Marie a 48 ans et s’est découvert une grosseur au sein quelques jours avant l’annonce du confinement. Tout d’abord elle n’a « pas pris le temps » de s’en inquiéter : « l’organisation du télétravail, les enfants à la maison et puis le sentiment que les médecins avaient d’autres chats à fouetter que ma petite boule au sein ».
Marie s’est finalement rendue chez son généraliste qui lui a prescrit une mammographie. En urgence. Mais, quand elle a voulu passer l’examen, contretemps. « Le cabinet de ma ville était fermé. Je dois faire trente kilomètres, j’ai laissé tomber… ». Résultat, Marie attendra la fin du confinement pour sa mammographie. Comme des centaines d’autres…
Une crise sanitaire majeure à venir
« Entre les retards de diagnostics et les patientes déjà suivies qui stoppent leurs traitements à l’hôpital par peur du Covid-19, on s’expose à une crise sanitaire majeure, dans les mois à venir ». Le Dr Suzette Delaloge, chèfe du service de pathologie mammaire à Gustave Roussy, le plus grand centre de cancérologie d’Europe, tire la sonnette d’alarme.
Depuis le début de la crise du coronavirus, elle a vu augmenter significativement le nombre de malades diagnostiquées d’un cancer qui refusent de se soigner. « En général, 5% des femmes refusent le traitement. Depuis le début de l’épidémie, on atteint plutôt 15%. Il s’agit surtout de jeunes patientes, isolées, qui ont le sentiment de vivre la fin du monde. Le véritable ennemi pour elles c’est le cancer, mais elles craignent de manière irrationnelle plus le Covid-19 que le cancer ».
Injonctions paradoxales face au Covid-19
Un choix irrationnel, oui. Tout comme la peur ou la panique, qui, par définition, ne se commandent pas. Il faut bien avouer qu’entre les injonctions (officielles) qui invitent chacun à ne pas se rendre à l’hôpital pour ne pas engorger les services, déconseillent puis conseillent le port du masque sans parler des images de patients en détresse respiratoire en boucle sur les télévisions – la période n’encourage ni à la sérénité, ni à la régularité.
L’hôpital plus sécurisé que le supermarché !
Une situation qui exaspère le Dr Delaloge : « Il faut dire aux gens que venir à l’hôpital, c’est plus sécurisé que d’aller faire des courses au supermarché ! Les malades de cancer sont anxieux, c’est normal. Mais, là, l’isolement social est décuplé et certains se mettent en danger. J’ai une patiente de 33 ans avec un cancer triple négatif inflammatoire qui avait très bien répondu aux traitements. On nourrissait un véritable espoir pour elle. Elle devait être opérée cette semaine. Elle n’a pas voulu venir, terrorisée à l’idée de sortir de chez elle. Cette opération lui était vitale. Après le déconfinement on va affronter une crise sanitaire épouvantable pour les malades de cancer ! ».
Des patients qui prennent d’infiniment plus grands risques à ne pas soigner leur cancer qu’à risquer (ou même qu’à contracter) le coronavirus ? Difficile pour beaucoup de faire la part des choses lorsqu’on se sent déjà fragilisé et « sur le fil ». « Souvent la perception d’un danger écrase celle des autres dangers, explique le Dr Sarah Dauchy, psychiatre à Gustave Roussy. Rejoindre la population dans une peur identifiée et collective peut parfois mettre à distance les inquiétudes que génère le cancer. Par ailleurs, affronter plusieurs sources d’angoisse en même temps peut submerger certains patients déjà éprouvés. Il ne faut pas hésiter à demander le soutien d’un psychologue.»
Le virus n’attend pas derrière la porte !
