais jamais osé faire avant, je trouvais que j’avais un peu trop de joues ! » lance-t-elle. Elle a découvert les plaisirs du sport – randonnée, yoga –, qui « lui font énormément de bien », et repris son métier d’aide-soignante. Mais elle n’a pas pu être réaffectée à son poste d’avant : « De nuit, aux urgences et en réanimation, ce n’était pas possible après un cancer hormonal et avec mon lymphœdème, qui m’oblige à porter un manchon. Pour l’instant, je suis aux consultations externes, je fais l’accueil, les prises de rendez-vous, c’est autre chose… » Malgré son regret d’avoir dû renoncer à un poste qu’elle aimait, elle est heureuse d’avoir retrouvé son univers : « Je travaille dans un petit hôpital, tout le monde passe me voir, j’ai eu des petits mots dans mon casier, ça fait du bien ! »
Retrouver ses cheveux, son apparence, une activité professionnelle, une vie sociale sont généralement vécus comme des moments importants. Mais la mer est rarement d’huile et les vents parfois contraires. Médecin hospitalier et généticienne, Perrine Malzac avait imaginé reprendre très vite le travail après son cancer du sein, en 2018. « Mais la forme a tardé à revenir. Je n’avais pas compris le concept de convalescence, période de transition nécessaire au corps et à l’esprit », relate-t-elle2. Victime de « coups de pompe terribles, toujours imprévisibles », elle s’est sentie « écartelée entre l’impatience de retourner travailler, comme signe que “la boucle est bouclée”, et la réalité de la fatigue ». Tristesse, angoisse, découragement l’ont saisie quand elle s’est rendu compte que « la parenthèse » ouverte au moment de l’annonce du cancer « n’allait pas se refermer » et qu’il fallait désormais « faire avec ce cancer qu[’elle avait] eu, ces traitements qu[’elle avait] reçus ».
Pour le patient, cet instant où il comprend que le retour à « la vie d’avant » n’est pas possible est un nouveau cap à négocier. « C’est souvent à ce moment-là qu’il prend réellement conscience de sa maladie », analyse Nizaar Lallmahamood, psychologue clinicien à l’hôpital Tenon, à Paris. Il se retrouve en quelque sorte « projeté dans un nouveau monde », qui n’est ni celui des malades, ni celui d’avant, se vivant comme « étranger » à lui-même. Il faut apprendre à cohabiter avec ce nouveau corps, et plus largement ce « nouveau moi ». La guérison apparaît ainsi comme un processus intime, véritablement propre à chacun. Nizaar Lallmahamood a notamment travaillé auprès de personnes victimes du cancer des voies aérodigestives supérieures, entraînant de lourdes séquelles physiques. Mais, même lorsque les séquelles sont invisibles, « qu’en apparence tout va bien, la souffrance peut être là, liée à la peur de l’avenir et à la notion de perte, de deuil », souligne le psychologue.
L’entourage ne s’aperçoit pas forcément de cette tempête intérieure, appelant un peu vite à « tourner la page » lorsque la guérison est médicalement prononcée. « Guérison médicale et guérison psychique obéissent à deux temporalités différentes », résume Yolande Arnault. La seconde dépend de nombreux facteurs : l’expérience de la maladie, du traitement, mais aussi l’histoire de chacun – sa culture, ses représentations conscientes et inconscientes de la figure du malade, etc.
Prendre un nouveau départ
Pour exprimer et accepter la profonde transformation induite par la maladie, certaines ressentent le besoin de créer. Perrine Malzac s’est mise à confectionner des animaux en papier mâché : lion, chèvre, girafe, rouge-gorge… Ce patient travail l’a aidée à se reconstruire. Elle a ensuite distribué ces modelages à ceux qui l’avaient soutenue, lors d’une « fête du renouveau ».
Alors qu’elle n’avait jamais dessiné de sa vie, Isabelle a aussi découvert le collage, puis la peinture et la sculpture, après son cancer du sein, il y a 10 ans. Sous son nom d’artiste, Isarine, elle a depuis réalisé une collection d’œuvres riches et variées. Chamboulement, Reconstruction, Sein étoilé, Renaissance, ses créations aux noms évocateurs retracent son parcours complexe et témoignent de son corps meurtri : après 2 tumeurs, en 2011 et en 2012, et une mastectomie, elle n’est plus suivie en oncologie, mais sa reconstruction, émaillée de complications, n’est toujours pas terminée. Une nouvelle opération est prévue pour bientôt. « Avec mes mains, j’ai essayé de traduire toute cette souffrance derrière les cancers : l’atteinte à la féminité, le paradoxe entre la douceur et la violence des mains du chirurgien… » Les douleurs perdurant, elle n’arrive toujours pas à se sentir guérie. Mais ce travail de symbolisation a été salvateur, « libérateur sur le plan des émotions ». Elle espère pouvoir un jour organiser une exposition rassemblant l’ensemble de ses sculptures.
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Pour Isabelle, la création artistique est aussi un moyen de sortir quelque chose de positif de cette épreuve, et de la partager. Certains créent des entreprises, inventent des concepts, lancent des projets qui viennent en aide aux autres malades. D’autres s’investissent dans le bénévolat. Après son lymphome de Hodgkin, Fanny a décidé d’intervenir auprès de jeunes touchés par le cancer, pour « les aider à prendre un nouveau départ ». L’expérience de la maladie transforme le corps, mais modifie aussi profondément le rapport à soi, aux autres, à la vie. Faisant prendre conscience de sa propre vulnérabilité, elle amène souvent à revoir ses priorités.