Éric Raymond, chef du service oncologie médicale au centre hospitalier Saint-Joseph de Paris, n’a pas hésité. Il a choisi de prendre lui-même son téléphone pour rassurer ses patients et ne pas en « perdre en route » : « Le jour où le confinement a été annoncé, ma plus grande frayeur a été que les malades arrêtent leurs traitements. Les patients avaient vu et entendu à la télé qu’il ne fallait pas qu’ils aillent à l’hôpital. Pendant une semaine, ça a été le branlebas de combat. Le mot d’ordre était : continuité des soins, qualité des soins ! On a passé notre temps au téléphone pour rassurer le gens, en expliquant qu’il n’y avait pas de risque infectieux supplémentaire. Je leur répétais : “Vous n’aurez pas plus de risque à l’hôpital que si vous allez chez votre boulanger. Vous aurez un masque, vous vous laverez les mains, le personnel est protégé”. Il ne faut pas cesser de l’affirmer : dans les services de cancérologie, l’hôpital n’est pas un lieu dangereux. Le virus n’attend pas derrière la porte !”.
« Des patientes se terrent chez elles par peur du Covid-19 mais l’ennemi mortel pour elles, c’est le cancer. Elles s’exposent à des pertes de chances monstrueuses »
Il est vrai qu’à l’entrée des centres de cancérologie, en Plan Blanc, toutes les précautions sont prises depuis des semaines : tente d’accueil, prise de température, questionnaires de santé, personnel, masqué, ganté. La majorité des patients des centres de province témoignent d’un accès sécurisé et d’un sentiment de confiance (et de reconnaissance).
Celles qui ont peur et celles qui ne veulent pas « déranger » …
Sur la page Facebook de notre association le sujet « refus de soins » a généré 400 commentaires en deux jours. Les femmes sont nombreuses à ne pas s’être rendues à leur rendez-vous.
Quelques exemples : Isabelle a choisi de « sécher » sa piqûre d’Herceptin car elle craint que les soignants « qui n’ont pas de masque » ne la contaminent. Marilyne ne s’est pas présentée à sa troisième séance de radiothérapie de peur de rencontrer le Covid-19 sur sa route et de mettre en danger son mari asthmatique. Valérie se confie, paniquée : « J’ai annulé mon IRM mammaire qui devait avoir lieu le 31 mars, j’ai peur, je suis tellement stressée et angoissée, crise de panique. J’ai eu un 1er cancer du sein en 2005 et une récidive en 2016. J’ai peur d’aller à l’hôpital et en même temps peur du cancer car mon sein a changé, il est dur.»
Il y a également celles qui se sont rendues à leur rendez-vous mais avec le sentiment de prendre des risques : plusieurs patientes dans la même salle pour recevoir la chimiothérapie, toilettes communes, comme en témoigne l’artiste Faby Perier…
Et puis, il y a toutes celles qui ne « veulent pas déranger ». Martine, qui a annulé de son propre chef sa consultation de suivi car elle se dit « qu’il y a bien pire et qu’elle ne veut pas gêner ». Geneviève qui devait faire sa « mammo de contrôle mi-mai » mais qui a, d’ores et déjà, déprogrammé « « pour laisser la place à des cas plus graves ».
Légitimité et dommages collatéraux
Evelyne, malade de cancer et community manager dans une structure hospitalière, témoigne : « À l’annonce de la pandémie, on nous a informé que l’on ne devait pas déranger le 15 « pour rien ». Puis il a été dit et redit qu’il ne fallait plus contacter notre médecin traitant « pour des broutilles ». C’est quoi des broutilles ? Est-ce que les séquelles de mon cancer (hypertension artérielle, articulations douloureuses, malaises) doivent me conduire à consulter ? Une I.R.M. et un PETscan me sont prescrits dans un contexte de crainte de récidive : que dois-je faire ? Reporter ? Il y a tellement plus urgent que moi ! Aller à l’hôpital alors que des gens meurent chaque jour du Covid-19 ? Je me sens totalement illégitime et je n’ose déranger personne. Je me dis que d’autres personnes avec des symptômes inquiétants réagissent comme moi. Et je crains les dommages collatéraux que l’on ne manquera pas de découvrir dans quelques mois. Notamment des cancers pris en charge bien trop tard. »
Un sentiment d’illégitimité qu’analyse le Dr Dauchy : « Tout le monde parle du Covid-19. On a mis le pays à l’arrêt et les gens ont le sentiment que cet enjeu-là est prioritaire sur tous les autres problèmes de santé. Mais qu’il faille se mobiliser collectivement pour un danger commun n’enlève rien au fait que les patientes vivent un enjeu individuel et qu’il est légitime et nécessaire qu’elles restent mobilisées sur ce front individuel. »
« Un suivi de cancer, ce n’est pas une broutille! »
Les médecins déplorent de voir les patientes décliner le soins. Les patientes, elles, déplorent de se voir débouter de leurs examens radiologiques. Nombreuses sont celles qui ont vu leurs mammographies de contrôle, IRM ou PETscan annulés. Une situation qui peut vite, selon l’état de détresse psychologique, devenir une torture : Laure, Sylvana, Candy, Valérie qui ne sauront pas, au mieux avant plusieurs semaines, si leur traitement fonctionne… Any, qui habite Nancy et qui a été diagnostiquée d’un cancer il y a un mois espère toujours son bilan d’extension. En attendant un rendez-vous remis aux calendes grecques, elle « se bourre d’anxiolitiques ».
Et puis il y a les pugnaces, les « dures à cuire », celles qui ne veulent pas laisser une chance de côté : Lou a « négocié dur » pour que son scanner de contrôle du poumon soit maintenu, 6 mois après son opération. Faby s’est battue pour que son scanner de contrôle soit maintenu.
Stéphanie, soignée pour son cancer du sein HER2+ à Toulouse et qui devait passer mammographie et échographie, témoigne : « La première semaine d’avril, le centre de radiologie voulait annuler le rendez-vous. J’ai dû batailler ferme en expliquant que le suivi d’un cancer ce n’est pas une broutille ! C’est hyper anxiogène. Si, déjà, je dois me battre pour une mammo, que va-t-il se passer si on me diagnostique une récidive ? Même l’oncopole de Toulouse ne me garantit pas le maintien de mon rendez-vous de suivi annuel le 24 avril prochain. J’ai peur que les malades du cancer en traitement ou en suivi soient laissés de côté face à cette crise de grande ampleur. »
Silence radio…
Une situation qui inquiète aussi les radiologues. Le Dr Laurent de Boucaud est radiologue à Bordeaux et à la clinique Saint Martin de Pessac en Gironde. Il témoigne d’une baisse inquiétante des rendez-vous : « On décelait des cancers à des femmes qui nous étaient adressées par des généralistes ou des gynécologues à cause de symptômes – mais aussi des patients avec des signes plus diffus, fatigue, amaigrissement et à qui on découvrait un cancer à l’occasion d’un examen radiologique. Là, les cabinets des généralistes sont vides et toute la chaine de diagnostic tourne au ralenti. On va avoir un retour de bâton monstrueux avec des retards de diagnostics et des pertes de chance ».
« Il faut répéter aux patientes : « Vous ne dérangez pas! ». Faites vos examens radio ! Une suspicion de cancer, c’est une urgence. Ne pas le faire c’est une perte de chances »
Alors pourquoi tant de femmes témoignent-elles de cabinets de radiologie fermés ? Jean-Philippe Masson président de la fédération nationale des médecins radiologues (FNMR) explique que son syndicat met tout en œuvre pour ré-organiser au plus vite les cabinets : « Au début de l’épidémie, nous avons été confrontés au manque de masques pour les médecins et le personnel, aux arrêts nombreux. Sans compter les médecins qui avaient eux-mêmes le Covid. Puis, tout le monde s’est réorganisé. Notre syndicat s’est engagé à garder toujours un cabinet ouvert par ville pour prendre en charge les malades de cancer adressés par les hôpitaux. Hier, j’étais moi-même au cabinet et j’ai réalisé une quinzaine de scanner dont une dizaine de suivi de cancer. Mais les patients, effrayés par une communication apocalyptique, ont une peur bleue : on note 80% de baisse d’activité sur la radiologie conventionnelle et 50% sur les IRM/scanner. Il faut le répéter aux patientes : si vous avez des anomalies, il faut faire les examens qui vous sont prescrits. Vous ne dérangez pas. Une mammographie pour un suspicion de cancer ce n’est pas “rien”. C’est une urgence ».
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Céline Lis-Raoux