« Qu’est-ce que vivre veut dire lorsque l’on se sent et l’on se sait mortel ? » interroge Régis Aubry, chef du pôle autonomie handicap au CHU de Besançon, dans la revue Cancers & psys1. « Ainsi, poursuit-il, guérir de la maladie n’est pas en sortir indemne. » On peut en sortir affaibli, mais aussi grandi. Dans tous les cas, « plus tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». « Le psychanalyste Michel de M’Uzan disait à propos de la guérison qu’on apprend “à être différemment le même”, ajoute Yolande Arnault. La maladie ne change pas complètement, mais elle oblige à se (re)construire en intégrant cette différence. »
L’essentiel, c’est d’être en vie !
Pour cheminer dans la recherche de ce nouvel équilibre, les patients gagneraient à se faire accompagner. « De gros efforts ont été faits en matière de prévention, plus récemment aussi sur l’accompagnement pendant les traitements, mais l’après-cancer n’est pas suffisamment pensé », déplore Nizaar Lallmahamood. Le service dans lequel il travaille essaie de proposer un meilleur suivi, et de plus en plus d’établissements réfléchissent à cette question. En octobre, l’institut Gustave-Roussy, à Villejuif, a instauré une « journée de fin de traitements », avec des ateliers consacrés à la nutrition, l’activité physique, l’hormonothérapie, ou aux effets secondaires… Un partenariat a été mis en place avec la start-up Résilience pour le lancement d’une application mobile destinée à permettre un suivi personnalisé des patients pendant et après les traitements et à mieux les informer. « Bien sûr, une application ne remplace pas un accompagnement humain, mais malheureusement les capacités de l’hôpital ne sont pas sans limites », reconnaît le Dr Suzette Delaloge.
Selon Yolande Arnault, 20 % seulement des patients atteints d’un cancer rencontrent un psychologue. « C’est encore moins pour les suivis post-traitements », souligne-t-elle. Pouvoir mettre des mots sur son vécu, son ressenti, permet de prendre du recul par rapport à la maladie, de s’ouvrir à d’autres centres d’intérêt. Un accompagnement post-cancer est également le moyen de remettre la personne au centre des questions et de ne plus se focaliser sur les organes malades. Yolande Arnault s’est ouverte à d’autres pratiques comme l’hypnose et l’EFT (Emotional Freedom Technique). « La psychanalyse repose surtout sur la parole, mais parfois parler de ce qu’on a vécu peut être difficile et douloureux. D’autres méthodes mêlant le corporel et le psychique peuvent aussi aider à transformer le vécu qu’on a de l’après-cancer, à se libérer de l’angoisse de la récidive », explique-t-elle. À l’institut Paoli-Calmettes, à Marseille, un annuaire à disposition des patients rassemble des contacts de praticiens de médecines complémentaires : hypnose, EFT, mais aussi yoga, méditation de pleine conscience, sophrologie, ostéopathie…
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Tout juste sortie d’un cancer du col de l’utérus, Sarah, 38 ans, a puisé dans différentes pratiques pour se relever : naturopathie, acupuncture, réflexologie plantaire, soins énergétiques. Elle a aussi été chercher elle-même un suivi psychologique en libéral, en dehors du centre où elle était prise en charge médicalement. Si elle se sent guérie, dit-elle, « ce n’est pas grâce au fait de ne plus avoir de tumeur, mais grâce à la recherche du sens de cette maladie ». En fouillant dans l’histoire familiale, en découvrant certains non-dits, elle pense « avoir dénoué les fils du problème ».
Chercher à comprendre fait souvent partie du processus. Pourquoi moi ? Pourquoi est-on malade ? Pourquoi guérit-on ? Ces questionnements touchent aux limites de l’être humain, à son impuissance face à la maladie, à la difficile acceptation de ce que l’on peine à maîtriser. Toute guérison comporte une part de subjectivité, de mystère, d’inexpliqué. Une fois conquise, elle reste fragile. « Ce n’est pas un état, mais un processus qui se recrée chaque jour, qui va s’élaborer dans le temps, estime Yolande Arnault. Être guéri signifie avoir la même probabilité que la population “normale” de tomber malade. » Et la psychologue de citer le philosophe et médecin Georges Canguilhem3, pour qui « la santé n’est pas un état impeccable, un ordre parfait, mais un effort permanent de compromis précaires pour assurer l’équilibre en devenir, une tentative pour composer avec les contraintes extérieures et les écarts ou erreurs internes ». Elle n’est donc jamais acquise une fois pour toutes. « “Rémission”, “guérison”, tout ça ce sont des mots, conclut Johanna. Pour moi, l’essentiel, c’est d’être en vie, de vivre intensément. J’ai appris à profiter de l’instant présent. Le reste peut toujours attendre. »
Karine Hendricks
Illustration d’Alice Des
1. « Guérit-on du cancer ? », Cancers & psys, n° 5, éd. érès, 2021.
2. Elle raconte son propre parcours de guérison dans un article publié dans Cancers & psys, no 5, éd. érès, 2021.
3. Georges Canguilhem (1904-1995), philosophe et médecin, spécialiste d’épistémologie et d’histoire des sciences.
Retrouvez cet article dans Rose Magazine (Numéro 22, p. 28)